Henri Laurens, éditeur (Les Grands Artistes) (p. 75-88).


V.

Rembrandt graveur.


C’est au Rijksmuseum d’Amsterdam qu’on rencontre, je crois, la plus riche collection d’eaux-fortes signées Rembrandt ; c’est là qu’on peut se rendre, grâce aux superbes et très rares états de ses cuivres, le mieux compte de son œuvre et de ses procédés.

Avant lui, la gravure est avant tout un art d’école. Les Italiens — surtout Marc-Antoine, — les Allemands — surtout Albert Dürer — ont travaillé leurs planches suivant des méthodes fixes, suivant une façon quasi mécanique de conduire le trait, suivant une ou plusieurs formules bien définies et constamment respectées.

Lucas de Leyde, celui que Rembrandt admirait comme un maître, n’échappe point encore à la manière. Il maintient la juxtaposition graduée des traits soit rectilignes, soit concentriques, suivant la forme des objets ; il ne soupçonne point le jeu libre des beaux blancs mis en opposition avec les noirs profonds ; il ne se doute point des ressources du burin, ni de la pointe ; il œuvre honnêtement, ponctuellement, habilement, mais sans fougue ni sans audace.

Rembrandt révolutionne le domaine de la gravure avec la soudaineté et la décision du génie. On dirait qu’il entre le premier dans cet art, que nul avant lui n’ait tenu entre ses doigts l’outil d’acier et que la plaque de cuivre n’ait jamais dévoilé ses ressources à personne.

Dès ses premiers essais — 1628 à 1631 — il se conquiert. Le portrait de sa mère, le sien, connu sous le nom de Rembrandt aux trois moustaches, révèlent déjà quelle sera son originalité. On n’y surprend aucune manière, sinon celle qui deviendra la sienne. La pointe s’émancipe, elle mord le métal avec acuité et indépendance. Ce ne sont plus des traits réguliers, mais comme un embrouillamini de hachures, les unes en toile d’araignée, les autres en pattes de mouches, toutes concourant soit à des



harmonies de valeurs, soit à des oppositions ou a des jeux d’éclairages et de ténèbres plutôt qu’à des ensembles de lignes. Le caractère est recherché avant tout. La vie des clairs et des sombres, leur violence audacieuse, mais réglée, apparaît.

Voici Diane au bain (1631), où les noirs reculés dans le fond de la planche et s’épaississant comme des dessous de feuillages denses et lourds rejettent si heureusement le corps de la déesse en pleine lumière. Le modelé des chairs est sommaire : pourtant on y sent toutes les rotondités de la graisse se bosselant aux cuisses et au ventre, et se resserrant autour des bras et du cou. La Diane, certes, ne vient pas de l’Olympe, elle sort plutôt d’une cuisine. N’importe, l’œuvre est trop belle de métier pour qu’elle ne balaie point les réticences de toute critique. Le Vieillard au manteau de velours (1635) affirme plus encore que la Diane au bain la force personnelle du magnifique graveur qu’est Rembrandt. L’étoffe somptueuse du manteau est traitée avec une ampleur que ni Dürer, ni Lucas de Leyde n’eussent même pu soupçonner. Le visage du vieillard éclairé de profil baigne dans la pénombre, tandis que sa barbe, comme immatérialisée de lumière, jette de la neige pure sur le pourpoint. Dans le Portrait de Saskia (collection Diaz), la face est d’une blancheur admirable. Tous les traits comme furieux de l’esquisse servent à mettre ce beau visage calme en évidence.

Nous ne pouvons insister sur tous les chefs-d’œuvre gravés par Rembrandt. Seuls les principaux nous arrêteront.

La Résurrection de Lazare, par sa téméraire et comme tonnante clarté refoulant loin d’elle les ténèbres, et réalisant ainsi par sa composition même tout le prodige que contient le sujet, attire avant tout l’admiration. Devant le cadavre que la terre comme violée livre au jour, devant cette sorte de cataclysme qui la secoue et la vainc, le Christ, calme et grande figure, debout en face de la mort, semble vraiment commander aux forces souveraines. Tout le surnaturel du drame est ressenti par les spectateurs et se traduit en leurs bras rejetés vers l’effroi, tandis que Jésus se montre si sûr de sa puissance que son geste qui brise une des lois de la vie apparaît le plus aisé et le plus naturel du monde. De brusques ombres cassant la fulgurante lumière achèvent d’imprimer à la scène tout son mystère et toute sa grandeur.

Joseph racontant ses songes et La Mort de la Vierge étonnent autant. Dans cette dernière composition, Marie expire en son lit, assistée d’un médecin, veillée par des apôtres et par des femmes, au milieu d’une salle étrange, fermée de grands rideaux. Des personnages énigmatiques s’y coudoient. Une sorte de grand rabbin, le front surmonté d’une mitre contournée, se hausse au pied du lit, un enfant de chœur tient une croix au sommet d’une hampe, quelqu’un lit dans un livre grand ouvert, tandis que le plafond tout à coup s’entr’ouvre sous la poussée des anges qui volètent, se penchent et adorent.

Comme dans la Résurrection de Lazare, la scène est toute d’étrangeté.



Pourtant, ici, une intimité émue se mêle à la magnificence. L’agonisante est entourée de tendresse et de bons soins pieux. Une fougue énorme guide le burin qui innove, dans la partie supérieure de la planche, on ne sait quelle impressionnante et très libre facture.

Quand, après la mort de sa première femme, Rembrandt s’isole à la campagne et se laisse conquérir et peut-être consoler par les bois, les prés et les horizons calmants, la notation des effets du ciel et du sol le tente. Certes, ce ne sont là qu’aide-mémoire ou esquisses rapides prises comme en marge de son œuvre. Ces études d’après nature, où il s’inquiète pour la première fois de la réalité nue sans se donner la peine de la hausser jusqu’aux plans de sa vision éclatante, sont riches en détails observés et notés de main sûre et nerveuse. En voici quelques-unes : Le Moulin, La Vue d’Omval, Le Pont de Six, Le Canal.

Aussitôt après, dès 1648, il nous donne le Docteur Faustus, une merveille. Le célèbre savant, debout devant sa table de travail, regarde la fenêtre. Derrière elle, semble passer un personnage dont on découvre le bras et la main, et dont la tête est remplacée par un cartouche rayonnant où se lisent les noms du Christ, et, parmi d’autres caractères, le nom d’Adam. La lumière qui en émane inonde les livres, la mappemonde et la tête inquiète et interrogative de Faust. Comme toutes les grandes œuvres du maître, cette planche est baignée de mystère et foudroyée de prodige. Elle angoisse, et, comme le docteur lui-même, celui qui l’analyse est dans l’attente.

Le travail en est à la fois violent et doux. L’ombre semble vivre. L’atmosphère vague qui enveloppe les objets évoque les anciens laboratoires des alchimistes où les vérités n’apparaissent qu’à la lueur des feux et sous le voile transparent des fumées. Le burin de Rembrandt a rendu ce milieu éclatant et fantastique.

Restent à étudier les trois plus célèbres eaux-fortes et quelques portraits.

Jésus guérissant les malades, connu sous le titre La Pièce aux cent florins, n’a point, à nos yeux, le prestige des deux autres. Certes, le groupement en est heureux, l’éclairage parfait, le type du Sauveur d’une bonté, d’une charité, d’un rayonnement superbes, mais la planche entière n’est pas aussi caractéristique du génie du maître que Le Christ montré au peuple et Le Calcaire, autrement appelé Les Trois Croix.

La première œuvre a subi plusieurs changements. On les peut constater au Rijksmuseum d’Amsterdam. Rembrandt a comme hésité entre différentes dispositions de groupes et de lignes monumentales. Celle à laquelle il s’arrête a le grand avantage d’isoler et de mettre en évidence le Christ, et — tant par l’animation que donnent aux frontons les cariatides et aux fenêtres les personnages apparus que par les bandes de peuple et de soldats évoluant au long des perrons et des escaliers — de réaliser un monument qu’on dirait animé. La cour du palais, où la scène a lieu dans une enceinte de pierres, vit tout entière et participe à l’action comme si les hommes faisaient les



gestes architecturés. L’animé et l’inanimé se confondent, donnant une sensation rare et profonde quasi unique en art.

Mais la planche la plus éclatamment superbe est, sans conteste, celle des Trois Croix. Une atmosphère de fin d’univers. Des cataractes de clarté choient du ciel. Les trois suppliciés, le Christ et les deux larrons, s’érigent dans l’aveuglante lumière. Le geste défaillant de la Vierge, l’attitude extatique de saint Jean, l’agenouillement d’un homme armé au pied du gibet, le va-et-vient des soldats et des chevaux, les gens qui se rassemblent, les gens qui partent, tout le tumulte, toute la douleur, toute la cruauté, toute l’angoisse semblent comme une agitation vaine en présence de la grande lumière surnaturelle qui envahit toute la scène.

C’est uniquement du Calvaire, cette cime du monde moral chrétien, que Rembrandt a voulu évoquer l’image. Il y a admirablement réussi. Il n’a prétendu offrir au spectateur qu’un ensemble où grouilleraient les détails sans qu’ils puissent distraire de l’idée souveraine. Et son burin est devenu prestigieux. Des traits larges et violents, des ombres brusques et compactes, des blancs qui contiennent toute la lumière se meuvent, se tassent, s’illuminent sur la page, lui imprimant une sublimité unique.

Après cette série de grands chefs-d’œuvre, parmi lesquels il faut ranger encore Tobie aveugle (1651) et les Pèlerins d’Emmaüs (1654), le crayon de Rembrandt s’est complu à retracer de nombreux portraits d’amis. Il a déjà gravé Six et Asselyn, il s’est gravé — que de fois ! — lui-même, et voici qu’il réussit ces deux merveilles : le Docteur Tholinx et l’Orfèvre Lutma (1656). Assis en son haut fauteuil, tenant en main une statuette, se détachant — ombre et lumière — sur un grand fond d’un blanc large, le marchand d’or, d’argent et de pierres regarde de biais, et son œil fin et sagace renseigne immédiatement sur le métier qu’il fait. L’œuvre est d’une perfection rare. Elle est en gravure ce que les Syndics sont en peinture. Elle représente ce moment de la vie du maître où toutes ses grandes facultés se sont comme équilibrées pour qu’il atteigne, lui aussi, l’ordre et la sobriété dans la force.

Nous terminons ici la nomenclature des eaux-fortes. Nous avons analysé les principales. Un examen plus étendu nous entraînerait trop loin, au détriment des réflexions données au caractère, à l’influence et à la technique de Rembrandt.