Henri Laurens, éditeur (Les Grands Artistes) (p. 39-75).


IV.

Son œuvre.


Grandir en apaisant, c’est tout l’art antique ; grandir en caractérisant, c’est tout l’art chrétien. Une sérénité souveraine règne sur les interprétations de la vie que les anciens ont créées ; par contre, dès que notre art, en Italie, en Flandre, en France, en Allemagne, prend son essor, une préoccupation constante du relief psychologique se manifeste. Dans les œuvres de Crivelli, surtout dans celles de Mantegna, dans les triptyques de van Eyck, dans les statues des cathédrales françaises, dans les pages de Dürer et de Holbein, ce constant et magnifique souci s’affirme uniformément dominant. Rembrandt s’acharne aux mêmes recherches et, plus merveilleusement qu’aucun de ses prédécesseurs illustres, y réussit. La beauté divine des antiques se transforme sous ses mains en une vérité pathétiquement humaine. Son Dieu, ses Vierges, ses saints, ses Vénus, ses Proserpine, ses Diane, ses Danaé, ses Ganymède participent aux déformations, aux misères et même aux laideurs dont l’humanité souffre. Ils sont proches de nous. Ils sont nous-mêmes. Ils témoignent — voyez le Christ des Pèlerins d’Emmaüs — d’une émotion soudaine, grâce au sentiment profond, pitoyable et souffrant que nous retrouvons en nous, mais que Rembrandt magnifie souverainement en eux. Ils sont caractéristiques comme jamais personnages ne le furent en art.

Pour la critique, trois toiles célèbres, la Leçon d’anatomie (1632), la Ronde de nuit (1642), les Syndics (1661), représentent les trois manières de Rembrandt. Ces divisions ont l’avantage d’imposer une méthode dans l’exploration touffue de l’œuvre totale, mais elles nous paraissent dangereuses et superficielles. Rembrandt n’a point changé de peindre d’une façon pour en adopter une autre. Il n’a jamais subi, à part celle de Lastman, aucune influence ; il s’est développé logiquement, ne trouvant matière à changement qu’en lui-même. On peut donc dire, ou bien qu’il n’a qu’une manière, la sienne, ou bien qu’il en a eu



une infinité, selon qu’on envisage sa continue progression unique ou son extraordinaire renouvellement, de lustre en lustre, et quelquefois d’année en année.

Il commence par peindre sec et dur et minutieux (le Changeur (1627), le Saint Paul en sa prison (1627) ; la facture est lourde, la couleur épaisse, brûlée, cuite. Mais la surprise apparaît dans la mise en scène. La lumière frappant abondamment les objets le préoccupe. Peu à peu la volonté de serrer de près l’extériorité le conduit à un art soigné, propret, lisse. Une harmonie de bleus, de verts pâles, de jaunes rosâtres le requiert. Certaines toiles : l’Iscariote venant rendre les trente deniers (1628 ou 1629), le Christ et les disciples d’Emmaüs (1629), renseignent sur cette phase. Vient ensuite l’influence de Lastman, le maître amsterdamois qu’il s’est choisi. La Présentation au Temple (1631), du musée de La Haye, ne semble point encore une œuvre personnelle. Certes, elle s’élève au-dessus des compositions précédentes. La mise en valeur du sujet principal y est despotiquement sauvegardée ; les architectures mystérieuses et colossales y apparaissent pour la première fois, mais le faire en est encore lisse et docile et timide. Le maître Lastman en a surveillé l’exécution. Dans la Sainte Famille (1631) du musée de Munich, l’affranchissement du génie de Rembrandt se poursuit. Le coup de pinceau s’enhardit, s’affirme. Il traite d’après lui-même la scène telle qu’il la conçoit.

Tous ces voyages en des voies non pas différentes, mais successives, le conduisent lentement à la Leçon d’anatomie qui, tout à coup, le met en grande lumière comme les personnages de son tableau. Ce fut un émerveillement, bien que de nombreux défauts (inattention de quelques personnages qui regardent le spectateur au lieu de suivre la démonstration du professeur ; peinture trop sèche dans les avant-plans, peinture trop molle dans les chairs forcément rigides du cadavre) nous défendent de ranger parmi les chefs-d’œuvre ce grave et déjà puissant morceau d’art. Il est certain que tels portraits faits à la même époque prouvent mieux que la Leçon d’anatomie quel observateur aigu et fort était Rembrandt vers l’âge de vingt-cinq ans. Dans les soi-disant Hugo Grotius et sa femme (1632 et 1633) du musée de Brunswick, dans la Marguerite van Bilderbeecq (1633) du musée de Francfort, dans le Coppenol (vers 1632) du musée de Cassel, se manifeste un tel souci d’exactitude, de minutie et de vérité et des dons si solides et si probes que, dès cette période quasi de début encore, un grand peintre individuel et complet s’y devine.

Élargir sa manière, libérer son dessin, se réjouir les yeux par l’emploi de couleurs généreuses et riches, s’habituer aux pâtes grasses et profondes, se donner tout entier à la vie, voilà ce qu’il se propose immédiatement après. Il ose s’écouter, il va se comprendre.

Il s’est rapidement conquis ; le peu qu’il doit au voisin, il se l’est si profondément assimilé qu’il se l’est fait sien. Dès ce moment, il ne sera plus qu’un génie qui exprime son évolution, c’est-à-dire le vrai et grand Rembrandt,



qu’atteignent les remarques faites au début de cette étude et que viseront celles qui la termineront. Et sa marche toujours ascendante dans la lumière suprême commence. Le succès de la Leçon d’anatomie attire vers son atelier certains personnages amsterdamois qui l’abandonneront ensuite. Il les campe en des portraits de plus en plus libres de facture et de couleur. Ses modèles sont le docteur Tulp, le poète Jean Krul, le secrétaire d’Etat Maurice Huygens, le bourgmestre Pellicorne et sa femme Suzanne van Collen, le pasteur Alenson et son épouse ; enfin, Martin Daey et surtout sa femme, Machteld van Doorn, dont la toilette de satin et de bijoux semble choisie par Rembrandt lui-même pour satisfaire son goût naissant d’opulence orfévrée.

Jusqu’à ce moment, il n’a fait qu’affirmer sa maîtrise. On le comprend aisément ; il est avant tout un peintre. Bientôt, il deviendra le visionnaire. Il commence à fréquenter chez les Juifs. On le surprend chez les rabbins qui lui expliquent les Bibles, qui affirment l’étrange et le surnaturel, qui donnent aux versets une interprétation soudaine et comme illuminée, qui font vivre à ses yeux le rêve intérieur qu’il porte en lui.

On peut le définir : le peintre des miracles. Tout, son métier, sa couleur, la lumière prodigieuse qu’il crée et dont il a doté l’art à jamais, le prédispose à cette mission suprême. Il n’est point un artiste spécialement religieux, il n’est point un assembleur de drames fantastiques, il n’est point un éveilleur de songes peints, ni un susciteur de symboles ; il est celui qui doue d’authenticité le surnaturel. Sous son pinceau, le prodige semble avoir eu lieu vraiment, tant il y inclut d’humanité pantelante et profonde. Il empêche que l’on doute de ce qu’il décrit. Vivant naturellement dans le monde de son imagination, il nous y fait croire aussi aisément que ses compatriotes les Metsu et les Terburg nous font admettre l’existence d’une belle dame, assise devant une table et portant à sa bouche le fruit juteux qu’elle prit, voici un instant, dans une assiette d’argent ou de vermeil.

Orienté d’une telle manière vers la peinture suprême, il s’amuse à pourtraicturer d’abord ceux qui la lui suggèrent : les rabbins à grande barbe, au nez busqué, aux yeux profonds, à l’allure imposante et sacerdotale. Pour les grandir et les solenniser plus encore, il les affuble de turbans, de manteaux riches, de pelisses mordorées, d’aigrettes frêles et fines où radie parfois une pierre précieuse. Et c’est également lui-même qu’il traduit sur ses toiles, d’abord parce qu’il s’aime ardemment, ensuite parce qu’il se sent beau de jeunesse et de force. Il se mue, grâce à des déguisements nombreux, soit en prince, en gentilhomme, en guerrier ; il s’apparaît à lui-même comme sortant de l’histoire ou de la légende ; il s’admire en son rôle d’être extraordinaire et fou et satisfait ainsi ses goûts les plus décisifs. Ses effigies datant de cette époque (1630 à 1634) se retrouvent aux musées de La Haye, de Florence, de Cassel, de Brunswick et de Londres.



Quand, en 1634, il aura épousé Saskia van Uylenburgh et inauguré la vie de joie et de folie de leurs fiançailles et de leur mariage, il la peindra tout comme il se peint lui-même, avec la même élégance, le même luxe et la même féerie. Bien plus, elle l’aidera à réaliser son vrai art, celui des prodiges et des miracles. En 1634, il la transformera en Bethsabée (musée de Madrid), en Artémise et en Danaé (1636). La surnaturelle intervention de l’or divin pleuvant sur une chair humaine et l’illuminant de splendeur servira à grandir Saskia et à l’élever au rang de personnage mythique. Désormais, il possédera une femme qui, à ses yeux, fut idolâtrée par David, ou convoitée par Jupiter.

Les Philosophes (1633) du Louvre indiquent mieux encore que la Danaé ses préoccupations intellectuelles. La légende des Faust et des Flamel devait infiniment lui plaire. Il aimait à s’identifier avec eux. Ils étaient comme lui les prisonniers de leurs rêves et les assoiffés de l’inconnu. Non pas qu’il s’inclinât sur les livres et cherchât dans les champs de la science la clef des édens fermés. Peu de bouquins sont mentionnés au cours de son inventaire. Sa bibliothèque était pauvre. Peut-être ne s’est-il complu qu’à feuilleter l’Ancien ou le Nouveau Testament C’était donc uniquement l’amour que ces génies du passé occultiste avaient pour l’extraordinaire qui le séduisait et l’enflammait. Il les continuait à sa manière et son art était voisin de leur science.

Tout à coup on le surprend peignant les sujets les plus ordinaires : un Butor (1639, musée de Dresde), des Paons (1638, coll. Cartwright), un Bœuf éventré (1655, musée du Louvre). Certes, il ne peut s’empêcher de grandir ces très humbles modèles, mais le rendu terre à terre, dans sa vulgarité, n’en reste pas moins un but à ses yeux.

Pourquoi se détourne-t-il ainsi brusquement de son vrai art ? La réponse est fort simple. Il veut par une étude minutieuse de ton sur ton (roux sur roux, gris sur gris, rouge sur rouge) acquérir ce qui lui manque encore : la souplesse dans les désinences et les nuances des couleurs voisines, afin de pouvoir exécuter plus tard toute la gamme d’une même lumière, se dégradant à l’infini d’un objet sur un objet voisin. Ces toiles qu’illustrent d’admirables natures mortes ne sont donc à ses yeux qu’un exercice et ne le tentent que par la difficulté vaincue.

Au reste, concurremment avec elles, il mène à bonne fin toute une série d’œuvres dont la donnée épique ou légendaire le maintient dans sa vraie voie d’évocateur. L’Ange Raphaël quittant la famille de Tobie, du Louvre, date de 1637. La composition en est admirable. La famille du patriarche, le père à genoux, la femme et le fils serrés dans leur crainte, le chien familier se blottissant auprès de sa maîtresse, rendent témoignage du miracle, tandis que l’ange guérisseur, farouche et impétueux disparaît d’un vol droit et vainqueur vers les cieux et rejoint les milices célestes dont il s’est un instant détaché. Ce fait extraordinaire est, comme toujours chez Rembrandt, représenté dans son essence. Rien n’est de trop. Aucun



geste ne détonne. Aucune parade, nulle enflure. L’impression est authentique : on ne doute pas un instant que le ciel s’est occupé de la terre, que Dieu s’est incliné vers les hommes et que le vieillard adorant a été touché par une main sortie de la nue.

De même dans l’histoire de Samson — Samson menaçant son beau-père (1635, musée de Berlin), Samson terrassé par les Philistins (1636, coll. Schoenborn), Noces de Samson (1638, galerie de Dresde) — la signification de la légende est précisée avec sobriété et grandeur sans aucune rhétorique, sans la moindre déclamation.

La tragédie de l’Évangile devait nécessairement s’imposer à l’art de Rembrandt. Tant d’humanité s’y mêle à tant de douleur et de grandeur, de si beaux gestes s’y dessinent sur fond de cataclysme, la bonté suprême, la douceur infinie, les larmes, les tendresses, les désespoirs s’y confondent en de tels sanglots, que rien plus que cette passion d’un Dieu fait homme n’était à même de fournir au peintre un sujet qui convînt à sa force. Le prince d’Orange le lui commanda. Rembrandt l’acheva en 1638.

Il le divisa en cinq compositions. Il les estime 1000 florins pièce et dans la lettre qui accompagne leur envoi à leur destinataire, il écrit : « Je me fie au goût et à la discrétion du prince qui pourrait me donner moins, si Son Altesse trouve que mon travail ne mérite pas autant. »

C’est à la Pinacothèque de Munich que l’œuvre a été recueillie.

À la voir, on est frappé d’abord par sa profonde unité. On va d’un panneau à l’autre, pieusement, comme les fidèles dans les églises font le chemin de croix. Les scènes succèdent aux scènes ; elles s’enchaînent, se complètent. Elles sont échelonnées sur la même voie douloureuse.

Le maître, selon sa coutume, habille ses personnages des costumes les plus variés. Des seigneurs à turban et à pelisses y côtoient des gens du peuple fagottés comme en Hollande ; des femmes vêtues comme des religieuses s’y trouvent placées à côté de princesses sorties d’un rêve. Ce dédain de toute vraie couleur locale incite l’esprit à se représenter la scène loin de tout lieu réel, là-bas, quelque part, dans l’imaginaire. Une sorte de drapeau sacré pend, dans la grotte sépulcrale, au-dessus de l’ensevelissement.

Le drame apparaît tout autant dans la disposition et l’éclairage des décors que dans l’attitude et l’angoisse des groupes humains. Pour Rembrandt, ce sont les choses autant que les êtres qui sont affectées par la fin de celui qui les créa. Il plane au-dessus de l’Érection de la Croix, de l’Ensevelissement, de la Résurrection et de l’Ascension une telle atmosphère d’agonie ou de splendeur, qu’on se croit soit à la fin de notre monde, soit à la naissance d’un univers nouveau.

La Sainte Famille du Louvre (1640), dont l’intimité et l’humilité soulignent la céleste douceur, le Sacrifice de Manué (1641) de la galerie de Dresde, où tant de simplicité s’unit à une émotion si contenue, le Jeune homme



en armure (1635, collection Richard Mortimer, à New-York), sobre et ardent, sont œuvres à signaler à côté de la Passion de Munich. Elles lui sont contemporaines ou légèrement postérieures et précèdent toutes la Ronde de nuit que nous allons analyser.

Depuis quelques années, les sociétés civiques d’Amsterdam avaient coutume de commander à quelqu’un des peintres du pays un souvenir corporatif. Les principaux membres de la gilde léguaient leur image à leurs successeurs.

De telles œuvres apparaissent comme une sorte de lieu commun de la peinture hollandaise : les traditions y étaient observées scrupuleusement et l’invention du maître tenue à l’écart. On rangeait les membres de la corporation en ligne, le chef occupant la place centrale, les dignitaires se massant à ses côtés. Parfois, on les assemblait autour d’un festin. Dès 1583, Cornelisz avait peint de telle manière le Repas du Vieux-Doelen. Cinq toiles de Frans Hals représentaient l’assemblée de la gilde de Saint-Georges et deux pages célèbres de Ravesteyn traitaient un sujet identique.

En 1642, la corporation des Arquebusiers d’Amsterdam s’adressa à Rembrandt pour qu’il lui prêtât son talent. La commande lui était payée 1600 florins.

Il se mit à l’ouvrage rapidement. On espérait le voir se soumettre aux usages depuis longtemps établis et fixer les effigies des arquebusiers d’après l’ordre hiérarchique dans une salle de festin ou de réunion. Rembrandt trompa une telle attente. Il n’aurait pu se plier à une convention aussi réaliste. Peintre de l’extraordinaire, fatalement, il lui fallut inventer quelque scène où l’étrange abolirait ce que le sujet avait de trop terre à terre. Il fit le tableau connu sous le titre : La Ronde de nuit, et jamais œuvre n’apparut aussi énigmatique, aussi soudaine et aussi bouleversante. À quelle heure, pour quel motif, dans quel ordre, en quelle ville ces hommes sont-ils réunis ? Si c’est une prise d’armes, pourquoi cette lumière de fête ? Pourquoi égarer là cette sorte de princesse vêtue d’or et de soie, cette naine des légendes qui attire vers elle l’unanime attention ? Pourquoi ces miroirs pendus à des piliers ? Personne n’a pu jusqu’à présent dénouer les mille nœuds de cette énigme. On se heurte aux conjectures et l’on peut se demander si Rembrandt lui-même a su quel sujet il traitait. Il est possible qu’il n’ait traduit qu’un rêve et qu’il l’ait peuplé de personnages guerriers uniquement parce que ceux-ci posaient devant lui. Quoi qu’il en soit, la scène telle qu’elle nous est présentée pourrait servir d’illustration à quelque comédie de Shakespeare où la fantaisie se mêle à l’analyse des caractères et même à quelque proverbe de Musset.

La Ronde de nuit valut à Rembrandt la disgrâce des bourgeois d’Amsterdam et l’engagea dans un dédale de contestations avec la gilde. Chacun des dignitaires se trouvait frustré dans ses espérances. Leur chef, le capitaine Banning Cock, mécontent comme tout le monde, s’adressa au peintre van der Helst pour qu’il lui restituât une image fidèle de sa personne et qu’il lui fît oublier ainsi la maladresse de Rembrandt. La mort de Saskia survint au milieu de ces multiples traverses. Le maître sentit sa vie chavirer. Son existence de joie et de confiance se brisa brusquement. Avec la mort qui entra chez lui, la réalité effrayante et ennemie le saisit violemment à la gorge. Son art aurait pu sombrer tout à coup et descendre des sommets éclatants où sa vision l’avait jusqu’à cet instant maintenu. Heureusement il n’en fut rien. Dégoûté plus que jamais du monde, il se réfugia pour quelque temps dans la solitude champêtre et le paysage enchanta ses yeux. Il le traita comme un visionnaire ; à peine en ses eaux-fortes le vit-il comme il était. Dans ses toiles, la fantaisie la plus entière continue à le séduire. À l’instant même où les van Goyen, les Salomon Ruysdael et les Simon de Vlieger instaurent le paysage hollandais avec ses plus profondes caractéristiques, lui, Rembrandt, semble nier dans ses œuvres tout ce qu’ils affirment dans les leurs. L’Orage du musée de Brunswick apparaît comme un cauchemar où toute l’âme du maître, si bouleversée à cette époque, transparaît. Cette lueur phosphorescente qui éclaire, là-bas, les murailles d’une ville, ces nuées noires, épaisses, violentes, qui bouleversent la lumière du ciel, ces montagnes chaotiques qui semblent chevaucher les unes sur les autres, ces terrains mal établis et mal équilibrés, tout en cette toile défie la réalité vraie. La Ruine du musée de Cassel n’est pas moins étrange. En quel lieu de la terre un tel site peut-il exister ? Un moulin à vent s’y élève au fond d’une vallée, au bord d’une rivière, enfermée dans les montagnes ; un cavalier enturbanné passe près d’un pêcheur accroupi non loin de l’eau ; des cygnes nagent vers lui ; un vieux bateau moisit près de la berge et tout là-haut, dans une lumière radieuse, toute pénétrée de rayons d’or, une ruine surgit comme une apothéose. Le décor est grandiose et splendide. Exprimait-il, aux yeux de Rembrandt, on ne sait quelle idée qui dormait en lui et qu’il dégageait ainsi de son mystère ?

Après avoir fixé, en une effigie admirable, la matrone Elisabeth Bas (musée d’Amsterdam), et magnifiquement dépeint son caractère avec un pinceau ferme et sûr, il se complaît encore à ressusciter Saskia (1643, musée de Berlin) et son ami le ministre Sylvius (1644, coll. Carstanjen).

Il leur donne pour compagnon sa propre image (musées de Cambridge, de Leipzig et de Carlsruhe), et ces diverses toiles, presque intimes, lui rappellent le beau passé. Même, ces regrets mêlés de souvenirs tendres se peuvent découvrir encore dans la Sainte Famille et dans le Berceau que possède M. Boughton-Knight. Mais le voici qui s’est ressaisi : les grandes œuvres le tentent à nouveau. Il entre dans une période de production comme fraîche et renouvelée où chaque page qu’il achève est un chef-d’œuvre. La paix de Münster (1648) met fin à la guerre de Trente ans. La Hollande se carre de plus en plus dans la prospérité et la richesse. Toute l’Europe reconnaît sa force. Malheureusement, Rembrandt n’est pas le peintre apte à célébrer de tels succès. Si son tableau La Concorde du pays nous présente une admirable page pittoresque où se heurtent un fouillis de lances, de chevaux, de cavaliers, de cartels et d’épées, mille intentions violentes et confuses, aucune idée maîtresse et claire ne s’en dégage. Voici coup sur coup de merveilleuses toiles : Jacob s’évanouissant à la vue de la robe de Joseph, Abraham recevant les anges, Le Bon Samaritain et Les Pèlerins d’Emmaüs. Ces deux dernières appartiennent au Louvre et sont datées de 1648.

Dans la première, la scène se passe en une cour d’auberge. Un homme riche y ramène un malade pauvre pour le soigner et lui verser plus encore dans le cœur que sur ses plaies tout un trésor de charité et de bonté. Le crépuscule qui tombe semble avec toute sa douceur et sa mélancolie participer à ces hauts sentiments humains. La toile, traitée avec une simplicité entière, se trouve tout à coup grandie par cette intervention magnifique et sereine de la nature. Le Samaritain devient comme un symbole, et c’est vraiment la miséricorde infinie que cette page profère.

Les Pèlerins d’Emmaüs sont plus merveilleux encore. Rien n’apparaît dans le décor qui ne soit comme humble et nu. Toute la splendeur de l’œuvre, toute sa pénétration profonde, toute sa surnaturelle puissance résident dans trois attitudes — celles des deux disciples et du serviteur — et dans la tête du Christ. Jamais un tel visage de Dieu n’a ébloui la peinture. Les têtes de Jésus de Léonard de Vinci, celles de Titien, celles de Rubens, celles de Raphaël ou de Velasquez semblent d’une superficialité entière si on les compare à celle de Rembrandt. L’humanité infinie de celle-ci est indescriptible. Elle renferme en elle toute la douceur de la vie et toute la tristesse de la mort. Ses yeux viennent de si loin vers la souffrance humaine et son front apparaît si clair et si doux dans la ténèbre universelle ! On ne sait dire comment elle est peinte ; elle semble ne pas exister et se contenter d’apparaître. Autour d’elle l’adoration s’impose et les disciples la vénèrent avec un effroi tendre. Et le Christ rompt le pain d’une main lente, regardant ailleurs, comme si son geste n’était que la manifestation emblématique d’une vérité qu’on ne comprendra que plus tard.

Enfin une dernière page plus étonnante encore que les deux précédentes règne au musée de Brunswick. Elle s’intitule : Le Christ apparaissant à Madeleine. Sa date ? 1651.

Toute en noir, Madeleine s’est réfugiée dans quelque lieu désert, loin de la ville, au crépuscule. Jésus lui apparaît parmi les rochers. Il vient d’au delà de la terre. C’est l’amour qui lui a conseillé ce prodige. La pénitente se traîne vers lui et voudrait baiser le bord de son manteau. Mais un signe de la main du Christ l’arrête. La scène est toute de silence. Voici le maître dans la lumière, l’amante dans l’ombre, représentant l’un la vie — quoique mort, — l’autre la mort — quoique vivante, — et telle est la force de cette double et antithétique présence que vraiment l’œuvre apparaît comme venue d’au delà des



forces humaines. C’est la toile du monde où un peintre sous l’enveloppe parlante de la ligne et de la couleur a renfermé le plus de réalité muette et divine.

Quand Henriette Stoffels entre dans sa vie, lui apportant avant la chute extrême quelques années de joie dernière, Rembrandt, dirait-on, se rejette en plein dans son rêve. De cette servante qui consent, malgré les rigueurs et les avertissements des pasteurs de sa paroisse, à devenir et à rester sa maîtresse, il fait, comme il fit de Saskia, la reine de ses illusions et de ses chimères. Son art de visionnaire la pare, la fête et la célèbre. Dans le portrait (1649 ?) du Louvre, elle est vêtue d’une pelisse dorée ; des bijoux ornent sa poitrine, des bracelets chargent ses poignets, d’énormes et précieux pendants d’oreilles encadrent son visage. Jamais on ne la croirait servante. En effet, pour Rembrandt, elle ne l’est et ne le fut jamais ; elle lui est la jeunesse, la fraîcheur et la volupté. Elle a les lèvres neuves, le teint rayonnant. Elle lui arrive, avec, entre ses mains, la bonté, l’ardeur, l’admiration. Il est à l’âge où les hommes puissants comme lui éprouvent, en leur être total, un renouveau de force et de fierté. Il n’importe que Henriette ne soit ni régulièrement ni classiquement belle. Il se charge de l’orner et de la grandir si merveilleusement qu’elle apparaîtra sur ses toiles aussi imposante et aussi parfaite que les femmes les plus célèbres. Il la voit avec des yeux d’artiste transfigurateur ; il l’entoure de tout son amour. Elle lui sert, comme Saskia, à s’évader de la réalité et à le transporter dans sa vraie vie. Dès ce moment elle lui sera la Suzanne (1654) de la National Gallery et la Bethsabée de la collection La Caze. Ô les deux admirables œuvres ! La Baigneuse ou la Suzanne de Londres a beau apparaître vulgaire de corps et de visage, elle est dorée d’une telle lumière, elle est baignée dans une telle atmosphère de feu, qu’elle existe comme un être de légende ardente. La manière dont Rembrandt traite le nu peut s’étudier ici mieux qu’ailleurs. Les Titien, les Rubens, les Véronèse, quel que soit leur amour pour un beau corps, le peignent, j’oserais dire, d’une manière abstraite, dès qu’ils veulent traduire un objet de beauté. Dans leurs décorations, il peuple leurs toiles allégoriques ou symboliques. Il est un prétexte à lignes et à couleurs. Il fait partie des fleurs, des guirlandes, des drapeaux qu’ils prodiguent dans leurs fresques. D’autres fois il n’est que l’expression de leur volupté charmée.

Pour Rembrandt le nu apparaît sacré. Il ne l’embellit jamais, même quand il peint Saskia. Il est la matière dont est faite l’humanité triste et belle, pitoyable et magnifique, douce et violente. Les corps les plus déjetés, il les aime de tout son amour de la vie. Il les rehausse de tout le prestige de sa peinture.

Aussi la Bethsabée du Louvre, quoique n’offrant aux regards que des chairs quasi fatiguées, s’illumine, sur sa terrasse, d’une gloire si dorée, qu’elle semble concentrer en elle tout le rayonnement de l’Orient. Vraiment fallait-il que la puissance de tendresse de Rembrandt fût énorme pour faire surgir d’un corps que la réalité marquait d’un sceau aussi commun une telle apothéose ! Si Steen ou Brouwer l’avaient peint, ils l’auraient campé en leurs cabarets, tout chargé de sa graisse, tout appesanti sous sa déformation, dans un débraillé cynique et obscène. Et jamais ni Terburg, ni Metsu n’en auraient fait usage, ne fût-ce que pour représenter l’humble domestique qui apporte sur un plateau quelque verre ou quelque fruit. Pour Rembrandt, au contraire, la réalité n’existe que pour autant qu’il la peut sublimer à force d’y concentrer de l’humanité attendrie et de la vérité profonde et pathétique. Cette vérité ardente et nue, cette humanité simple et grande deviennent peu à peu sa suprême préoccupation au fur et à mesure que les années noires et vides de la fin de son existence l’enveloppent.

Voici l’heure de son art le plus haut.

Malgré la tendresse de Henriette, malgré la filiale attention de son fils, l’angoisse, l’ennui, la pauvreté le cernent de plus en plus près. Il n’a de refuge qu’en lui-même. Sa souffrance et sa détresse, au lieu de l’abattre, l’exaltent. Il n’existe plus que pour son pinceau, ses couleurs, sa palette.

Une seconde fois, il compose une Leçon d’anatomie (1656, musée d’Amsterdam). Le professeur Deyman y est figuré tenant en main la calotte d’un crâne, tandis que le cadavre, les pieds tournés vers le spectateur, s’étend dans la hideur verte et bleue de la mort. La toile lut en partie brûlée ; ce qui en reste demeure le vestige d’un admirable et pathétique chef-d’œuvre.

La même année est exécuté le Jacob bénissant les fils de Joseph, musée de Cassel. La douleur du patriarche, l’attitude de son fils et de sa bru, les deux enfants Ephraïm et Manassé, concourent à donner une impression profonde de résignation et de tendresse. L’âme du peintre se confesse en cette scène de douceur funèbre. La facture est aussi simple et aussi large que possible. Les tons ne se heurtent point ; ils se nuancent, se graduent ou s’effacent avec une entente souveraine de l’unité partout maintenue.

Le Reniement de saint Pierre (1606, musée de l’Ermitage) est aussi tragique que le Jacob. Quant au Christ à la colonne du musée de Darmstadt, c’est le drame même de la vie de Rembrandt qui semble s’y dévoiler. Dans la torture de celui qui représente à ses yeux toute la souffrance, il retrouve la sienne propre. Les bourreaux violents et féroces sont ses persécuteurs ; la colonne où la chair et les membres divins sont attachés lui apparaît comme le pilori où l’on a cloué sa réputation et son honneur. Toute la rage qui s’étale en cette page, il l’a sentie acharnée sur lui-même, et, comme Dieu, c’est par la bonté qu’il veut y répondre. Aussi la face du Christ, qu’il interprète si souvent avec une telle compréhension du surnaturel, s’éclaire-t-elle ici plus souveraine encore qu’ailleurs.

On ne sait en quelles circonstances lui fut faite la commande des Syndics (1661, musée d’Amsterdam) pour la corporation des drapiers. L’œuvre est certes la plus parfaite que le maître ait laissée — mais elle est loin d’être la plus haute et la plus belle.

Une sorte d’apaisement semble s’être fait en son esprit en la peignant. Tout y est ordre, mesure, tranquillité, force et sagesse. Pour les peintres, jamais on n’a mieux peint, ni mieux composé. La facture est large et sûre ; le ton sobre, sonore et plein. La puissance des noirs et des bruns, et la grande ampleur des rouges du tapis, loin de monotoniser l’œuvre, en augmentent l’impeccable prestige. On dirait une toile faite par un maître devant lequel la science de tous les autres maîtres se serait inclinée et s’avouerait vaincue.

Mais Rembrandt n’était point fait pour s’immobiliser, fût-ce dans la perfection. Sa force est trop profonde. Il ne veut s’arrêter à la surface des formes justes et des colorations irréprochables. Aussi bondit-il vers de nouvelles et plus ardentes expressions de vie et, sur le point de mourir, invente-t-il comme une nouvelle peinture.

C’est dans le dénuement quasi absolu qu’il peint, au hasard de ses séjours de logis en logis, d’auberge en auberge, ses deux portraits (1660) dont l’un s’impose au Louvre et l’autre à la collection de lord Lansdowne.

C’est en 1660 également qu’il peint une dernière fois son ami Six. La caractérisation du modèle obtenue par quelques coups de pinceau essentiels, une fougue maîtrisée et donnant l’illusion de la plus haute puissance d’art, la composition enlevée comme une esquisse et apparaissant définitive et complète, une audace dans l’empâtement qui aboutit au relief, telle est sa suprême manière de peindre. On la surprend dans le Saint Mathieu du Louvre, dans la Lucrèce de la collection Borden, de New-York, dans le Retour de l’Enfant prodigue de l’Ermitage, le Portrait de famille du musée de Brunswick. Les ors qu’il ne possède plus, mais qui l’hallucinent encore, les reflets et les éclairages beaux comme des trésors renversés sous des flambeaux, les coulées énormes des pâtes où ses doigts, son couteau, et jusqu’au manche de sa brosse s’ébattent et dessinent des creux et des reliefs de bijouterie et d’ornementation richissime, le séduisent et le grisent plus que jamais. Il possède quelque part un vieux buste d’Homère. Les traits ravagés, les yeux éteints, le drame imprimé sur l’image, la déréliction qui tua, d’après la légende, le poète, lui sont connus. Une sympathie naît soudaine. Et le voici, peignant le vieil aveugle, vêtu de vêtements de clarté, assis largement dans un fauteuil, tel qu’il se rêve lui-même, devant l’avenir. Cette œuvre, récemment découverte, appartient au musée de La Haye. D’autres fois, c’est l’image d’une jeune fille toute recueillie dans son innocence, toute pure et candide, qu’il pare d’une belle robe de noce et dont lui-même — on le pourrait croire — s’approche paternellement pour parler d’amour et de maternité future. Ses mains, avec un infini respect, avec une tendresse profonde, attouchent la jeune poitrine cachée sous la robe, réalisant un des gestes les plus



vrais, les plus chastes et les plus beaux de la peinture. L’homme et la femme — on intitule énigmatiquement le groupe : La Fiancée juive — déploient un luxe d’ors, de velours et de soie qui contraste avec l’intimité de la scène, mais qui explique d’autant mieux la passion de féerie et de chimère restée intacte dans le cœur de Rembrandt.

Il réalise encore avec la même liberté allant jusqu’à la témérité suprême, avec la même vision magnifique et folle, le Saül — récemment acquis par M. Bredius — et surtout Esther, Assuérus et Aman, que possède la reine de Roumanie. La mise en page est autoritaire, la violence des argents et des pierres brûle la toile, la psychologie des trois personnages est shakespearienne, les couleurs sont fastueuses, le dessin sûr comme au temps de la maturité. Le sceptre sortant soudain de l’ombre — tel un éclair — illumine toute la scène de son prestige. On dirait qu’il domine les trois acteurs du drame, sous le rai d’or de sa volonté dardée. Rembrandt meurt debout après ce dernier chef-d’œuvre.