Henri Laurens, éditeur (Les Grands Artistes) (p. 102-120).


VIII.

La survie de Rembrandt.


L’éternité n’appartient qu’aux forces cosmiques. Les personnalités les plus hautes s’évanouiront un jour, on ne sait quand, des plus fidèles et des plus tendres mémoires. Même ceux qui identifièrent le cours de leur vie, — dieux ou rois, — avec l’existence du soleil, se sont enfoncés, comme les autres, dans l’oubli. Ni les livres, ni les marbres, ni les bronzes ne conservent rien à jamais. Chose lugubre à penser : les toiles les plus célèbres, par la fragilité même de leur matière, se consumeront d’ici a quelques siècles.

Un jour, on ne connaîtra plus que par des copies fatalement inexactes et la Joconde de Vinci, et l’Érection de Croix de Rubens, et les Noces de Cana de Véronèse, et les Disciples d’Emmaüs de Rembrandt.

Contre cette loi si profonde, le cœur de ceux qui vivent s’est constamment révolté. L’histoire est, avant tout, un monument d’orgueil. Quelques-uns, parmi les plus réfléchis, rêvent d’en faire uniquement une sorte de bible de l’expérience et de la sagesse, mais leur désir échoue devant l’unanime vanité.

Pourtant, comme au fond de toute erreur on découvre des parcelles de vérité broyée ou méconnue, le culte des grands hommes peut apparaître logique et profitable à quelques bonnes intelligences.

Elles disent : « Les plus beaux gestes, les plus belles paroles doivent être conservés de siècle en siècle afin que le trésor de notre race perfectible en soit augmenté. Les suprêmes humains indiquent aux autres la voie la plus sûre, ils jalonnent l’histoire et se passent dans la nuit les flambeaux directeurs. L’art, comme la science, traverse des périodes de ténèbres : les grands peintres, les vrais savants doivent être honorés et déifiés pour guider, parfois, instruire, souvent, et resplendir, toujours. »

Au décès de Rembrandt, on aurait pu craindre que jamais il n’aurait pris place parmi les grands morts.

Comme il n’exprimait guère son pays, le goût hollandais le condamna. La mode honorait les petits maîtres, elle favorisait les portraitistes d’ordre inférieur.

Quelques années plus tard, elle s’engouait d’une peinture mesquine et propre, d’une technique uniquement habile et correcte. Les van der Werf, les Mieris, les Philippe van Dyck, tous les peintres de l’afféterie, de la mignardise et de la frivolité s’imposaient. Un crépuscule fade et rose ensevelissait toute la peinture. Le XVIIIe siècle français survint à son tour. L’art devint charmant, précieux, adorable.

Certes Walteau, Chardin, Fragonard sont des artistes hors ligne, mais combien leur génie est éloigné de celui d’un Rembrandt ! Où celui-ci ne cherche que l’émotion simple, que la force nue et profonde, que le pathétique sanglotant et criant, eux instaurent la grâce et la clarté. Leur humanité modère ses pleurs, voile sa détresse, enchante sa folie. Ils veulent que la vie avec toutes ses misères soit une fête quand même et que la beauté soit, avant tout, un sourire.

Heureusement que déjà, même du vivant de Rembrandt, une rare élite d’amateurs d’art recueillit ses toiles, avec intelligence. Elles attendirent là, patiemment, l’heure de la justice. En Angleterre, en Allemagne, en Russie, en Suède, elles émigrèrent. On leur réserva une place aux murs d’un château, dans la chambre d’un bourgeois riche, quelquefois au fond d’une salle d’édifice public. Ni les églises, ni les temples ne leur furent hospitaliers.

Mais pour que toute la gloire qu’elles portaient en elles apparût, il fallait que se levât notre âge avec son amour effréné de pathétique, de drame et de vie. Il fallait que l’on se reprît à étudier la peinture en son essence, c’est-à-dire à y chercher l’harmonie des couleurs, des tons et des valeurs. Il fallait, enfin, que, négligeant l’art de David qui est, avant tout, sculptural, l’art des Romantiques qui est, avant tout, littéraire, on s’éprît de maîtres qui manifestent la grandeur et la profondeur de leurs conceptions, uniquement avec les moyens de la peinture. Rembrandt est de ceux-là : puisque tout ce qu’il traduit, quelle qu’en



soit la nature merveilleuse et surnaturelle, est exprimé avec des blancs et des noirs, avec des formes harmonieusement peintes.

Aujourd’hui il règne dans toutes les collections et sa place y est prépondérante. Le Louvre, la National Gallery, les musées d’Amsterdam, de Munich, de Dresde, de Saint-Pétersbourg, de La Haye sont spécialement rayonnants de ses œuvres. Le Prado de Madrid, les Uffizi, les collections romaines et vénitiennes sont les moins bien partagées. Rembrandt ne fut jamais un homme de cour comme Rubens, Titien ou Velazquez. Les grands n’ont point sacré de leur faveur ni de leurs louanges son œuvre haute. C’est la critique enfin revenue d’engouements séculaires et de préjugés d’écoles qui, la première, avec les grands peintres du siècle dernier, l’a mise en valeur et en rayonnement. C’est Fromentin, c’est Charles Blanc, c’est Vosmaer, c’est Burger, c’est Dutuit, c’est Taine. Ce sont les érudits : MM. Bode, Bredius, de Roever et Émile Michel. Sandrart et van Hoogstraeten, dès le XVIIe siècle, l’avaient célébré ; mais depuis leurs travaux, si l’on en excepte le catalogue publié par Gersaint, ami de Watteau, rien de sérieux ni de digne n’avait été tenté.

Peut être entrait-il dans le destin du plus grand et du plus original des peintres de ne devoir sa réhabilitation qu’à l’art lui-même. Or, jamais comme au siècle dernier, l’art n’entra dans la vie de tous. Avant cette époque, il était considéré comme une fleur de luxe ; seuls les rois et les seigneurs le connaissaient et l’appréciaient ; il s’isolait du peuple et de la foule, on le gardait comme si tout à coup il aurait pu aider à quelque émancipation dangereuse.

Ce fut, en effet, grâce à une révolution que les musées naquirent, que les artistes eurent, eux aussi, leurs palais comme les rois, et que l’esprit de liberté et d’indépendance affiché dans leurs toiles fut montré à la masse, partout.

Bientôt les Louvre, les Prado, les National Gallery ne suffirent plus pour les célébrer et les grandir. On imagina de grandes fêtes artistiques, des assises de beauté, tenues çà et là dans les capitales. À Amsterdam, à Bruges, à Anvers, à Paris, on organisa des exhibitions cycliques soit en l’honneur de tel ou tel génie, soit en l’honneur d’une école tout entière. Et l’on vit, en Europe, à certaines dates d’anniversaire, tous les peintres, tous les mécènes, tous les esthètes, tous les critiques, se transporter au loin comme au temps des pèlerinages religieux.

Ce fut la Hollande qui prit l’initiative de telles manifestations. Elles se sont multipliées depuis. Toutefois aucune d’elles n’eut la solennité et la splendeur de celle qui, en 1898, réunit au Musée de la ville d’Amsterdam tous les chefs-d’œuvre inconnus de Rembrandt et appela pour les admirer tous ceux qui, dans le monde, portent en eux son culte. Ce fut une tardive mais éclatante réparation. Celui qu’au XVIIe siècle son pays avait méconnu, celui que Banning Cocq et ses amis, dont les effigies, parmi tant d’autres, illustraient une des salles, avaient raillé, vilipendé et insulté, celui qui n’avait pu trouver créance



chez les ancêtres de ses admirateurs actuels, s’imposait là en sa gloire plénière. On ne discutait plus, on vénérait.

Cette ville d’Amsterdam qui l’avait appauvri, cette ville dont les hommes de loi avaient jadis dispersé ses biens et l’avaient obligé à vivre de misère jusqu’au dernier jour de sa vieillesse, il l’enrichissait à cette heure en concentrant autour de son œuvre l’or des mécènes et des visiteurs. Son pays qui l’avait trahi, traqué, repoussé, il l’illuminait avec sa gloire, si largement, qu’aux yeux de plusieurs, il était la raison d’être la plus belle et la plus nette de l’existence même de son peuple. Car si, — comme beaucoup de penseurs le croient, — la fonction suprême des collectivités est de susciter et de produire des grands hommes, quelle nation aurait plus de titres à se maintenir vivante et intacte que celle qui fut l’occasion du surgissement soudain et magnifique d’un Rembrandt ?

La fête et la réparation furent, du reste, uniques. L’enthousiasme contenu des organisateurs, l’admiration absolue des visiteurs se rencontrèrent. Jamais hommage ne fut plus ardent ni plus unanime. Du 18 septembre au 31 octobre 1898, Rembrandt régna comme une énorme puissance spirituelle sur l’Europe pensante tout entière. Savants, artistes, philosophes vinrent le visiter dans sa survie et prendre des leçons d’humanité et d’art en tête à tête avec ses œuvres.

L’Exposition occupait plusieurs salles. À côté de grandes œuvres connues : la Ronde de nuit, les Syndics, la Fiancée juive, qu’avait prêtées le Rijksmuseum, plus de cent œuvres, quasi inconnues, s’alignaient au long des rampes. Elles appartenaient à des collections célèbres de Paris, de Berlin, de Glasgow, de La Haye, d’Édimbourg, de Munich, de Vienne, de Cracovie, de Leipzig, de Weimar, de Hambourg, de Copenhague, de Cologne, de Vienne, de Budapest, de Saint-Pétersbourg et de Londres. Toute l’Europe avait collaboré à cette apothéose. Un Rembrandt quasi inconnu apparut alors. On pensait le connaître grâce à son œuvre immense répandu à travers le monde. Au musée de la ville d’Amsterdam, cet œuvre apparut plus prodigieux encore. Que d’effigies humaines s’étaient réfugiées là au long des cimaises ! Elles avaient vaincu la mort et s’étaient, elles aussi, rassemblées pour célébrer leur peintre.

Avant tout, Rembrandt était jugé par les critiques, comme un traducteur de la force, de la puissance, de la douleur. Et voici qu’il se prouvait dans le Seigneur tenant un faucon (collection du duc de Westminster) et dans la Dame à l’éventail (même collection) un peintre que l’élégance et la grâce séduisent autant que la gravité. Des visages de jeunes filles naïves, claires, charmantes apparaissaient, dotant son génie de surprenantes qualités de fraîcheur, de douceur et de virginité. Tout cela ne traduisait point une réalité crue, mais une vie exquise et transfigurée. À l’une on pouvait donner, si peu qu’on le désirât, le nom d’Ophélie ; l’autre se serait appelée Titania ; celle-ci eût été Desdémone, et celle-là Juliette. Bouches de jeunesse et de candeur, chairs de clarté et



de printemps, regards venus on ne sait de quels horizons fabuleux, fronts façonnés pour porter des couronnes, mains frêles où seules les fleurs ne pesaient pas, tous ces corps d’héroïnes graciles avouaient de quelles chimères exquises le cerveau de Rembrandt était hanté.

Comme toujours il vivait dans un mirage et peignait des miracles entrevus. Plus loin, il redevenait grave et pieux. La Vieille femme lisant un livre manifestait une perfection si unie et si totale qu’on s’arrêtait devant elle comme devant une œuvre impeccable. Rien n’était à reprendre, toute velléité de critique tombait. Le livre que la vieille femme tenait en mains et d’où la clarté semblait sortir éclairait, par contre-coup, de bas en haut, son visage, et l’ombre que la grande coiffe projetait sur son front s’animait de lueurs. Le modelé de la face et des mains, le calme des yeux attentifs, l’allure grande et simple imposaient l’admiration entière. On se trouvait en présence d’une merveille évidente qui se manifestait là telle qu’un axiome, et la foule qui, ailleurs, osait élever la voix se taisait brusquement ici. Le phénomène était curieux à observer, d’autant que, devant les Syndics, il se reproduisait.

C’était encore : l’Homme portant une cuirasse (galerie de Glasgow) qu’on eût pu croire jouant le personnage du vieux Lear, quand celui-ci, désespéré et torturé, songeait à sa royauté morte, sous le pourchas des tempêtes ; le Vieillard portant une pelisse, dont le visage semblait usé d’avoir regardé, pendant combien d’années, la vie ; la Vieille femme se coupant les ongles (collection Rodolphe Kann, à Paris), et surtout l’admirable Nicolas Ruts (collection Pierpont-Morgan) et le Jean Six à la fenêtre (Musée Bonnat, à Bayonne).

Rembrandt célèbre et glorifie chaque modèle qu’il peint. L’art du portrait devient, grâce à son génie, l’art des apothéoses. Aucun artiste ne l’a compris de façon plus personnelle et plus étrange. Le modèle n’existe à ses yeux que pour autant qu’il lui fournit un sentiment ou une vérité profondément humaine à exprimer. Il ne lui supprime rien de ce qu’il lui paraît être.

Il accentue et approfondit, puis après, — et c’est sa plus évidente originalité, — il surnaturalise. Son Vieux Rabbin (collection Derby, à Londres) n’est pas seulement la gravité, la textualité, le dogme même, il est tout cela sublimé comme si Dieu lui-même lui avait imposé le devoir d’être tel. Le Portrait de Titus van Ryn (collection Rodolphe Kann) n’est pas seulement l’image d’un jeune homme ; il est la jeunesse, la vivacité, la souplesse ; bien plus, grâce à une sorte de lumière qui vient de lui, qui émane de son visage et de sa chair, il se manifeste comme une apparition de toute la gracilité de la vie.

Jamais Rembrandt ne cesse d’être une sorte de magicien qui peint. Qu’on examine ses portraits dont la réalité semble la plus fidèlement traduite, toujours, soit par un éclairage soudain, soit par un rayonnement émanant on ne sait d’où, soit par une surprise de tons ou de mise en page, l’évocation plutôt que la présence réelle du



modèle s’impose. Certes le corps est admirablement établi, le visage en ses divers plans magistralement traité, les mains sont vivantes et souples ; les épaules, le cou, le buste entier apparaissent d’une masse juste ; le personnage entier pourrait se lever, marcher, s’asseoir, et se mêler aux spectateurs.

Néanmoins, si une telle surprise avait lieu, personne ne se pourrait défendre de la crainte d’être mis en présence de quelqu’un, en même temps d’aussi près et d’aussi loin de soi-même.

Le monde des vivants que Rembrandt représenta est donc un monde bien à lui, tout comme le monde de ses légendes et de ses fables. Parmi les portraitistes de tous les temps, il est celui qui se rapproche le plus du thaumaturge.

L’Exposition organisée au Musée de la ville d’Amsterdam prouvait à l’évidence et imposait de telles remarques. Elle eut un retentissement immense parmi les critiques et les artistes. Elle émut le monde.

Au moment où les fêtes uniquement religieuses semblaient ne plus rappeler que le passé, elles inauguraient les fêtes de l’avenir. Depuis lors, d’autres assises artistiques se sont tenues : celles de van Dyck, celles des Gothiques de Flandre, celles des Gothiques de France. Désormais, à côté de la fête du peuple qui, au premier mai, célèbre le Travail, à côté de la fête du soleil qui, au solstice d’été, célèbre la Nature, il faudrait que chaque année, dans l’une ou l’autre des nations d’Europe que l’art décore, on choisît quelque glorieux anniversaire pour célébrer la Peinture. Le nom de Rembrandt pourrait réapparaître souvent au programme de ces solennités et sa survie s’implanter ainsi de plus en plus profondément dans la mémoire, l’admiration et l’amour des hommes.