Henri Laurens, éditeur (Les Grands Artistes) (p. 88-96).


VI.

Technique, couleur, composition.


Elles ont varié continuellement. Elles ne suivent pas une marche ascendante. Parfois, elles reviennent à un point de départ que déjà l’on croyait oublié. On ne peut donc les fixer qu’en tenant compte de ces caprices. Au début de l’œuvre du maître, le faire et la facture sont menus, appliqués et soignés. Le coup de pinceau se distingue à peine, il se fond avec le coup de pinceau voisin, il s’étend en une sorte de glacis uni, propret et brillant. À preuve la



Présentation au Temple, du musée de La Haye, et mëme la Leçon d’anatomie. Aussi la Sainte Famille du musée du Louvre, bien que postérieure de dix-huit ans aux deux précédentes œuvres.

Peu à peu la technique se libère et s’affirme. La main dans sa sûreté et sa force commande au pinceau. Elle appuie sur la toile, elle serre l’objet, elle le dessine avec de la couleur, elle se fait tour à tour légère ou pesante, caressante ou rude. Elle se prouve habile, mais cette habileté se refrène vile et jamais il n’est arrivé à Rembrandt d’aboutir à une œuvre creuse dont la virtuosité seule fait le mérite. Sa profondeur d’émotion et de vision le sauve toujours de cette charmante mais dangereuse faculté. La Ronde de nuit est créée ainsi. Voici l’époque où le faire s’élargit. La touche s’étend, se fortifie encore. Un coup de brosse est un modelé. On suit le travail tout entier, franc et sûr, de l’un à l’autre coin de la toile. Aucun trait n’est écrit sans raison, nulle reprise, l’œuvre est faite avec méthode et sans trace d’hésitation.

Ce travail, qui sans cesse s’assagit et se surveille, aboutit à l’admirable œuvre des Syndics. Ici, tout est motif à exemple et à leçon. Rien n’est de trop, rien ne manque. Une maturité toute pleine encore de jeunesse et de force s’y prouve. Le métier est d’un maître qui ne doit rien à personne, qui a appris de lui-même par une pratique constante tout ce qui se peut acquérir de perfection dans un art.

Et tout à coup, la technique de Rembrandt se modifie encore. La sagesse de sa facture fait place à une ardeur comme suprême et les coups de brosse violents et sauvages remplacent les traits mesurés et scrupuleux. À lui seul une telle étrangeté était permise. Tout autre se serait perdu dans le jeu et le tumulte d’un tel travail. Bien plus, quand il peint les rehauts d’un vêtement, l’orfèvrerie d’un joyau, la lumière d’un brusque et soudain éclairage, son pinceau devient comme un outil d’émailleur, et burine, et cisèle, et gratte, et fouille, et empâte, si bien que l’œuvre semble tributaire de plusieurs mains d’artistes. Rembrandt s’enivre de son métier, lui demande tout ce qu’un homme surhumain en peut tirer. S’il n’était un génie, on le prendrait pour un fou. Et cependant, c’est en ce travail suprême qu’il donne toute sa mesure, et qu’il s’impose surtout le maître de tous les maîtres.

Sa couleur évolue autant que sa technique. Rugueuse, sèche et cuite au début, elle s’assouplit presque immédiatement. D’une harmonie à base de jaune, elle descend à une tonalité dont les notes sonores vont du bleu au vert, pour bientôt se concentrer dans les tons retentissants ou les bruns et les roux assourdis. Ses premières œuvres notoires sont traitées ainsi. La plupart de ses portraits, le sien d’abord, ceux de Marguerite van Bilderbeecq et du calligraphe Coppenol, appartiennent à ce mode de colorer les choses. Le ton uni et fort dans les visages s’exalte sur fond sombre. Tandis que les portraitistes en renom, les Mierevelt et les Ravesteyn s’attachaient avant tout à rendre tout le ton local de l’objet, Rembrandt, obéissant déjà à sa vision intérieure, le modifie et pour ainsi dire l’illumine. Les teintes ardentes le séduisent surtout et c’est d’elles qu’il enveloppe la réalité. Quand il peint les premiers portraits de Saskia, sa palette devient riche et somptueuse. Jamais elle n’a brillé d’autant de couleurs. Pourtant, même à cette époque, la lumière enchante plus ses regards que les bariolages, si savants fussent-ils. Il n’est pas un peintre comme Rubens dont toute la joie consiste à déchaîner et à dominer toute la meute des verts, des rouges, des bleus, des jaunes. Pour Rembrandt, la sonorité s’obtient par des moyens très différents. Nous les examinerons en analysant sa composition et sa mise en page. Pour l’instant, qu’il nous suffise de prouver que dès après la Ronde de nuit la floraison de sa palette se restreint, se limite et se concentre. Quelques toiles ne sont plus que des sépias ardentes. Elles ne se colorent plus de toute la gamme du prisme. Les tons profonds, les tons graves et sombres sollicitent son attention et son étude. Il aime à juxtaposer les bruns couleur de bronze, les bistres couleur de plume ou de poil, les noirs luisants, les fauves et les roux enflammés, et c’est par leur orchestration très savante qu’il arrive à des effets prodigieux. Sur leurs basses sonores et puissantes, il plaque les accords des jaunes et des ors, et c’est ainsi qu’il réalise ses nombreux chefs-d’œuvre qui ont nom : les Disciples d’Emmaüs, le Bon Samaritain, la Bénédiction de Jacob, l’Homère, le Saül, le Saint Mathieu. Velazquez prenait les gris pour base de sa peinture, les rehaussant très discrètement de roses et de bleus, Rembrandt, adoptant un procédé similaire, exalte quelques couleurs claires sur un fond brouillé et mystérieux.

Toutefois, sa technique et sa couleur s’expliquent mieux encore dès qu’on étudie sa composition. C’est cette dernière qui les légitime surtout. La plupart des Italiens, les Raphaël, les Jules Romain, les Guido Reni, construisent la solidité de leurs œuvres d’après une architecture quasi impeccable de lignes et de traits. Leurs fresques et leurs toiles témoignent d’un plan autant qu’un édifice et nulle œuvre n’est mieux à sa place que les leurs dans l’entre-croisement des arêtes d’une salle ou d’un temple. D’autres peintres, les Flamands surtout, composent de manière que ce soit la couleur elle-même qui arrange, d’après l’ordre et l’équilibre, leurs tableaux.

Rubens est le maître de tels décors superbes. Les rouges, les bleus, les jaunes, les verts se répondent de l’une à l’autre extrémité de sa page peinte. Parfois il les fixe comme en bouquets. Les chairs éclatent comme des roses et les vêtements de soie et de velours et de satin chantent autour d’elles comme un chœur de tulipes, de dahlias et de pivoines. L’œil est charmé plus que le jugement, la sensualité plus que l’esprit. Mais les yeux et la sensualité ont eux aussi leur raisonnement latent d’où dépendent et la volupté et la beauté. Aucun de ces deux procédés de composition n’a séduit Rembrandt.

Ce n’est ni la ligne ni la couleur qui guident ses arrangements, c’est uniquement la lumière. Lui seul a pu tenter le premier une telle aventure. Tout l’y poussait : sa nature de visionnaire, les sujets qu’il traitait, le monde de féerie et de prodige qui était le sien, l’éblouissement soudain qu’il éprouvait dès qu’il regardait en lui-même.

Sa tâche était ardue. La lumière telle qu’il l’entendait était le rayonnement. Elle n’était pas la lumière naturelle qui baigne les objets ou s’y réfracte et les anime de ses contrastes ; elle était tout au contraire une sorte de lumière idéale, une lumière de pensée et d’imagination. C’est une telle lumière qui ordonne la composition chez Rembrandt. À ses yeux, où qu’elle se fixe, elle domine toute la scène, elle la maîtrise et l’équilibre. Qu’elle ait son centre, soit au milieu de la toile, soit à ses confins, toute l’ambiance se teinte et se modifie d’après elle. Parfois elle jaillit du corps même d’un personnage — exemple : Le Christ et les disciples d’Emmaüs du Louvre. — parfois d’un objet — exemple : l’inscription cabalistique dans la fenêtre du Docteur Faustus. Suivant ses divers effets, elle produit sur la page soit une asymétrie déconcertante, soit une très régulière et symétrique disposition. Mais, d’où qu’elle se lève, elle apparaît inédite, triomphante, prodigieuse. Elle est légère ou brusque. Elle court d’objet en objet comme un frôlement d’ailes avec des délicatesses, des surprises et des fuites infinies. Ou bien elle éclate violente comme l’éclair et il faut tout le génie du maître pour qu’elle tienne dans l’œuvre sans en rompre l’ordonnance. Dans la Résurrection de Lazare, elle fulgure comme le prodige lui-même et s’identifie avec lui.

Grâce à elle, Rembrandt parvient à s’exprimer comme il le veut : ni la simple ligne, ni la couleur vraie ne lui auraient permis de révéler au monde l’univers d’étonnement et de grandeur qu’il portait en lui. Elle était, elle devait être son moyen d’expression : elle fut en outre le plus rare et le plus extraordinaire procédé que la peinture ait suscité parmi les grands maîtres.