G. Crès (p. 65-87).

14 mai 1911. — J’entre au hasard, de bon matin, dans mes bâtiments du sud. Tiens ! Ah par exemple ! Il est là ; couché à peu près habillé sur son lit, et dormant. Il est très pâle. — Mais quand est-il rentré ? Je n’ai pas entendu ouvrir… ayant profondément rêvé de madame Wang.

Je sors très doucement. J’appelle le boy : il ne sait rien, mais injurie le second boy qui le renvoie au coolie, qui dénonce le portier, lequel n’était pas à sa porte. Le fait est là : René Leys, rentré pendant la nuit, dort enfin chez moi. Pourquoi ne pas se déshabiller ? Est-il si paresseux, si timide, si pressé de ressortir ? — Je recommande à mes gens (ce qui est aussitôt répété à voix perçante) qu’on ne fasse aucun bruit ce matin…

— … Comment ! Vous voilà debout, à cette heure ! Où allez-vous maintenant ?

— Faire mon cours, répond tout naturellement René Leys, lavé, cravaté, les joues mates un peu roses, qui sort de sa chambre et s’apprête à s’en aller.

Je n’ose retenir un si ponctuel Professeur. Vexé, je m’en prends à mes domestiques. Le portier, qui rentre tout juste et très innocemment, jure avoir dû, cette nuit-là, pleurer à domicile la mort de son père adoptif.

Je travaille peu ce matin. Je regarde par-dessus mes toits élégamment courbes des angles, je regarde l’été approfondissant le rectangle bleu qui m’appartient dans le Ciel, par droit de locataire, à Pei-king. Je regarde mon lotus dans la grande vasque où devraient en bonne coutume nager des poissons compliqués ; et, par désœuvrement, je mesure, je jauge, à la course de mon ombre oblique s’approchant de l’axe des bâtiments majeurs, quelle est l’heure, marquée par le jour, à cet instant que voici. Et quand l’ombre de mon corps se confond exactement en cet axe, je sens à travers moi qu’il est midi vrai au méridien du lieu que j’habite, où je suis planté, sur les dalles pénétrées de lumière, dans la cuve quadrangulaire de la cour qui est mon Palais à moi !

… C’est à ce moment juste qu’il revient une seconde fois. Mais point seul : trois jeunes élégants l’accompagnent. Il présente :

— Messieurs Tie-leang, Leang-tch’en et Ngo-ko…

Parfait ! Tous mandchous : ces noms à deux caractères ne trompent pas.

Il dit également le mien : « Monsieur Sié. » C’est le monosyllabe choisi parmi les noms classiques des « Cent Familles » auquel se réduit mon nom occidental, extrême-occidental, du bout de la terre, du « Finistère »… mon nom breton de « Segalen ». Mon prénom hérite des deux derniers sons. Le tout se prononce : « Sié Ko-lan », et me déplaît un peu, car, traduisant, j’obtiens sans erreur (outre le mot « Sié », nom de famille) Ko-lan, « orchidée du Pavillon des Vierges ». Je prise davantage mon « Épi de Seigle » breton.

L’heure de cette visite m’incline à croire que ces jeunes gens viennent tous faire honneur à mon déjeuner. Sans trouble, je fais tenir à mon cuisinier la nouvelle : « Trois hôtes de plus à ma table », — assuré que nous mangerons dans un instant comme cinq, et que je paierai, ce soir, comme si nous avions été douze.

Cependant que mes « hôtes » devisent entre eux et repèrent les indispensables objets européens acceptés dans ma maison chinoise, — René Leys complète la présentation :

— Ce gros-là, le plus gros, — celui qui fouille votre bibliothèque, est employé au Ministère des Rites. L’autre, le petit avec des sourcils froncés, est le neveu du Prince Lang…

— Ah ! oui, votre élève ?

— Non. Ce n’est pas mon élève : c’est mon ami.

— Vous m’aviez dit avoir pour élève le « neveu du prince Lang ».

René Leys me regarde et, avec une précision commisérante :

— Le prince Lang a dix et quelques neveux. C’est le onzième qui suit mon cours. Celui-ci est le sixième.

— Pardon ! et ce « troisième », là-bas, qui va crever mon stylographe en l’écrasant comme un pinceau chinois ?

— Lui ?…

René Leys se rapproche de mon oreille, et y déverse respectueusement :

— C’est le premier fils du prince Kong !

Oh ! Oh ! voilà qui est précis et important. Que ce jeune homme dévaste mon bureau, s’il daigne ! C’est le premier fils du prince Kong ! — Et je me récite, comme un paragraphe du Gotha chinois, les alliances et les convols du vieux Mandchou célèbre pour ses négociations d’il y a cinquante ans, victorieuses au milieu de la défaite, sur les « ruines fumantes du Palais d’Été ». (Monument désormais historique.) « Premier Fils »… historique, également. Mais quelle étonnante disproportion d’années entre lui et son père ! Il porte cet âge éternel — de vingt à trente-cinq — de tous les Chinois ou Mandchous ou Mongols qui ne sont pas très vieux.

— Je vous ai amené mes amis, dit enfin René Leys, parce que rien ne vaut une conversation multiple pour enseigner vite une langue ; et surtout, afin que nous les retrouvions ce soir, à Ts’ien-men-waï… s’il vous convient d’y aller.

Ce soir même. Entendu. La comparaison sera fraîche entre ma dame mandchoue, d’hier, et nos prostituées chinoises d’aujourd’hui. On déjeune. Ils parlent entre eux, du bout des lèvres. Le plus incompréhensible de tous est René Leys, qui jette des bons mots et des allusions rapides.

Enfin, ces jeunes gens de haute famille me quittent pour aller « à leurs affaires », s’excusant fort d’avoir interrompu les miennes.

Entre ce déjeuner et la nuit qui se prépare, rien de mieux que m’en aller longuement contempler toute la ville de son point le plus haut. Je vais donc gagner le nord, et monter à l’ancestrale tour de la cloche, le « Tchong-leou », douairière mongole de tous les monuments… Du haut de sa terrasse crénelée de blanc, je verrai, droit au sud, le volumineux Kou Leou, « Tour du Tambour », la Montagne de la Contemplation, le Palais distant et clos, les murailles de la Cité Tartare, limites catégoriques à coins droits… Et, plus loin que le sud, le rectangle difforme de la « Ville Chinoise », couchée comme une vache de trait au pied de la Cité conquérante… D’un coup d’œil de fondateur, je tracerai dans la campagne environnante l’immense quadrilatère, la ville extérieure (dont la chinoise n’est que le faubourg sud), la conception monumentaire totale que le Grand Empereur rêva « qui régna voici quatre cents années, durant la période Yong-Lo », trop courte à l’accomplissement de son mur ! Dans ces limites, fictives ou debout, je sais que du haut de la Tour je verrai s’étendre la Capitale du Nord, mosaïque vert-de-saule, jaune de toits impériaux, grise de maisons d’habitants, si bien étalée dans sa plaine.

Je sais que, me détournant, me recueillant au sombre du monument qui me porte, je puis faire sonner du bout des doigts la cuve en bronze de la cloche… éveiller pour moi seul sa voix de fer et de cuivre et d’airain étouffé… qui découpe le temps des veilles, comme je viens de recadastrer l’espace étendu…

… Si je tarde ainsi à faire seller mon poney pour m’en aller à la Tour de la cloche, le soleil s’en ira crever derrière les « Collines de l’ouest » qui montent la garde à cinq ou six lieues sur la plaine… — Mais, dans ces jours du solstice des chaleurs, il fera clair encore à ma rentrée…

Je sais d’avance tout ce qui se fera, tout ce qui est… tout ce qui demeure impossible. Pourquoi fatiguer de redites ce manuscrit ?… — Mieux vaut sortir librement, plus tard, quand le jour se refermera, afin de mûrir le dessein, — grandi au fond du crépuscule incertain du seul rêve, — dans ce moment intérieur qui, roulant sur lui-même, ne se répète néanmoins jamais.

Même soir. — Le rendez-vous est bien ici. C’est bien un restaurant : cette façade où vont et viennent des conducteurs de chars, des marmitons portant des victuailles, des eunuques, hélas, ne portant désormais plus rien.

J’hésite, cependant. On n’entre pas ainsi impudemment dans le Palais des « Délices Temporelles », dont le nom se peint en gros caractères noirs sur la lanterne… Mais c’est bien lui ! C’est René Leys qui du fond du couloir étroit s’en vient à ma rencontre et m’introduit : simplement ; dignement ; véritablement chez lui.

Une cour, amusante d’ombres et de passes de lumière… une salle… une autre cour ; un « escalier », — échelle incommode, mais rare dans ces bâtiments chinois, toujours de plain-pied.

— Nous dînerons, m’explique René Leys, dans le « Pavillon supérieur », ce qui est beaucoup plus distingué.

Ah ! voici tous les amis. J’ai déjà le mot de « vieux amis » à la bouche. Je me sens guilleret et tout à l’aise au milieu de ces jeunes gens de familles très excellentes, réunis évidemment pour « s’amuser ». L’on va donc s’amuser. Énormément. Le Chinois sait boire, oui. Mais le Mandchou de bonne race, descendu presque de Sibérie, joint, sur ce point, le savoir du Chinois à l’imposante capacité du Russe, — son beau-frère.

Et les voilà tous : le « gros à lunettes », le « Petit Neveu », le « Premier fils historique »… Ainsi les ai-je déjà qualifiés, usant du droit de l’ami donnant à ses nouveaux amis des désignations tout amicales… Mais cet autre… surprenant et déjà connu… Où l’ai-je donc rencontré ? — Cet œil vif, ces courtes jambes arquées, qui cherchent la selle en marchant… Aucun doute, c’est mon « Conquérant Tartare », l’avant-garde du cortège de ce matin. Nul étonnement de ma part à la présentation : « Voici monsieur Tchao, chef de l’escorte du Régent ». Il me serre gauchement le pouce, oubliant dans une effusion mal apprise d’adjoindre les quatre derniers doigts que j’ai honte, un instant, de voir ainsi tenus à l’écart. Je pardonne. René Leys complète à mots couverts : « Un officier de premier ordre, très dévoué, très courageux, extrêmement susceptible, et terrible quand il a bu. »

Sans aucun doute : avec ce cou de crapaud solitaire, ce front rasé à l’extrême et presque jusqu’à l’occiput… Oh ! je revois derrière lui toute la Mandchourie dévalant et caracolant du nord au sud, irascible et pourtant loyale au nouvel Empire établi ! Bons soudards, bons archers, bons sabreurs… avant tout… intelligents… ensuite… et terribles quand ils ont…

Eh bien, qu’il s’enivre ! Et, s’il casse terriblement quelques verres après boire, eh bien, je les paierai !

Enfin, l’on va s’amuser.

Mais, qu’est-ce que l’on peut bien attendre pour s’amuser ?

Ce qu’on attend, — ou plutôt, celui qu’on attend ? C’est, explique René Leys, tout simplement le Vieil Oncle du « Petit » qui est là ; « l’oncle du neveu du Prince Lang ». Oh ! parfait ! Un raisonnement bref me fait conclure que cet oncle est le prince lui-même, et c’est avec une gravité excessive que je me fais présenter par René Leys au noble vieillard qui surgit…

Ensuite, je déchante : il paraît que ce « sixième » neveu du Prince Lang a autant d’oncles que le Prince a de neveux… Celui-ci « en est un autre »… le quatrième ou le quatre-vingtième, peu importe. Enfin, un noble Vieillard qui vient s’amuser avec nous.

De mieux en mieux. J’aime infiniment voir s’amuser la vieillesse. L’oncle paraît disposé à quelques jeux. À peine avons-nous pris place, à deux tables, que cet ancêtre galant propose de « prier quelques chanteuses »… — J’y compte bien ; m’étonnerai-je de voir ici la musique préludant aux brèves fiançailles et à ces ébats que nous provoquons si bien chez nous par la Danse ?

René Leys, qui semble « recevoir », et, si j’en juge par son importance, être « celui qui paie » au dessert, commande un pinceau, de l’encre, une longue feuille de papier rouge, et jette élégamment des traits. C’est une invitation en règle : il est décent, avant d’aller chez ces dames, de les traiter d’abord en ce lieu… — qui n’est point ce que j’avais cru lire sur la lanterne. Il était bien question de Délices Temporelles ; mais je m’étais trompé de sens. C’est le cinquième, celui du goût, qui est seul satisfait ici.

Que l’attente me paraît longue ! Il y avait bien des promesses sous les noms écrits : « Jade aux Cinq Couleurs », « Sœur Minuscule », « Patience expérimentée », « Montagne fleurie », « Branche de Broussonetia Purpurea »… (du moins est-ce la version latine qu’en donnent dans leur lexique sino-français les Pères de la Compagnie de Jésus). Pour finir, ce nom d’un baptême inattendu et qu’on hésite à dire professionnel : « Pureté indiscutable » !

Que l’attente devient peu tolérantielle ! Ni les premiers, ni les seconds, ni les dixièmes services qui déjà couvrent les tables, ne comblent ma soif et ne trompent cette attente. Enfin, enfin, Les voilà !

Maintenant, il s’agit peut-être de choisir… ou bien d’attendre encore ? René Leys ne me faisant aucun signe, je me risque… Il m’arrête :

— Pas celle-là ! C’est la « fiancée » du deuxième fils du Prince T’aï.

— Oh ! pardon ! Alors, celle-ci, peut-être ?

— Impossible ! — C’est la petite « Sœur Minuscule ». Elle est déjà la concubine attitrée du Vieil Oncle.

J’aurais bien dû m’en douter ! Et pourtant, « Sœur Minuscule » enfermait, tout comme le Restaurant, des promesses palpables de Délices véritablement Temporelles, mais dans un sens un peu différent, — le sixième…

Alors, au hasard :

— Cette grosse fille ?

— Si vous voulez, m’accorde René Leys. Il ajoute négligemment : « C’est la Policière dont je vous avais parlé, « Jade aux Cinq Couleurs ».

Je voudrais bien retirer mon choix : l’amour policier me trouble par avance : je vais être fouillé, déshabillé, retourné jusqu’au fond de l’âme ; je vais être dénoncé, inculpé, impliqué dans des forfaits gratuits, alors que je médite tout au plus un attentat — payant — à l’impudeur !

Je voudrais retirer mon choix. Il est trop tard : j’ai tout avoué d’avance : la Belle Policière est près de moi.

Je me rassure aussitôt ; le repas se fait tout familial et reste décent, même à la chinoise, car les convives mâles mangent seuls, servis par leurs épouses temporaires. C’est fort bien ; la Policière aux Cinq Couleurs manie les bâtonnets beaucoup mieux que moi. J’aime cette répartition du travail alimentaire : j’ouvre la bouche : elle y place délicatement des objets savoureux ; je mastique et déglutis. Je bois aussi. J’ai déjà bu, je crois. Ces tasses, plus petites que les tasses pour le thé, s’emplissent d’un vin tiède, d’un vin transparent comme le vieux marc… d’un vin de roses, dit René Leys, qui en boit peu, mais me prie de boire. Je bois. J’ai déjà bu.

J’essaie de bien reconnaître les convives et leurs invitées. Le Vieil Oncle confère d’assez près avec sa « Sœur Minuscule ». Mais, — commente de loin René Leys, — « ils parlent d’affaires : il veut l’acheter comme sixième concubine, et ils ne sont pas d’accord sur le prix ».

Cette absence de sentimentalisme me dégoûte tout d’un coup. Je regarde ailleurs vers le neveu… qui s’efforce discrètement de ne point porter ses regards, même respectueux, du côté de son oncle. Le Gros bon Garçon, sur sa gauche, vient d’hériter de « Patience Expérimentée ». Ayons confiance ! Attendons ! Nous verrons bien ! Il me semble qu’à ce coin de table, « Montagne Fleurie » est aux petits soins du « Chef d’Escorte », cependant que « Branche de Broussonetia », malgré son nom, n’a trouvé aucun inviteur. Il reste aussi « Pureté Indiscutable »…

Je fais signe à René Leys l’invitant à combler l’un de ces veuvages. Il répond à peine. Il s’occupe bien de cela ! Il est tout entier à tout autre chose ! À cette histoire que l’on se raconte avec vivacité (le chef d’escorte en est certainement le héros, car il mime un jeu terrible : un homme coupé en deux ! d’un revers de sabre !!) Serait-il déjà soupçonné, convaincu, disgrâcié, condamné à mourir demain ? Ce soir ? Tout de suite ? Là ?

— Non ! rassure René Leys. Le chef d’escorte, en conduisant ce matin la sortie du Grand Conseil — qui sort par « Tong-houa-men »… (la porte… vous connaissez ?) eh bien, il a vu des gens de mauvaise allure rassemblés au premier tournant, derrière le cordon des troupes… Il les a fait disperser à coups de plat de sabre, mais un de ses cavaliers est tombé de cheval sur son propre sabre, et s’est coupé en deux…

— Oh ! seulement en deux ? Vous en êtes sûr ? Et ce matin, au tournant de Tong-houa-men ? Mais j’y étais ! Je n’ai rien vu.

— C’est que les autres ont emporté le corps, m’explique René Leys. Le Régent lui-même n’a rien vu.

J’ai bel et bien raté mon attentat ! J’aurais dû suivre à toute allure le cortège. C’est ce diable de Sosie qui m’a valu ce retard… Je dis en plaisantant à René Leys combien je le félicite de ses nouvelles fonctions : Grand Suiveur à la Garde Impériale. Je le complimente de monter avec tant d’aisance les poneys mandchous sellés à la chinoise. Je me promets, quelque jour, de m’en aller le voir défiler de nouveau… Et j’attends quelque impertinence… une dénégation…

René Leys ne nie rien, et ne se renie pas. Il prend toutefois quelque temps avant de répondre :

— Vous ne me verrez plus défiler dans l’escorte : je viens d’être nommé… ailleurs.

Et il se remet à bavarder, avec trois convives à la fois, bien avant que j’aie pu lui demander quelles étaient ces fonctions d’ « ailleurs ». Le voici engagé dans une partie de « doigts montrés », et échangeant avec le « Premier fils historique » des gestes vifs, des chiffres jetés comme aux enchères, l’œil prompt à saisir le nombre surgi afin d’ajouter juste assez pour faire « dix ». Et le perdant boit. René Leys gagne à coup sûr, et boit peu. Je joue assez mal et bois bien. — Que ce vin de roses est tiède ! Que ma courtisane est tiède aussi ! mais si pleine d’attentions… réservées… Quelle décence dans ce festin ! Quelle décence…

Oui. Et quand cela finira-t-il ?

Dans une salle à peine séparée de nous par une cloison disjointe, il y a un bien autre tumulte ! — mais connu : ces sauts de bouchons, ces fusées de rires au Champagne, ces éclaboussements de voix Européennes dont la plupart, si je ne me trompe, sont Françaises. Je me croyais en plein milieu chinois. Et si je n’avais pas, à côté de moi, à toucher, le corps pantalonné de soie de ma Courtisane choisie, je reconnaîtrais les échos d’un certain « Mont des Martyrs » dont on célèbre tous les soirs très loin d’ici la fête païenne et… parisienne.

— C’est bien ça, devine René Leys, qui vient d’obliger son adversaire à « dessécher la coupe » une dixième fois ; il y a là deux ou trois ménages français qui ont voulu tâter de la cuisine chinoise. Les boys m’ont dit qu’ils avaient leurs provisions avec eux, et aussi du champagne.

— Quelle grossièreté quand on a le vin de roses ! (Non, René, voyons ! n’exagérez pas : c’est ma trente-huitième tasse… Eh bien, « Kan-pei », je te l’assèche !)

Je crois bien l’avoir appelé « René ». Je m’attends presque à l’entendre me répondre : « Victor ».

— Et qui sont-ce ? continué-je, imperturbablement.

Peu importe. René Leys nomme des noms. Je ne daigne… Je retiens seulement que ce sont des couples mariés. Très mariés. Mais, par la barbe de l’inventeur du mariage, qu’ils ont l’air de bien s’amuser sans contrainte ni contrat !

Je regarde passionnément mon épouse, moi ; je regarde ma belle Policière, Élue provisoire, maîtresse-postiche… Elle ne s’amuse certainement point. Elle remplit auprès de moi une fonction honorable. Elle a dormi beaucoup aujourd’hui, pour être si naturellement éveillée ce soir. J’ai des scrupules à troubler cette sérénité si… professionnelle. Pourtant, voici qu’elle consent à s’asseoir à peine, comme on embrasse du bout des lèvres, sur la pointe extrême de mon genou. Oserai-je ? De ses pieds à la ceinture, rien à prétendre. De son cou, hautement cravaté de soie, à la ceinture, rien à espérer non plus. Reste la ceinture, zone chaste, dépolie et mate au toucher, ni tiède ni chaude sous la jaquette à la mode, à pans droits. Sans grand espoir, je caresse la zone. Mais tout d’un coup, voici la propriétaire du terrain, debout, indignée… Maladresse de ma part, ou empiétement ? — Non. Ma Policière désigne et accuse la cloison, faite surtout de nombreux interstices… Et en effet : nous sommes, à travers la paroi, épiés, dénombrés, considérés à loisir par des yeux malicieusement européens : nous faisons la joie de ces dames mariées. Elles nous envient ? plutôt nous ridiculisent d’être si prudes, à cette heure, et si peu avancés… J’ai quelque envie de rendre par le regard œil pour œil. Je sais bien que tant de bruit et tant de rires ne va pas sans quelques abandons. Je les en félicite : moi je n’ai rien obtenu !

Prierais-je à la rescousse René Leys ? Non pas ! Il est déjà levé de table et s’écarte, entraînant l’ « Indiscutable Pureté ». Je vois son jeu : il l’achète, indiscutablement.

Le dîner est fini ! On a goûté, comme il convient, aux derniers potages et lapé quelques grains complémentaires de riz. On s’est passé sur le visage des serviettes plus suantes de chaleur que la face ronde du « gros bon garçon » dont le torse franchit de tous côtés la veste mince.

C’est fini. René Leys m’a poliment renseigné sur le montant de la note à payer ; — n’a rien payé… (il dit avoir un débit mensuel de cinq à six cents taels d’argent en cette maison…) et l’on part. Nos Dames élues nous invitent chez elles, à leur tour. C’est là sans doute qu’arrivera, ce qui, dans le Paradis des Romans à Gros Tirage, arrive toujours à l’heure dite.

… Il n’est rien arrivé du tout. J’aime mieux ne pas me faire attendre, et me l’avouer sans plus : l’Hôtel peu meublé, dont chacune de ces dames occupe une chambre, rendrait des points à toute École de chasteté obligatoire et laïque. — Oui, j’entends ! ma qualité d’Européen a dû faire rougir de honte ces pudeurs jaunes ! Mais personne, j’en suis sûr, n’a rougi, même pas René Leys, très à son aise, et d’un maintien parfait de réserve. D’ailleurs, ni le Bon Garçon, ni le Trente-sixième Neveu, ni le Premier Fils, n’ont paru croire qu’il y eût ici d’autres mots à dire, d’autre attitude à garder que celle du plus fraternel abandon ; d’autres intermèdes que le va-et-vient fréquent et libre d’autres femmes, venant rendre visite aux « nôtres », — des « nôtres » nous quittant confidentiellement pour revenir… intactes, cheveux lissés, cols montants, sans un pli à la jaquette, sans un accroc au pantalon.

Tout d’un coup, il y a tumulte à la porte d’entrée, dans la rue. Le chef d’escorte, entendant bagarre, est déjà professionnellement debout, la figure rouge, l’œil colère, et il va se jeter dans la mêlée… Mais, René Leys, plus vif, barre l’escalier, le retient à la chambre, et va tout seul constater ce qui se passe…

Du bruit encore : des coolies s’engueulent. Un coup de sifflet, et l’incident va se terminer au poste de garde voisin.

— Une simple bagarre, dit René Leys, rentrant, qui échange des mots rapides en chinois discret… Seulement, ajoute-t-il en pur français pour moi, — j’ai dû empêcher le chef d’escorte d’ « y » aller voir… Il aurait certainement assommé quelqu’un !

Et, plus bas :

— Et il se serait fait reconnaître !

La belle affaire ! Est-ce donc interdit à la Garde Impériale de faire en ces lieux des… descentes ? Ou doit-elle demeurer chaste à l’égal des Templiers ? Alors, c’est bien ici…

— Mais non ! il se serait fait reconnaître comme policier ! Il est déjà brûlé ! Et terrible quand il a…

— Bu.

Je sais. Il vient de boire encore, et, le regardant un peu plus, je devine des explosions dans ce petit homme bâti de muscles et de rondeurs solides… Il tient une longue guitare chinoise dont il joue fort délicatement, mais qu’il pourrait, encore mieux, réduire en poussière de ses doigts. — Et il parle, il raconte, il gesticule des yeux et des joues sans interrompre le toucher exquis de ses ongles…

— Comme il joue bien ! dit René Leys, d’un air d’envie… Il est connu pour sa douceur de doigté. — Et vous comprenez ce qu’il raconte ? Non ? Voilà ce qui le rend furieux, après coup : C’est ici que la chose s’est passée ! En 1900, juste après le Siège des Légations et l’entrée des troupes Européennes, il se trouvait dans cette chambre, un soir, et il jouait de ce même « pi-p’a », quand deux grosses têtes d’officiers allemands, bien plus ivres que lui, sont entrées et l’ont écouté en pleurant. Il s’est tu. Les autres lui ont fait signe de continuer. Il a naturellement refusé. On joue pour soi-même et ses amis… mais devant ces Diables Étrangers ! Enfin, l’un des To-Kouo-jen lui a remis de force la guitare dans les mains en lui donnant de petits coups de poing sur la tête. Ensuite…

— Je vois la suite : bâti comme il l’est, il a dû les faire passer tous les deux par la fenêtre de ce «  Pavillon à étage », sauter par-dessus, et les trépigner à tabac bien avant qu’on ait pu en sauver un morceau ? C’est bien ça, hein ?

— Non, dit tranquillement René Leys. Ensuite, il a joué…

—  ?…

— Ils avaient des revolvers. Il a joué. Ensuite, ils ont exigé qu’il dansât…

— Et il a dansé ? Et il les a poliment reconduits à leur voiture ? J’attendais mieux.

— Il n’avait pas bu ce jour-là ! avoue discrètement mon ami René…

Désabusé, dépité, déçu, j’ose à peine jouir des droits limités que m’accorde avec une gentillesse tarifée ma jolie Policière élue… D’abord, mon vocabulaire touche à sa fin. Je n’ai vraiment plus rien à lui dire. J’ai scrupule de la retenir ainsi, inactive, quand je la devine à tout instant fort occupée à d’autres soins. Il se joue en dehors de moi une scène dont je ne saisis que des gestes dérobés. Tous ces gens, femmes et hommes, semblent traiter naturellement leurs affaires, — quelles affaires ? — Souvent ils parlent à voix basse. René Leys, à demi-couché sur un lit inconfortable, ne s’occupe que de « Pureté ». Il lui parle de tout près, de tout bas. Le vieil Oncle a disparu, — marché conclu, — se livrant à domicile la toute petite sœur âme qu’il vient de payer un bon prix. (J’ai cru entendre trois mille huit cents taëls, ce qui, au change du jour, trois francs douze sous, fait bel et bien treize mille soixante-huit de nos francs.) Il est vrai qu’elle est désormais à lui, commercialement, pour la vie.

Le neveu n’a pas suivi l’Oncle. Ce Gros Bon Garçon transpire toujours. Je me sens tout d’un coup très seul. Très désoccidenté. Les rires à la Française sont loin d’ici. On ne rit pas souvent, ici où nous sommes ! Ayant, un instant trop long, accepté le gîte, j’ai bien envie de m’en aller, sans réclamer le reste…

Et j’approuve fort René Leys, qui vient à moi :

— Voulez-vous que nous rentrions « chez nous » ?

— « Chez nous » ! Ah ! certes oui ! Rentrons, rentrons. Où est la porte ?

Nous voilà enfin, lui seul et moi, dans le désert poignant et noir de ces rues que j’avais, trois ou quatre heures auparavant, traversées, bouillantes de lumière et de chaleur de fin du jour. Je m’y perdrais : je suis déjà perdu ! Il me conduit avec sécurité.

Je ne sais quoi dire. Suis-je ravi de ma soirée ? À tout hasard, je félicite René Leys :

— Très bien, votre cour auprès de « Pureté Indiscutable »… Dites-moi, après coup, pourquoi porte-t-elle un nom si… improbable dans sa Profession ?

Il proteste avec le plus grand sérieux :

— Elle est vierge. Elle n’a jamais été…

Ici un verbe chinois délicatement expressif, et qui mêle à l’épanouissance de la fleur toute la défloration des sépales encore tendres qui éclatent…

— Alors, que diable fait-elle ici ?

J’ai été grossier. Je le sens. Mais René Leys m’explique les usages : cette fille, cette « jeune fille » (elle n’a pas quinze ans, même à la chinoise qui donne un an au nouveau-né…) cette vertueuse enfant est la concubine future du second fils du Prince T’ai. Elle vit ici, dans la retraite, « pure et secrète » comme dit la très vieille chanson, parmi ses vieilles amies d’école. (Toutes sont lettrées.) Elle reçoit de temps à autre la visite du Prince Protecteur. Lui, voudrait bien transformer en rose rouge, et définitivement, ce bouton à peine formé. Elle, se refuse, et désire rester encore, pour quelque temps, ce qu’elle est.

Je raisonne :

— Le Fils du Prince lésine peut-être sur le prix ?

— Non. Pas ça, reprend René Leys d’une voix coupante et que je connais bien. Lui, est prêt à donner dix mille taëls d’argent. (Dix mille égale l’infini dans le mot chinois…) Mais, voilà, il n’y a rien à faire.

— Enfin, pourquoi ?

Alors, j’entends ceci d’inattendu, d’inespérable : René Leys, premier et unique fils d’Épicier, Professeur d’Économie Politique, me répond sérieusement ceci, que j’accepte sans éclater de rire :

— Elle se refuse à lui, par mon ordre. Il l’aura, quand je voudrai.

C’est prononcé dans la solitude immensément allongée des remparts du sud de la Ville Tartare, où nous rentrons enfin chez nous. C’est dit comme il parle presque toujours : d’un ton naturel et simplement comme l’expression de ce qui est. — Je n’ai vraiment aucune objection à faire. Je n’ai plus rien à lui demander.

C’est à moi seul que, tout au long du chemin silencieux de retour, je pose pour la première fois cette question, de moi seul à moi :

— Qui est ce garçon, ce jeune Belge, qui défend aux Princes Mandchous la possession de leurs futures concubines ? Qui protège et défend les virginités chinoises et l’emporte sur dix mille taëls d’argent pur ? Est-ce à prix d’argent lui-même ? (Il m’a semblé toujours fort économe, et, hormis son traitement qu’il rapporte en entier à son père, je sais bien qu’il n’a pas le sou.) Ou bien, s’est-il acquis sur cette fille impubère et naïve quelque pouvoir de fascination… Ce qu’il m’a laissé voir de son enfance : flammes apparues, visions prémonitoires… en font un nerveux, et peut-être… Non. « Pureté Indiscutable » me semble posséder une immarcescible santé de corps et d’esprit.

Alors, ni force d’argent, ni charmes occultes. Restent ses charmes, ou plutôt son charme apparent : C’est un beau garçon, sans conteste. Même les hommes, assez jaloux entre eux, doivent le reconnaître tel : une femme Européenne en raffolerait. Mais une Chinoise !

Ces amours d’étrangères pour le bel étranger, classiques évidemment et connues (celui de la Reine Noire pour Salomon, de l’Africaine pour Vasco de Gama, de toutes les autres pour Loti), m’ont toujours laissé quelques doutes : ils ne vont jamais jusqu’au bout : ils n’obtiennent jamais d’enfants (du moins dans la Bible, l’Opéra, les œuvres complètes de Loti).

Et cependant, faute de mieux, je dois, ici, conclure à de l’amour.

— Allons, bonsoir, Leys, dormez bien !

Il me paraît en avoir grande envie. Au fait, c’est la première « nuit » véritable qu’il va passer chez moi.