Henri Laurens, éditeur (Les Grands Artistes) (p. 36-39).


III.

Son caractère.


Le fond du caractère de Rembrandt est d’un inconscient et monstrueux égoïsme. Tous les hommes suprêmes sont taillés de la sorte. Ils ne vivent que pour leur art, et leur art, c’est eux-mêmes. Ils agissent toujours avec candeur, sans se rendre compte de l’étonnement qu’ils suscitent. Ils trompent ceux qui les regardent par leurs gestes bienveillants et quelquefois admirables, ils sont grands et sereins dans l’infortune, mais tous leurs actes, quelque magnifiques qu’ils soient, ne sont que la manifestation de leur orgueil Leur vertu, ou plutôt leur absence de tares et de vices, ne provient que de leur indifférence souveraine pour tout ce qui n’est pas eux. Ils se haussent à un plan supérieur où le bien et le mal ne procèdent ni de l’effort, ni de la lâcheté. Les plus intelligents sourient à l’humanité, la plaignent, essayent de la consoler, s’étonnent des misères qui ne les atteignent pas, acceptent le bonheur qui ne les touche pas, et passent à travers les jours et les années comme indemnes de tout ce qui atteint l’espèce.

Rembrandt est un timide. Une de ses premières effigies (portrait d’adolescent, collection Pierpont-Morgan) nous le dépeint dans une attitude attentive, avec des gestes comme rentrés, la figure douce, le regard en dedans. C’est une porte ouverte sur sa nature. Une grande candeur s’y dévoile.

Et ce timide est en même temps un puéril. Il le sera dans toutes les circonstances de sa vie jusqu’à sa mort. Il s’aime ingénument. Dans la bonne ou mauvaise fortune, dans la joie ou dans le deuil, toujours il chérira ses traits, son allure et son port. Comme un enfant devant un miroir, il se plaira à regarder son rire, ses pleurs, sa grimace. Il les peindra tels qu’ils sont, sans même songer à avoir peur du ridicule. Il trouve bon tout ce qu’il fait et veut qu’on le sache et qu’on le voie. Il ne peut admettre qu’on ne prenne intérêt à ce qui l’intéresse. Sa joie déborde jusqu’à l’ostentation, elle n’a aucune retenue, aucune pudeur. Et cet amour immodéré de soi, il l’étend à ceux qui vivent à ses côtés. Les siens, c’est encore lui-même. À ses yeux, ils ne vivent que de son existence. S’ils sont beaux, c’est comme s’il l’était lui-même. Son père, sa mère, son frère, sa sœur, sa femme, ses enfants, sa servante, ses amis, il les peint avec joie comme il se peint lui-même. Il les illumine de sa lumière, ils coexistent avec lui, ils servent à son bonheur, ils sont attirés par lui hors de leur réalité, et transportés là-haut, tout là-haut, dans son rêve.

Mais par un curieux phénomène, sitôt que les êtres ainsi absorbés par l’égoïsme naïf et merveilleux d’un homme se détachent de lui, leur perte ne lui est pas aussi profondément ni aussi infiniment sensible qu’on le pourrait croire. Quand Saskia qu’il aimait tant quitta la vie, Rembrandt s’en consola relativement vite. Il lui suffit qu’une autre femme, une simple servante que son imagination adopte, traversât son existence pour que sa douleur tarît et que le trou qu’avait fait la mort dans son rêve fût comblé.

Et de même, s’il supporta, sans cesser de travailler, la ruine, c’est que les jugements du monde l’agaçaient mais ne l’abattaient point. Tant que lui-même n’était pas atteint, rien n’était irrémédiablement perdu. Au fond de lui régnait toujours l’illusion. C’était comme une jouvence où il se retrempait. Elle était son art et sa vie tout à la fois. Elle explique son caractère et sa peinture. J’aimerais à le montrer, grâce à elle, agissant et pensant ; elle éclaire ses apparentes contradictions, ses rires quand ses larmes sont à peine séchées, ses abattements suivis d’une vigueur soudaine, ses amours sans cesse renaissantes, ses oublis faciles, ses dédains et ses mépris, ses grandeurs et ses folies. Toutes les antithèses il les noue en faisceau et les porte droit devant lui, parce qu’il les rassemble avec les cordes d’or de cette illusion maîtresse. Il apparaît complexe et contradictoire. À la vérité il est logique sans le vouloir.

L’ingénuité, la candeur, le don d’enfance qu’il conserva sans le ternir, le cuirassaient contre les hommes et les choses ; l’indifférence et l’égoïsme brûlant en lui comme une fête avec tous leurs feux, jusqu’au soir de ses jours, lui assuraient la victoire même dans la défaite. Ce caractère, au surplus, lui était nécessaire pour son travail et pour sa pensée. S’il n’avait été armé de la sorte, son œuvre eût été interrompue à mi-hauteur et le faîte glorieux dont sa vieillesse l’a couronnée manquerait tout entier.