Relation historique de la peste de Marseille en 1720/17

 : Observations en fin de livre.
Pierre Marteau (p. 292-308).


CHAPITRE XVII.


Troiſiéme periode de la Peſte. On ouvre les Hôpitaux.



QUoique la peſte ſoit un mal ſuperieur à tous les remedes, quoi qu’elle ſoit plûtôt un châtiment que Dieu exerce ſur les hommes criminels, que l’effet d’une revolution naturelle, & que par-là elle ſoit au-deſſus de nos précautions, on ne ſçauroit pourtant diſconvenir que le bon ordre & une ſevere police n’en diminuent les progrés & les ravages, & ne la faſſent même finir plûtôt : nous avons donné des exemples du premier, on va voir les preuves du ſecond dans le troiſiéme periode, que nous allons décrire, & qui commença avec le mois d’Octobre juſques à la fin de Novembre.

La Ville étoit déja delivrée par les ordres de Mr. le Commandant, & par le ſoin de Mrs. les Echevins de tous ces objets affreux, qui rendoient ſon aſpect ſi triſte. Les affaires étoient déja en regle, les emplois remplis, les malades ſecourus, les boutiques ouvertes, les denrées en vente, les ordonnances les plus utiles renduës, il n’y avoit plus qu’à les faire executer, & à maintenir l’ordre établi. Il falloit pour cela une fermeté dans le commandement, audeſſus de toutes les complaiſances, une integrité à l’épreuve des ſollicitations & des prieres, une attention continuelle à éviter les ſurpriſes, un eſprit toûjours en garde contre la prévention. Il falloit opoſer à ce relâchement dans lequel on avoit laiſſé tomber les affaires, un arrangement convenable aux conjonctures, à ce deſordre general de toutes choſes un ordre conſtant & fixe ; enfin à une licence déreglée une ſeverité capable de la reprimer. Telle a été la conduite de Mr. de Langeron, il n’a jamais connu d’autre raiſon que celle du bien public, d’autres regles que celles de l’équité & de la juſtice, d’autres ménagemens que ceux qui regardoient le ſalut de la patrie. Auſſi tous les Habitans prévenus de ſa fermeté, de la juſtice de ſes ordres, & de la droiture de ſes intentions, ſe rendent chacun à ſon devoir : les Intendants de la ſanté viennent reprendre la regie des Infirmeries, les Officiers de Ville leurs emplois, les Directeurs des Hôpitaux le ſoin de leurs maiſons, les Commiſſaires celui de leurs quartiers, en un mot la ville réprend une nouvelle face. On a honte de ſe cacher quand on voit un Commandant ſe montrer hardiment par tout ; ſon courage releve celui de tous les Citoyens ; ſon intrepidité à braver les perils de la contagion, enhardit les plus timides ; ſon zele pour le bien public donne de l’émulation & ſert d’exemple à tous les autres : il ſemble s’être familiariſé avec la maladie ; ſa maiſon eſt ouverte à tout le monde, lorſque toutes celles de la Ville ſont encore fermées ; il ſe laiſſe approcher à tous ceux qui ont à lui parler, à ceux même qui paroiſſent ſi formidables par leur communication, je veux dire, les Medecins & les Chirurgiens, & ſur tout ceux qui travailloient dans les Hôpitaux ; on eût dit qu’il charmoit les traits de la contagion.

Les Troupes qu’on attendoit pour la garde de la Ville arrivent le 3. Octobre ; on leur marque un Camp hors la Ville dans la Chartreuſe : ces pieux Solitaires ne font pas difficulté de ſacrifier au bien public le repos de leur retraite, & la tranquilité de leur ſolitude. On aſſigne des logemens aux Officiers dans les Baſtides voiſines : il falloit enſuite pourvoir ce Camp d’uſtenſiles, & de toutes les choſes neceſſaires aux uns & aux autres. Mr. Rigord Subdelegué de Mr. l’Intendant, eſt le ſeul homme capable de cette expedition ; il met tout en mouvement, & dans peu de jours il fait trouver à ces Troupes dans ce Camp plus de commodités qu’ils n’en auroient trouvé dans la Ville. On fait d’abord un détachement de ces Soldats, dont on établit des Corps de Garde aux principales portes & en quelques endroits de la Ville : par-là l’entrée en fût fermée aux gens de la Campagne, & à tous les vagabonds. Cette précaution étoit d’autant plus neceſſaire, que la maladie y étant dans ſa vigueur, il étoit à craindre que pour être plus à portée des ſecours, les malades de la Campagne ne vinſent groſſir le nombre de ceux de la Ville.

Les deux Hôpitaux ſont enfin achevés, & on les ouvre le 4. Octobre : on donne la direction de celui de la Charité aux Recteurs de l’Hôtel-Dieu que la contagion avoit laiſſé vuide, & qui étoit fermé. Mrs. Robert & Bouthillier y ſont mis pour Medecins ; on y met auſſi des Chirurgiens étrangers & un Apoticaire de la Ville ; on donne des Garçons & des Servans aux uns & aux autres, & on y établit tous les Officiers neceſſaires. On en fait de même à l’Hôpital du Mail, dont la direction eſt donnée à Mrs. Beauſſier & Marin Negocians de cette Ville, qui ſe ſont diſtingués dans cet emploi & dans ceux qu’ils ont remplis pendant toute la contagion. On y mit deux Medecins, Mrs. Pons & Guilhermin : ce dernier étoit venu depuis peu de Boulene, petite Ville du Comtat, offrir ſes ſervices à nos Magiſtrats, mais il ne tint que quelques jours. Une prompte mort lui donna bientôt lieu de ſe repentir d’être venu de ſi loin s’expoſer volontairement à un danger qu’il ne croyoit peut-être pas ſi préſent. Mr. Audon Medecin de la Ville ſucceda à ſa place & à ſon triſte ſort. Qu’il nous ſoit permis de juſtifier la memoire de ce Medecin des mauvaiſes plaiſanteries qu’on a faites ſur ſon compte. Quoique jeune il donnoit pourtant de grandes eſperances par ſon application ; il aimoit beaucoup ſa profeſſion, & avoit le cœur au mêtier autant qu’on peut l’avoir. Ce Medecin ayant été appellé pour une jeune fille, qui ne voulut point ſe laiſſer aprocher ni viſiter, pour ménager ſa pudeur, il porta le bout de ſa canne ſur ſes aînes, pour juger par la douleur, ſi elle avoit quelque bubon, ce qui donna lieu à quelques mauvais plaiſans de répandre dans le Public, qu’il touchoit le pouls aux malades avec le bout de ſa canne, mais ſa triſte fin fait bien voir qu’il n’a pas toûjours agi de même, & qu’il a aproché les malades de plus près.

Ces deux Hôpitaux ouverts, on y porte les malades en foule, & ils y ſont traités regulierement, & avec toutes les commodités convenables ; la Ville fournit tout ce qui eſt neceſſaire. Les Directeurs s’y ſignalent par leur zele & par leur attention, les Medecins & Chirurgiens par leur aplication & par leur exactitude. Tout concourt au ſoulagement des malades : on ne les voit plus languir dans les ruës ni dans les places publiques, ni dans les maiſons, ils y vont d’eux-mêmes aſſurés d’y trouver une retraite ſûre & toutes leurs neceſſités ; ainſi la Ville devient entierement libre & tout-à-fait ſaine. Il ne reſtoit plus qu’à procurer les mêmes ſecours aux malades qui vouloient reſter dans leurs maiſons : pour cela on diſtribuë tous les autres Medecins & Chirurgiens dans les differens quartiers de la Ville : on donne la direction de tout ce qui regarde la Medecine à Mr. Chycoineau ; elle lui étoit duë par ſon rang & par ſon merite : & l’inſpection de la Chirurgie à Mrs. Souliers & Nelatton a qui s’en acquitterent parfaitement bien. Voilà donc les choſes en regle, par la ſageſſe de celui qui ordonne, & par la vigilance de ceux qui executent. Il ne tient plus à la prudence humaine que la contagion ne ceſſe, on ne doit plus rien eſperer que de la miſericorde du Seigneur ; ſa colere n’eſt pourtant pas encore appaiſée, ni ſa juſtice ſatisfaite. Le mal ne ſe repand plus avec la même rapidité, mais il exerce toûjours la même violence ; on voit toûjours des morts promptes, mêmes ſymptomes, même malignité.

Les Medecins étrangers éprouvent en vain tour à tour differentes methodes, tantôt les ſaignées réïterées, tantôt les violens émetiques, aujourd’hui les purgatifs & les tiſannes laxatives, demain les volatils & les cordiaux les plus actifs à double & triple doſe, ils mettent en uſage divers remedes envoyés de Paris, & de pluſieurs autres Villes : la maladie cependant ſe jouë de leurs vains efforts & les oblige d’avoüer que ſa malignité eſt au-deſſus de tous les ſecours de l’art. On meurt à preſent avec des Medecins, comme on mouroit auparavant ſans Medecins. Ils commencent d’abandonner ces grandes idées des inflammations gangreneuſes : le mauvais ſuccès des ſaignées leur fait voir que cette maladie dépend d’un autre principe, & que ces inflammations internes ſont plûtôt des ſymptomes & des productions du mal que ſa cauſe ; & le funeſte effet des purgatifs, & des tiſannes laxatives les convainquit bientôt que ce n’étoient pas ici ces fiévres malignes, ſur leſquelles ils avoient reçûs de ſi belles inſtructions. Enfin ils ſont obligés d’avoüer que c’eſt toute autre maladie que celle qu’ils avoient jugé, & qu’elle eſt veritablement la peſte. Nous n’avons garde de pouſſer plus loin des raiſonnemens, qui ſont, pour ainſi dire, au-delà de nôtre Sphere, & au-deſſus de nôtre portée ; mais nous ne devons pas diſſimuler qu’ils auroient pû s’épargner la peine de faire ces épreuves, & aux malades le chagrin d’en courir tout le danger, s’ils avoient daigné en conferer avec les autres Medecins qui étoient déja au fait de la maladie, qui l’ayant reconnuë dès qu’elle ſe montra, ſaiſirent auſſi promptement la methode de la traitter. Les Chirurgiens étrangers firent auſſi diverſes épreuves dans le traittement exterieur, les uns par l’extirpation des glandes, les autres par des inciſions & des ſcarifications profondes, & tous avec peu de ſuccès ; on vit alors de ces hemorragies mortelles par les playes, dont il n’avoit point encore paru d’exemple. Dans la ſuite ils redreſſerent leur methode, & travaillerent avec plus de ſuccès pour les malades, & avec plus d’honneur pour eux-mêmes.

On ne ſçait ce que veut dire l’Auteur du Journal imprimé, lorſqu’après avoir annoncé l’arrivée des Medecins de Montpellier à Marſeille, il ajoûte. “ La peſte juſqu’alors a été traitée comme la peſte : les malades jugeoient aiſément du peril & de l’horreur de leur mal, par la maniere avec laquelle les Medecins les viſitoient : le Chancelier de l’Univerſité de Montpellier, Mr. de Chicoineau, Mr. Verny, & Mr. Deidier leur donnent au contraire lieu de croire, que c’eſt de tous les maux le moins dangereux. & le plus ordinaire ; ils les aprochent de ſang froid, ſans répugnance & ſans précaution : ils s’aſſeoient même ſur leurs lits, touchent leurs bubons & charbons, & reſtent-là avec tranquillité, autant de tems qu’il en faut pour ſe bien informer de l’état où ils ſont, des accidens de leur maladie, & pour voir executer par les Chirurgiens les operations qu’ils ordonnent, &c. Il ne releve rien dans cet article qui n’eût été pratiqué par les Medecins de la Ville, long-tems avant leur arrivée. Nous l’avons déja remarqué, mais cet Auteur ne pouvoit pas ſe diſpenſer d’entrer dans les préventions de ceux à qui il vouloit plaire. Il pouvoit pourtant le faire d’une maniere moins marquée ; une complaiſance mal entenduë n’a pas dû l’empêcher de rendre à ſes compatriotes la juſtice qu’il leur devoit, & lui faire exalter des minuties qu’ils ne ſe ſeroient jamais aviſés de relever, s’il ne l’avoit fait lui-même en faveur des étrangers. Mais ne le chicanons pas là-deſſus, peut-être dit-il mieux qu’il ne penſe, quand il dit que la peſte juſqu’alors avoit été traittée comme la peſte.

Quoique nous diſions que le mal exerçoit toûjours la même violence, cela n’étoit pourtant pas general. Le plus grand nombre de ceux qui furent attaqués dans ce troiſiéme periode n’avoient qu’un mal très-benin & très-leger ; les uns paroiſſent à peine malades, & ne ſouffrent aucune léſion dans leurs fonctions ; les autres en ſont quittes pour quelques jours de fiévre ; & les uns & les autres ſont ou avec ou ſans aucune marque exterieure, en ſorte que dans ceux-là les bubons & les autres éruptions ne font que ſe montrer, & diſparoiſſent ſur le champ, ou bien dans la ſuite ; qu’en quelques-uns ils meuriſſent après un certain tems, & que le venin ſe ménageant peu à peu une heureuſe iſſuë par la ſupuration, il épargne aux malades les douleurs de l’inciſion : que dans les autres les bubons parviennent d’abord à une loüable ſupuration. Si nous oſions hazarder ici nos conjectures, nous dirions que dans les premiers le venin trouve des humeurs viſqueuſes où il s’engage, & que lié par ces entraves, il reſte ſans action & ſans mouvement, & qu’il s’y amortit tout-à-fait ; que dans les ſeconds il reprend ſon activité après un certain tems, lorſque quelque cauſe externe le met en jeu, & qu’alors il forme un abus, ou bien que ſe précipitant tout à coup dans ces parties que les Medecins appellent émonctoires, il y attire un dépôt d’humeurs aſſez abondant, pour faire une prompte & loüable ſupuration ; mais laiſſons aux maîtres de l’art à expliquer ces ſortes de revolutions. Nous ajoûterons ſeulement que tous ces malades n’avoient guére beſoin ni de remedes, ni de Medecins, la nature plus forte que les premiers, & plus ſage que les ſeconds, faiſoit elle ſeule les frais de la guériſon, & en avoit tout l’honneur.

Juſqu’ici le quartier de St. Ferreol avoit été épargné : les ruës y ſont vaſtes, les maiſons fort grandes & habitées par des gens riches & commodes, auſſi la contagion n’y avoit pas-fait de grands progrés : mais dans ce troiſiéme periode, elle s’y ralume vivement, dans le tems qu’elle commence à calmer dans tout le reſte de la Ville. La maladie y fit ſes ravages ordinaires, & y ſuivit ſon cours comme elle avoit fait ailleurs ; mais ſi les Habitans de ce quartier ne peuvent pas échaper au malheur commun, ils ont au moins l’avantage de n’en être affligés que dans un tems où ils ont tous les ſecours qu’ils peuvent ſouhaiter : le bon ordre retabli, de ſçavans Medecins, de Chirurgiens habiles, des gens réchapés du mal pour les ſervir, des Confeſſeurs heureuſement relevés, & generalement tout ce qui peut contribuer à ſauver un malade, ou tout au moins à lui rendre la mort plus douce & moins affreuſe. Il eſt vrai que les malades des autres quartiers eurent le même bonheur dans ce troiſiéme periode, qui dura pendant tout Octobre & Novembre pendant leſquels la contagion alla toûjours en diminuant : elle garda dans ſa déclinaiſon les mêmes proportions qu’elle avoit ſuivi dans les progrès, par leſquels elle avoit monté à ce dernier dégré de violence où nous venons de la voir.

Ce premier calme raſſûra un peu nos habitans, & ſur tout ceux qui étoient enfermés dans leurs maiſons, leſquels ennuyés d’une ſi longue retraite, & voyant la ville libre de toute infection, commencerent vers la mi-Octobre à ſe montrer & à ſe répandre dans les ruës, mais c’étoit avec des précautions qui faiſoient bien voir qu’ils n’étoient pas encore bien raſſûrés ; on ne ſe parloit que de loin, ſans ſe donner aucune de ces démonſtrations exterieures d’amitié, qu’on ſe donne reciproquement, quand on a été long-tems ſans ſe voir : quelque ami, quelque parent que l’on fût, on s’abordoit, pour ainſi dire, en étranger, & les complimens ne rouloient que ſur les félicitations reciproques de ſe voir échapés du commun naufrage : ce qui ne doit être entendu que des hommes ; car les femmes ne ſortoient pas encore. Ils portoient des bâtons ou des cannes de huit à dix pieds de long, qu’on appeloit communément les bâtons de St. Roch. Ils allongeoient de tems en tems leurs bâtons, pour faire écarter ceux qui paſſoient auprès d’eux, de peur d’en être touchés, & ſur tout les chiens qui étoient devenus ſi formidables par la contagion. Rien n’étoit certainement ſi riſible, que de voir tous les hommes armés de ces longs bâtons ; on les eut pris facilement pour des voyageurs nouvellement débarqués, & fatigués du chemin : le déſordre de leur équipage, la ſimplicité des habits, une longue barbe, un viſage pâle & triſte contribuoient à leur donner cette apparence. C’étoit bien pis dans ceux qui s’étoient refugiés à la Campagne, ils commencerent alors à venir faire quelques tournées à la Ville, les uns par curioſité, les autres par neceſſité. Ils étoient halés & brûlés du Soleil, avec les pieds poudreux, apuyés ſur de longues cannes, conſternés de voir l’aſpect de la Ville ſi changé & ſi affreux ; & les uns & les autres ſoit qu’ils ſe promènent enſemble, ſoit qu’ils ſe réüniſſent en cercle, ils ſe tiennent éloignés de cinq ou ſix pieds les uns des autres, en ſorte que cinq ou ſix perſonnes occupoient toute une grande place. Les déſordres de la contagion étoient la matiere ordinaire de leurs entretiens. Tous raportoient ce qu’ils avoient vû & chacun s’eſtimoit heureux de pouvoir s’entretenir du malheur des autres. Vers la fin d’Octobre la contagion ſembla s’arrêter tout court ; car on fût cinq ou ſix jours, ſans qu’il parut aucun nouveau malade. Profitons de ce calme, pour raconter quelques évenemens ſinguliers, qui ſe paſſerent en ce tems-là.