G. Crès (p. 42-44).

11 mai 1911. — Journée sotte. Maître Wang, comme vidé tout d’un coup de ce qu’il avait à me dire sur le Palais, — se dégonfle, s’épuise, se répète, revient à son catalogue-annuaire des Fonctions, à son numérotage de Princesses, Concubines et Suivantes. J’ai très envie de lui demander impoliment quel était le chiffre ordinal de sa propre épouse, au Palais : trente-troisième laveuse de vaisselle, ou quatre-vingt-quinzième suppléante suiveuse en expectative d’emploi ?

… Je rabats toute ma mauvaise humeur sur mon excellent voisin Jarignoux. Je lui dois, vraiment, la visite que je lui fais, — et dont c’est la seule raison d’être ; car j’ai bien réfléchi sur son cas : décidément, il a fort mal joué en se faisant Chinois.

Au moins, qu’il serve à quelque chose. Avec une grande bonhomie, un air absent, je ramène entre nous la personne du petit Belge, qu’il a si carrément refusé de reconnaître, l’autre jour, chez moi. Voici que, tout d’un coup, le voisin se met à le connaître. Il le connaît certes bien puisqu’il en dit aussitôt pis que pendre : — ou peu de chose, après tout.

— Monsieur, c’est un fameux noceur !

— Oh ! Par exemple !

J’entends encore la candide voix de René Leys qui a si peur de coucher hors de sa famille. Ou bien, qu’il s’arrange, avec sa réputation ! C’est affaire à lui. Je répète à voix haute cette fois :

— C’est affaire à lui.

Mon brave homme de voisin semble vexé. Il attendait sans doute la réponse classique : « Il s’amuse, c’est bien de son âge ». Je suis sûr qu’il l’attendait ! mais le silence le rend tout d’un coup moraliste : Ce jeune noceur, explique-t-il, a un père. Ce père fut un homme marié ; actuellement, c’est un veuf ! Un homme respectable ! Et jamais, lui (mon voisin) l’ami du père, jamais il ne dira tout ce qu’il sait…

Je laisse aller. Ce qu’il sait se réduit à ceci : René Leys fréquente assidûment toutes les nuits les « maisons de thé » à Ts’ien-men-waï. Il s’arrête :

— Vous savez ce que c’est ?

— Ts’ien-men-waï ? Oh !… je vois ça d’ici. Et ensuite ?

Ensuite, mon moraliste change de ton et s’en vient de lui-même à excuser celui qu’il chargeait tout à l’heure.

René Leys, paraît-il, a passé par une enfance négligée. Il a eu le malheur… (on n’ose jamais appeler ceci d’un autre nom), il a eu le malheur de perdre sa mère à l’âge où l’on refait ses premières dents. (Je ne saurai donc pas si cette mère valait la peine d’être gardée.) Elle était Française. (C’est un fait. Peut-être du Midi, et ceci expliquerait ce teint mat, et ces beaux grands yeux…) Son père est un marchand wallon. Quant à lui, il a été un peu laissé à lui-même, c’est-à-dire mis au Lycée en Belgique, où il a pu atteindre à la seconde moderne. Puis, entraîné par les affaires paternelles jusqu’ici, où il est arrivé à l’âge de quinze ans et s’est trouvé tout d’un coup dépaysé, désœuvré. C’est pour cette unique raison qu’il s’est donné au « chinois ». Il faut avouer qu’il le parle bien.

(En effet il a une extraordinaire facilité à se servir de tous les mots dans toutes les langues.)

M. Jarignoux, qui ne semble pas aussi bien doué, s’arrête court, se demande s’il n’en a pas trop dit sur ce jeune homme, et puis se récuse :

— Après tout, je ne le connais pas. Mais son père, monsieur, ah ! quel brave homme !

Nous parlons ensuite d’autre chose. Pas longtemps. Je ne me sens plus très droit sur la route vers les Hauts Fonctionnaires ; et les affaires de mon voisin tourneraient aisément autour des miennes. La visite est rendue. J’ai été poli.