Henri Laurens, éditeur (Les Grands Artistes) (p. 96-102).


VII.

L’influence de Rembrandt.


Rembrandt, comme nous l’avons établi, demeure indépendant de l’école hollandaise du XVIIe siècle. On ne songe guère à lui quand on évoque cette période, bien qu’il la domine. C’est à ces petites, bien que merveilleuses lumières que furent les Metsu, les Terburg, les Steen que vole le souvenir. Son influence, locale, fut quasi nulle ; la leur fut prépondérante. En eux se retrouvent toutes les caractéristiques qui séparent une province d’art d’une autre. Lui, dont l’art se répercutera à travers les siècles, au point d’être moderne toujours, ne sera en son temps qu’un grand maître entouré d’élèves fervents. Eux seront l’âme même du peuple. D’ordinaire — mais ce ne fut guère le cas pour Rembrandt — les plus grands peintres sont les plus populaires. Tel fut le sort de Rubens.

À lui seul, ce dernier représente toute l’école flamande du XVIe siècle. Son temps et son milieu le forment et revivent en lui. Il les reflète en ses toiles, comme en une succession de miroirs. Son génie est fécondé par sa race, la féconde à son tour et lui donne de nouveaux génies



semblables au sien. Rembrandt absorbe le talent de ses disciples ; tous sont éblouis par sa lumière unique. Rubens crée à côté de la sienne des personnalités admirables : van Dyck, Jordaens, Corneille de Vos, de Crayer.

Il est une force, non pas affranchie, mais dépendante ; une force intimement d’accord avec toutes les autres forces qui agissent à telle heure sur son pays. Il se répand, il se multiplie. Il est une plante admirable, poussée en un sol riche et favorable et dont les graines dispersées au vent germent où elles tombent. Rembrandt, plante très rare et solitaire, semble résorber toute sa force pour s’élancer plus haut, croître plus profond, au risque d’être improductive et stérile. — À l’heure où peint Rubens, tous les peintres de Flandre, les plus humbles aussi bien que les plus grands, peignent d’après lui, adoptent ses méthodes, suivent la tradition qu’il inaugure, se retrouvent eux-mêmes en le découvrant. Tous travaillent dans le jardin dont il ouvrit les portes.

Bien plus. Sa débordante influence s’étend si loin qu’elle gagne la statuaire et atteint l’architecture. Duquesnoy et van Opstal transportent dans leur art les enseignements qu’il donne aux peintres. Ils sculptent des corps massifs et sains, puissants et rouges comme ceux qu’il peint en ses drames chrétiens ou mythologiques ; ils adoptent sa facture large et massive, ils sont comme lui plus coloristes que formistes. Toutes les lignes raides et figées de l’art monumental s’animent suivant le mouvement nouveau qu’il imprime aux choses. Son mauvais goût, son amour de la profusion et de la redondance, son désir d’étaler de la force et de la vie, s’affichent partout. Les façades des maisons, les autels des églises, les plafonds des palais en gardent la marque ardente et tout un style — celui qu’on appelle jésuite — sortira comme tordu d’entre ses poings. Bien plus encore. Il enverra en Angleterre, tel un ambassadeur, le bel Antoine van Dyck, afin qu’il imprime le sceau de l’art flamand à la nouvelle peinture insulaire. Il s’en ira lui-même en France peupler de ses figures tout un palais et préparer l’art des Largillière et des Rigaud en attendant qu’il séduise Watteau et éveille au sens des fortes et harmonieuses couleurs toute la peinture romantique du XIXe siècle.

Aussi son influence perdure-t-elle en son pays. Elle commande pendant tout le XVIIe siècle ; on la sent présente dans la pleine décadence du XVIIIe siècle. Quand David dessèche tout, le vieux Herreyns la subit et la glorifie encore. En 1830, dès que l’éveil moderne s’annonce, les Wappers, les de Biève et les de Keyser la font revivre et éclairent de sa flamme leur impuissance. Aujourd’hui encore, parmi les plus jeunes des peintres belges, sa palette violente et sonore sert à ceux qui veulent à tout prix regarder le passé et retrouver la force dans les traditions lointaines.

Telle est l’influence locale et générale de Rubens. Celle de Rembrandt est tout autre. Elle n’inquiète, d’âge en âge, que les grands maîtres. Elle abolit le temps et les milieux. Qui la cherche la surprend à cette heure même, chez un des plus grands peintres français contemporains : Carrière.

Au XVIIe siècle, elle ne franchit guère les murs d’un atelier. Fabritius, van Gelder, van Eeckhout, Lievens s’en imprègnent. Ils imitent le maître. Il leur apprend sa manière étrange de présenter les sujets ; ils affublent leurs personnages de défroques exotiques ; ils les enturbannent et les chargent de joyaux ; ils les exposent en des clartés comme surnaturelles. Tout comme Rembrandt, ils ne semblent peindre que des miracles et des prodiges, mais, quoi qu’ils fassent, leur art, tout en reflet, manque de sincérité puissante et ieur force apparaît factice et empruntée.

L’étonnante lumière dont Rembrandt se sert pour souligner la psychologie si profondément humaine de son œuvre ne devient, entre leurs mains, qu’un simple élément pittoresque, si bien qu’éduqués par le génie, ils rejoignent par un chemin détourné les peintres de talent comme Gérard Dou. Ils ne brillent que comme des prismes et non pas comme des feux personnels. On aurait le droit de les oublier — à part Fabritius et van Gelder — s’ils n’avaient fait partie des hommes de choix qui, par leur attitude de disciples et d’admirateurs, parvinrent à maintenir le respect autour du grand méconnu. Il les aimait, parce qu’il s’aimait soi-même en tous ceux qui vivaient avec lui et par lui, il leur fut bon et serviable, de conseil désintéressé et clair ; il les grandissait en les approchant. Il en fit ses compagnons. Son amitié ne calculait rien. Elle ne se faisait point autoritaire. Quand l’un d’eux, un tout jeune homme, Fabritius (mort à vingt-neuf ans) avait besoin d’un modèle, dans sa Décollation de saint Jean-Baptiste (musée d’Amsterdam), c’était lui Rembrandt, le maître, qui lui posait la figure du bourreau. Et le voici, manches retroussées, le col de la chemise ouvert sur les poils de la poitrine, qui se campait, dans cet accoutrement et ce métier vil, devant le public.