Relation historique de la peste de Marseille en 1720/18

 : Observations en fin de livre.
Pierre Marteau (p. 308-333).
Chapitre XVIII


CHAPITRE XVIII.

Revelation d’une fille devote. Chanoines de St. Martin dépoſſedés de leurs Benefices.



QUoique les calamités publiques, dont Dieu afflige une Ville, ſoient un effet de ſa colere ſur tous ſes habitans, il s’y trouve pourtant toûjours parmi eux quelque homme de bien digne de ſa protection, ou qu’il diſtingue des autres par quelque faveur ſinguliere ; les exemples en ſont trop familieres dans l’Ecriture, pour être raportés. Il a agi de même dans tous les tems, & il n’eſt point de déſolation publique, qui ne ſoit ſignalée par quelque miracle ſemblable. C’eſt à ces ames ſaintes qu’il aime à ſe communiquer, c’eſt par elles qu’il ſe plaît quelques-fois à nous manifeſter ſes volontés. Il ne faut donc pas toûjours regarder les revelations qu’ont les perſonnes pieuſes, comme des viſions qui viennent plutôt d’une imagination forte & échauffée que d’une inſpiration divine ; mais auſſi il faut qu’elles ſoient fondées ſur une ſincere & ſolide pieté. Je ne ſçay ſi la revelation qu’eut une fille dévote de cette Ville pendant la contagion eſt de ce dernier caractere, mais quand elle ne le ſeroit pas, nous n’avons pas crû devoir nous diſpenſer de raconter ce qui s’eſt paſſé à ſon occaſion.

Une Fille d’une éminente pieté, ſe trouvant attaquée du mal, peu avant ſa mort communiqua à ſon Confeſſeur une Revelation, qu’elle prétendoit avoir euë. Ce Confeſſeur qui étoit un Religieux Obſervantin reſpectable par ſa pieté, à laquelle il joint toute l’habileté d’un ſavant Directeur, avoit éprouvé pluſieurs fois la vertu de ſa pénitente, & avoit crû qu’elle avoit été favoriſée de frequentes aparitions de la ſainte Vierge, Dépuis le commencement de la contagion elle avoit prédit bien de choſes que l’évenement a verifiées ; c’eſt ce que le bruit public m’en a appris, & dont je ne me donne pas pour garant. Cette Fille dit donc à ſon Confeſſeur que le fleau, qui affligeoit Marſeille, ne ceſſeroit que quand les deux Egliſes de la Major & de S. Victor réunies en une Proceſſion génerale, expoſeroient leurs Reliques à la pieté des Fidelles. Le pieux Directeur communiqua la revelation de la Devote à Monſeigneur l’Evêque, qui toûjours attentif à profiter de tous les moïens, qui luy paroiſſoient propre à apaiſer la colere du Ciel, ne crût pas devoir négliger celuy-cy que la Providence ſembloit luy preſenter. Il comptoit ſur la droiture & ſur les lumieres du Confeſſeur, & il ſavoit combien ces ſaintes Reliques ſont en veneration au peuple de Marſeille. Dans cette idée il le hâte d’en faire part à Mr. l’Abbé de ſaint Victor par une lettre, qui luy écrit le 12. Septembre, dans laquelle il luy apprend cette revelation, dont il fonde la certitude ſur la pieté du Directeur & ſur la vertu de la Pénitente, qui avoit eu de fréquentes communications avec Dieu : Il luy marque le déſir qu’il a d’éxecuter cette revelation, ajoûtant que la réunion des deux Egliſes marquera celle des Pécheurs avec Dieu. Il luy demande ſon avis là-deſſus, & luy fait eſperer de pouvoir ſurmonter les difficultez que la conjoncture du tems ſembloit oppoſer à cette Proceſſion, pourveu qu’il veüille bien la prouver.

Mr. l’Abbé de S. Victor ayant reçû cette lettre la communique à ſon Chapitre, & ayant examiné la choſe tous enſemble, ils ne crurent pas cette Révélation aſſez authoriſée pour luy prêter leur créance, & leur miniſtere ; Mr. l’Abbé répond ſur ce ton à Monſeigneur l’Evêque, & il ajoûte que s’il étoit aſſuré de la verité de cette Révélation, & du ſuccès de la ceremonie, l’amour du ſalut public qu’il ne ſouhaittoit pas moins que luy, le feroit paſſer ſur toutes les conſiderations pour concourir tous enſemble au bien de la Ville. Cependant le bruit de cette Révélation ſe repandoit dans le Public, & parvint juſques aux Conſuls, qui ne voulant rien negliger de tout ce qui pouvoit mettre fin à nos malheurs, delibererent de prier Mrs. de la Major & de ſaint Victor de ſe réunir pour ſatisfaire la dévotion du peuple, toûjours ardent pour ces exercices de Religion exterieurs. Mrs. de S. Victor, ayant appris la détermination des Echevins voulurent la prévenir, & pour cela ils écrivirent une lettre à Mr. le Commandant, dans laquelle ils luy expoſent leurs raiſons avec plus d’élegance que nous ne pourrions les raporter nous mêmes. Ce qui nous oblige de l’inſerer icy, quoyqu’elle ſoit un peu longue.


MONSIEUR

„ Nôtre Chapitre ayant été prévenu que Mrs, les Conſuls devoient les prier de faire conjointement avec l’Egliſe Cathedrale une Proceſſion, où ſeront portées toutes les Reliques des deux Egliſes pour demander à Dieu la ceſſation du fleau qui nous afflige, nous avons crû devoir vous repreſenter à vous, Monſieur, à qui l’authorité dans cette Ville a été deferée avec autant de juſtice, que de bonheur pour elle, que cette Proceſſion ayant pour objet le ſalut d’un peuple qui nous eſt cher, ce nous ſeroit un motif preſſant d’y prêter nôtre miniſtere, ſi ſon principe qui nous eſt connu, & les ſuites qui nous en paroiſſent dangereuſes pour la Religion, ne nous feſoient une juſte peine. Nous ne pouvons ignorer ce qui a donné lieu à ce projet de Proceſſion, une lettre de Monſeigneur l’Evêque à Mr, nôtre Abbé, nous l’a appris dépuis plus de quinze jours. Ce Prélat luy fait part d’une viſion qu’a eüe une fille dont la pieté eſt connuë. Cette fille au raport qu’il en fait, a vû pluſieurs fois luy apparoître la Sainte Vierge, qui luy diſoit que la contagion ne ceſſeroit que quand les deux Egliſes principales de cette ville unies en Proceſſion, y expoſeroient leurs ſaintes Reliques, & dans la maladie dont elle eſt morte, elle a chargé de la foy de cette viſion le Pere .... Religieux Obſervantin, qui fidele depoſitaire en a fait la confidence à ſon Evêque. Voilà, Monſieur, l’origine de la Proceſſion projettée. Mr. l’Abbé de ſaint Victor conſulté là-deſſus, répondit en Prélat ſage, & Nous à qui il fit l’honneur de communiquer cette lettre de Mr. de Marſeille, nous ne crûmes pas devoir prêter legerement notre foy à une viſion, en qui nous ne voyons aucune marque, qui dût nous la rendre reſpectable, & approuver que l’on agit en conſequence, ce qui nous authoriſe dans ce ſentiment & dans cette conduite, c’eſt que l’Apôtre nous avertit de ne pas croire à tout eſprit, & de ne pas donner dans toute aparence de pieté. Nous ſavons que la volonté de Dieu manifeſtée par le miniſtere des ames ſaintes avant qu’elle ſoit executée, les prieres des principaux miniſtres du Seigneur & les informations priſes avec toute l’exactitude poſſible, doivent en aſſurer la verité ; que c’eſt la pratique que l’Egliſe a toûjours obſervée en pareille occaſion, & que ſes annales ne nous fourniſſent aucun exemple de cette nature qui ne doive nous rendre circonſpects & ſages. C’eſt encor qu’il eſt dangereux pour la Religion de l’aſſujettir à toutes prétendues communications divines ſans qu’elles ſoient auparavant bien éprouvées ; que les ennemis de l’Egliſe ſont attentifs à tourner en ridicule les pieuſes pratiques & qu’il eſt à craindre que ceux, qui ſont en aſſès grand nombre dans cette Ville, ne faſſent de la Proceſſion projettée, dont le principe leur ſera connu, un ſujet de riſée & de mépris, ſi elle n’eſt pas ſuivie de l’effet que l’on s’eſt promis, capable d’affoiblir la foy de pluſieurs, & qu’elle ne ſoit pour eux-mêmes un pretexte de ſe fortifier dans leur obſtination, crainte qui n’eſt que trop bien fondée, & que l’exemple de ce qui arriva il y a quelques années dans l’Egliſe des Obſervantins de cette Ville, ne donne que trop ſujet d’avoir. Toutes ces raiſons Monſieur, doivent nous rendre difficile à accorder nôtre miniſtere pour un acte de Religion, qui a un principe ſi ſuſpect, & qui peut avoir des ſuites ſi dangereuſes. Prévenus que nous ſommes de cette viſion par la lettre qui nous l’apprend, nous ne pouvons douter que la demande qui doit nous être faite n’en ſoit une ſuite ; & comment pourrions-nous penſer que des Magiſtrats attentifs à arrêter le mal, puſſent propoſer dans un temps où il eſt encor ſi répandu dans la Ville, une Proceſſion qui pourroit donner occaſion à l’augmenter ? Nos Regiſtres conſultés, nous n’y trouvons pas que leurs Peres ayent mis en uſage cet acte de Religion pour appaiſer la colere de Dieu, dans les differents temps de Contagion, où elle s’eſt faite ſi terriblement ſentir ; prévoyant bien qu’il ne pouvoit être mis en uſage ſans danger pour la perſonne des Miniſtres du Seigneur, & pour celle des fidelles, qui difficilement pourroient éviter la communication entre eux ſi dangereuſe, ou l’exhalaiſon de quelque vapeur contagieuſe également funeſte, & nous connoiſſons trop la ſageſſe des Magiſtrats de nos jours pour croire qu’ils ſuivront une autre route que la leur, & s’ils pouvoient s’en éloigner, nous ſommes perſuadés que vous, Monſieur, qui avez l’authorité, l’interpoſeriés pour les en détourner. Si nos Regiſtres ne nous fourniſſent aucun exemple qui authoriſe cette Proceſſion, des annales fideles nous en raportent un qui merite d’être connu, & qui peut regler nôtre conduite preſente. Nous y voyons que St. Theodore Evêque de Marſeille dans une pareille calamité, chargé de la foy & de la pieté de ſon peuple envers les ſaintes Reliques de cette Egliſe, bien loin de demander qu’on les expoſat aux yeux des fidelles par une Proceſſion, vint luy-même dans ce Monaſtere porter & offrir le dépot qui luy avoit été confié, & après y avoir paſſé les jours & les nuits en prieres dans les gemiſſements, les larmes & les jeunes, le Seigneur s’attendrit ſur ſon peuple, & le delivra de l’affliction. Cet exemple atteſté par Grégoire de Tours nous inſtruit de ce que nous devons faire. Si le Peuple de cette Ville a aujourd’huy la même foy, & la même pieté envers nos ſaintes Reliques, nous nous ferons un devoir d’y ſatisfaire. Nous les expoſerons s’il le faut, un jour marqué devant la porte de nôtre Egliſe, & ſur l’Autel où elles ſeront placées nous y célébrerons le ſaint-Sacrifice de la Meſſe en leur honneur, & pour reclamer leur aſſiſtance auprès de Dieu, & ſi ce Dieu de miſericorde ſe laiſſe toucher à de ſi puiſſantes interceſſions, nous irons par toute la Ville chanter ſes loüanges, & publier les merveilles de ſes Saints. Il nous paroît, Monſieur, qu’il y a plus de ſageſſe dans cette conduite, qui eſt plus conforme à la pratique des Saints, & qui met à couvert la Religion. Nous vous la propoſons, perſuadés que les lumieres de vôtre pieté vous la feront approuver, & que vôtre prudence la trouvera plus convenable à la conjoncture du temps. A l’égard de celle que l’on voudroit éxiger de nous, nous vous prions de faire attention à toutes les raiſons que nous avons crû devoir vous expoſer, & d’avoir égard à la juſte peine que nous vous faiſons d’une proceſſion qui a un principe ſi ſuſpect, & qui peut avoir des ſuites ſi dangereuſes ſoit pour la Religion, ſoit pour le progrès du mal. Nous avons l’honneur d’être avec reſpect &c.

De S. Victor ce 27.
Septembre 1720.


A peine cette Lettre fut envoïée à Mr. le Commandant, que Mr. Eſtelle un des Echevins vint à ſaint Victor accompagné de Mr. le Chevalier Roſe, pour les prier de conſentir à cette Proceſſion. Mrs. de ſaint Victor luy opoſerent d’abord les mêmes raiſons qu’ils avoient expoſés dans leurs lettres à Mr. de Langeron. Mais comme le Conſul ne paroiſſoit pas s’y rendre, ils crurent devoir luy en opoſer de plus ſenſibles ; ils luy repreſenterent donc qu’il ſeroit difficile de regler l’ordre de la Proceſſion d’une maniere, qui ne bleſſa pas leurs droits & leurs privileges, que les frequentes conteſtations qu’ils avoient euës avec le Chapitre de la Major ne leur permettoit guere de ſe trouver enſemble dans les ceremonies publiques, qu’ils étoient en Proceſſion de marcher avec certaines marques de diſtinction, & d’independance ; que le Chapitre de la Major ne ſouffriroit qu’avec peine, & dont ils ne voudroient pas eux-mêmes ſe relâcher, & qu’enfin avant de conclure la choſe, il falloit convenir de l’ordre, ſelon lequel ſe fairoit la jonction des deux Egliſes, tant pour la conſervation de leurs droits, que pour éviter le ſcandale que cauſeroient de pareilles conteſtations. Ces nouvelles difficultés firent un peu plus d’impreſſion ſur Mr. Eſtelle, qui propoſa d’abord un expedient pour les faire ceſſer ; ce fut de réünir les deux Egliſes dans la place, qui eſt au-devant de l’Hôtel de Ville, où l’on dreſſeroit deux Autels, & ſur chacun deſquels chaque Egliſe expoſeroit ſes Reliques, & où les deux Prélats celebreroient la Meſſe en même temps ; après quoy les deux Egliſes ſe ſepareroient en portant chacune ſes Reliques. Cet expedient convint d’autant plus à Mrs. de ſaint Victor qu’il leur conſervoit leurs droits, & que cet ordre avoit été ſuivi en pluſieurs autres occaſions, il ne s’agiſſoit plus que de le faire agréer à Mr. de Marſeille ; Mr. Eſtelle ſe chargea d’avoir ſon agrément, & ſur la parole qu’il leur en donna, ces Meſſieurs luy promirent auſſi de s’y tenir.

Je ne ſçay néantmoins par quel évenement, la Lettre de Mrs. de S. Victor à Mr. de Langeron ne luy fut renduë que quelques jours après. Il entra pourtant dans leurs raiſons, & il les communiqua à Mrs. les Echevins, qui ne faiſant pas attention à la datte, regarderent cette Lettre de Mrs. de ſaint-Victor comme un manque de parole de leur part aux accords qu’ils avoient fait enſemble. Sur cela Mr. Eſtelle ſe porte une ſeconde fois à cet Abaïe pour ſe plaindre à ces Mrs., & leur marquer ſon reſſentiment de ce prétendu outrage. L’équivoque fut bien-tôt levé par l’inſpection de la datte de la Lettre anterieure à ſa premiere viſite & à l’engagement qu’ils avoient pris. Mrs. de ſaint-Victor s’étant juſtifiés auprés de Mr. Eſtelle luy renouvellerent leur promeſſe pour cette Ceremonie aux conditions convenuës : mais en même temps ils luy apprirent par une lettre que Mr. de Marſeille venoit d’écrire depuis deux jours à leur Abbé, que cet ordre pour la réunion des deux Egliſes ne luy convenoit point, qu’il ne devoit y avoir à l’Hôtel de Ville qu’un ſeul Autel, ſur lequel on repoſeroit les Reliques des deux Egliſes, & où il celebreroit luy ſeul la Meſſe, qu’on y prépareroit un prie Dieu & un fauteüil pour Mr. l’Abbé, & qu’il le ſalueroit à la fin de la Meſſe, avant que de bénir le Peuple. Ce nouvel ordre, ne convenoit ny à Mr. l’Abbé, ny à Mrs. de ſaint-Victor. Celuy-là comme Evêque & des plus anciens du Royaume prétendoit d’autres diſtinctions, & ſe croyoit en droit de partager les fonctions de cette ceremonie avec Mr. de Marſeille, & ceux-cy independans de Mr. l’Evêque ne crurent pas devoir ſe ſoûmettre à un acte de juriſdiction, qu’il avoit exercé ſur eux, & par lequel il auroit pû s’établir un droit pour l’avenir. Mr. Eſtelle avoüa qu’il ſeroit difficile de faire conſentir Mr. de Marſeille à ce partage, & preſſa ces Mrs. de ſe relacher de leurs prétentions par la vûë du ſalut public, & par la crainte de l’indignation du peuple, qu’un pareil refus pourroit leur attirer. Ces raiſons qui étoient communes aux deux parties, n’ébranlerent pas Mrs. de ſaint Victor, qui pour marquer de leur part un deſir ſincere de concourir au bien commun, ouvrirent de nouveaux moïens de faire cette réunion.

Ils propoſerent d’ériger un ſeul Autel dans la même place de l’Hôtel de Ville où un ſeul Prêtre étranger aux deux Egliſes diroit la Meſſe, & où chaque Egliſe fairoit ſa priere une après l’autre ; ou bien que ſi on en érigeoit deux, ce ſeroit également deux Prêtres étrangers qui y celebreroient. Ils prierent Mr. Eſtelle de propoſer ces expediens à Mr. de Marſeille, ce qu’il promit de faire, & d’apuïer leurs raiſons. Pour s’aſſurer de la juſtice de ces propoſitions, Mrs. de ſaint-Victor foüillerent dans leurs anciens Regiſtres, & ils trouverent que cela s’étoit pratiqué de même en d’autres occaſions, ils en prirent des extraits qu’ils envoïerent à Mr. l’Evêque & aux Echevins, les priant de vouloir bien s’y conformer ; la Reponſe des Echevins à ces Meſſieurs fut un peu vive, & ils continuent à les menacer de l’indignation du Public ſur ce refus. Mrs. de ſaint-Victor ſenſibles à un traitement qu’ils crurent n’avoir pas merité, & ſi contraire aux ſentimens de paix & d’union qu’ils venoient de marquer, firent une députation de trois de leur corps à Mr. le Commandant, pour luy repreſenter la triſte ſituation où ils ſe trouvoient, ou de ſacrifier leurs droits & leurs privileges, ou de s’attirer la haine du public, dont on les menaçoit. Le Commandant entra dans leurs raiſons, & leur promit de menager leurs interêts & leur honneur en cette affaire.

Les mêmes Deputez furent enſuite à l’Hôtel de Ville voir Mrs. les Echevins, & ſe plaindre à eux d’une lettre ſi peu meſurée. Ces Meſſieurs croïoient avec raiſon devoir être un peu plus menagés. Ils avoient déja donné des preuves bien réelles de leur ſenſibilité pour les malheurs Publics ; ils diſtribuoient depuis le commencement de la Contagion du pain, du boüillon, des remedes & des aumônes conſiderables aux Pauvres de leur Quartier ; ils avoient ménagés un Autel qui avoit vûë ſur une grande explanade, où ils celebroient tous les jours la Meſſe, & d’où le peuple de ce Quartier avoit la conſolation de l’entendre, pendant que tous les autres étoient privés de ce bonheur ; ils celebroient regulierement l’office divin, auquel ils ajoutoient des prieres extraordinaires pour ces temps de calamités, ils avoient donné retraite dans l’enclos de leur Abaïe à pluſieurs familles de la Ville, Enfin les Deputés après avoir témoigné aux Echevins le chagrin qu’ils avoient de ne pouvoir pas donner à la Ville un ſecours en argent, comme ils l’avoient fait dans les autres peſtes, leur offrirent l’argenterie de leur Egliſe pour les neceſſités publiques. Les Echevins répondirent de la maniere qu’ils le devoient à des offres ſi obligeantes, & s’étant quittés bons amis, il ne fut plus parlé ny de la ceremonie, ny de la revelation de la Devote.

Toute cette affaire ne pût être traittée ſi ſecrettement que le bruit ne s’en répandit dans la Ville. Le peuple privé dépuis long-temps de la conſolation d’aſſiſter à des exercices de Religion, & mettant toute ſa confiance en ces actes de pieté exterieurs, attendoit avec impatience le plaiſir de voir cette nouvelle ceremonie ; il ſe promettoit de voir la ceſſation de ſes malheurs par cette réünion des deux Egliſes, qu’il regardoit déja comme l’heureux préſage de celle que Dieu fairoit avec des pecheurs affligés. Nôtre Prélat qui ne cherchoit que les occaſions de ſatisfaire à ſa pieté & à celle des fidelles, ne les laiſſa pas languir long-temps dans cette attente. Il ſuplea à cette ceremonie par une action de pieté moins éclatante, mais plus propre à porter le peuple à une ſincere converſion. Le jour de la Touſſains il fit dreſſer un Autel au milieu du Cours, & le matin il ſortit de ſa maiſon pieds nuds, un flambeau à la main, precedé de ſon Clergé, & alla dans cette eſpece d’amende honorable juſques à l’endroit où étoit cet Autel. C’eſt dans cet état que voïant comme autrefois David, & que l’Ange du Seigneur[1] avoit toûjours ſa main étenduë ſur la Ville pour la ravager, & qu’il continuoit de fraper le peuple, il diſoit comme luy au Seigneur, c’eſt moy qui ay peché, c’eſt moy qui ſuis le coupable, qu’ont fait ceux-cy, qui ne ſont que des Brebis ; que vôtre main, je vous prie, ſe tourne contre moy. Arivé à l’Autel il ſe revetit de ſes ornemens, & celebra la Meſſe offrant des holocauſtes & des pacifiques ; le peuple qui avoit accouru en foule à ce ſpectacle fondit en larmes, & lui rendoit les benedictions qu’il en recevoit. Après la Meſſe l’Evêque fit un diſcours au peuple, joignant ainſi l’onction des paroles à la force de l’exemple, & le 15. Novembre il ſe rendit avec le reſte de ſon Clergé à la Paroiſſe des Accoules, & ayant pris le ſaint Sacrement, il monta juſques à la cime du Clocher de cette Egliſe, d’où il donna ſa bénédiction ſur toute la Ville au bruit des Cloches & du Canon que les Galeres tirerent pour avertir toute la Ville de ſe mettre en priere, pendant que ſon Evêque conjuroit le Seigneur d’apaiſer ſa colere par les mêmes prieres que le Pape faiſoit faire à Rome, pour nous obtenir la même grace.

Un autre évenement arrivé dans ce même temps eſt la deſtitution des Chanoines de ſaint Martin. La diſette des Confeſſeurs étoit plus ſenſible dans cette Parroiſſe, parce qu’elle eſt la plus vaſte de toutes. Les Vicaires & les Prêtres que le Chapitre y avoit laiſſé étant morts ou malades, les Parroiſſiens furent preſque ſans aucun ſecours ſpirituel ; ce qui obligea Mr. l’Evêque, & les Echevins, à proceder contre les Chanoines qui étoient abſens. Mais pour nous mettre mieux au fait de ces procedures, nous devons obſerver que cette Parroiſſe aïant été érigée en Collegiale par Paul III. en 1576. Le Chapitre fut compoſé d’un Prévôt, de ſix Chanoines, & de deux Vicaires, auxquels on joignit dans la ſuite deux Beneficiers pour les aider dans leurs fonctions. La bulle d’érection donne toute la ſuperiorité & la juriſdiction au Prévot, le ſoin des ames aux Vicaires, & dit que les Chanoines compoſeront le Chapitre. Elle affranchit le Prévôt de tout ſoin des ames, & le reſerve entierement aux Vicaires ; ajoûtant néantmoins que les Chanoines ſeront obligés en Carême, dans les temps de neceſſités preſſantes, & toutes les fois qu’ils en ſeront requis, d’entendre les Confeſſions, d’adminiſtrer les Sacrements, & de pourvoir en tout aux beſoins ſpirituels des Parroiſſiens tant dedans que dehors l’Egliſe ; ce ſont là les propres termes de la Bulle ſur leſquels on fonde l’obligation de ces Chanoines de deſſervir la Cure pendant la Contagion.

Quoyque l’article ſoit précis, ces Chanoines ne ſe crûrent pas obligés à reſider en temps de peſte, ſoit parce qu’ils n’en étoient pas requis, ſoit par ce qu’ils laiſſoient dans la Parroiſſe un nombre ſuffiſant de Prêtres pour la ſervir, & que leurs Predeceſſeurs l’avoient pratiqué de même dans les peſtes precedentes ; d’autant mieux qu’ils n’avoient pas été apellés à cette aſſemblée que Mr. l’Evêque convoqua dans le mois de Juillet de tous les Curés & Superieurs des Communautés Religieuſes de la Ville. Ils s’aſſemblerent donc le 18. Aouſt, & ils firent une deliberation par laquelle ils pourvûrent à l’entretien des Curés, des Beneficiers, des Prêtres qu’ils leur donnerent pour adjoints, d’un Diacre & de quelques Clercs, & leur confierent la regie de la Cure, après quoy ils crurent pouvoir ſe retirer en campagne.

Un des Curés cependant étant mort, & la pluſpart des Prêtres de cette Parroiſſe étant malades, Mr. l’Evêque rendit une Ordonnance le 30. Aouſt à la requiſition de ſon Promoteur du 30. par laquelle il eſt ordonné à ces Chanoines de ſe rendre en trois jours dans la Ville pour y ſervir leurs bénefices, autrement qu’ils ſeront declarés vacants. Enſuite la pluſpart des Confeſſeurs venant à manquer dans la Ville, ou par la mort ou par la maladie, il en rendit une generale pour obliger tous les Prêtres & Religieux retirés à la Campagne, de rentrer dans la Ville pour y exercer les fonctions de leur miniſtere. On prétend que ces deux Ordonnances tiennent lieu, de monitions canoniques contre ces Chanoines. Les Echevins croïant cette Parroiſſe abandonnée par leur abſence, préſenterent requête le 4. Septembre à Mr. l’Evêque pour demander qu’il leur fut enjoint de revenir inceſſamment ſervir la Cure, autrement que leurs benefices fuſſent déclarés vacants. Cette Requête communiquée au Promoteur & rechargée le 8. Septembre fut ſuivie d’une Ordonnance de l’Evêque portant injonction aux Chanoines de Saint Martin, de ſe rendre en 24. heures dans la Ville, autrement que leurs benefices feroient déclarés vacants. Enfin les Echevins preſenterent une ſeconde Requête le 27. Septembre tendante aux mêmes fins, ſur les concluſions du Promoteur, il y eut ſentence le 10. Octobre qui declare les benefices vacans, & tout de ſuite l’Evêque nomma le 12. à leurs benefices. Cette Sentence ne fut pourtant ſignifiée à ces Chanoines que le 18. du même mois.

Ils étoient cependant déja rentrés dans la Ville, & s’étant raſſemblés ils preſenterent le 15 du même mois un acte dit comparant à l’Evêque pour luy ſignifier leur retour, & aux Echevins, & par ce même acte ils demanderent à ces derniers une maiſon & leur entretien, attendu que leurs revenus ne conſiſtent que dans le Caſuel de l’Egliſe, que la contagion avoit fait entierement ceſſer. Sur cette ſignification il fut répondu par le premier qu’il avoit déja nommé aux bénefices vacans, & par les ſeconds qu’ils demandoient des choſes inutiles. Ce qui obligea les anciens Chanoines à declarer apel de cette ſentence. Les nouveaux nommés par Mr. l’Evêque avoient déjà pris poſſeſſion à la porte de l’Egliſe, mais ils ne pouvoient pas y faire aucune fonction, ils n’en avoient point les clefs, tout étoit entre les mains des anciens, & il n’y avoit pas aparence qu’ils vouluſſent les leur remettre de gré ; ce qui obligea les nouveaux à faire infraction aux portes de l’Egliſe, à celles de la Sacriſtie, & de la Sale capitulaire, & ils s’emparerent ainſi de l’Egliſe, des Ornemens, & des documens du Chapitre. Les anciens Chanoines irrités de cette entrepriſe, voulurent faire acceder un ancien Avocat en abſence du Lieutenant pour informer ſur cette infraction. Mais Mr. l’Evêque interpoſa ſon authorité pour faire arrêter toutes ces procedures. C’eſt ainſi que les anciens Chanoines furent expulſés de leurs benefices & de leur Egliſe, & que les Nouveaux demeurerent paiſibles poſſeſſeurs de l’un & de l’autre. Je ne ſçay s’ils le ſeront long-temps, l’évenement du procès nous l’apprendra.


  1. 2. Reg. 24.