Relation historique de la peste de Marseille en 1720/07

 : Observations en fin de livre.
Pierre Marteau (p. 68-83).
Chapitre VII


CHAPITRE VII.


Progrès de la Contagion ſur les
Galeres.



L’Entretien des Galeres auroit été un ſurcroit d’embarras pour la Ville, ſi ceux qui les commandent, animés d’un noble zele pour le ſervice du Roy, n’avoient, par la ſuperiorité de leurs lumieres, cherché des reſſources plus ſûres. Quel ravage n’auroit pas fait la contagion ſur ces Bâtimens, s’ils n’en avoient pas arrêté les progrés par les meſures les plus juſtes & les mieux concertées. C’eſt à leur prudence que l’Etat doit la conſervation de cet illuſtre Corps, qui ne fait pas moins l’ornement de nôtre Ville que la ſûreté de nos Côtes. Leur conduite pleine de ſageſſe a fait voir que le bon ordre & la bonne police, ſont les moyens les plus aſſûrés, pour prévenir les déſordres de la contagion, & qu’on doit s’attendre aux plus grands ravages, quand l’un & l’autre ſont négligés.

Sur les premiers bruits de la maladie on fit tirer les Galeres au large, & ces bruits continuants, Mrs. les Officiers Generaux voulurent s’aſſûrer de la choſe par eux-mêmes, c’eſt-à-dire, par les Medecins & Chirurgiens deſtinés au ſervice des Galeres. Ils demanderent aux Echevins, d’agréer qu’ils ſe joigniſſent à ceux de la Ville, pour aller viſiter les malades. Mr. Perrin Medecin de l’Hôpital des Forçats, & Mr. Croizet Chirurgien du même Hôpital, chargés de cette commiſſion, viſiterent les malades, avec Mrs. Audon & Robert Medecins de la Ville, & les deux Chirurgiens qui les accompagnoient. Ce fût le premier Août qu’ils firent cette viſite, après laquelle ils firent leur raport qu’ils remirent à Mrs. les Commandants, & que nous avons crû devoir inſerer ici.

„ Nous ſouſſignés Medecin & Chirurgien de l’Hôpital Royal des Forçats, certifions, qu’ayant été commis par ordre de Mrs. les Officiers Generaux & Intendant des Galeres, aſſemblés en Conſeil, ce jourd’hui premier Août, pour aller viſiter les malades de la Ville, qu’on ſoupçonne attaqués de peſte, nous nous ſerions portés dans l’Hôtel de cette Ville à trois heures après midy, pour nous joindre aux Sieurs Robert & Audon Medecins aggregés, & au Sr. Bouzon. Me. Chirurgien, nommés par Mrs. les Echevins, pour faire la viſite deſdits malades, nous aurions trouvé en viſitant differents quartiers de la Ville, 1°. Dans celui de la Major, où depuis peu de jours il eſt déja mort pluſieurs perſonnes ſoupçonnées de peſte, une femme morte, âgée d’environ ſoixante ans, malade depuis trois jours, ſur laquelle pourtant nous n’avons remarqué aucun ſigne de malignité peſtilentielle en aucune partie de ſon corps ; nous en aurions viſité un autre dans une maiſon de la ruë de l’Evêché, âgée d’environ trente-cinq ans, laquelle a un bubon à l’aîne gauche, lequel nous avons crû pour pluſieurs raiſons être venerien, n’y ayant aucun ſigne de malignité ſur elle. Dans le quartier derriere les Grands Carmes, nous aurions trouvé dans une maiſon le cadavre d’une fille âgée d’environ vingt ans, morte la nuit paſſée, s’étant alitée depuis avant hier, ſelon le raport de ſa mere, avec un grand mal de tête, des envies de vomir, & un accablement general, morte en trente heures, toute couverte d’un pourpre livide, ayant le ventre extrêmement tendu & violet, & ayant rendu par le nez une grande quantité de ſang très-diſſous & très-ſereux ; nous aurions de plus trouvé dans le même quartier pluſieurs autres perſonnes de tout ſexe & de tout âge, au nombre de huit ou dix, attaqués de fiévre avec des douleurs de tête & des envies de vomir, leſquels accidens la plûpart des parens nous ont dit provenir des mauvais fruits que ces malades avoient mangés en quantité, ſans qu’il nous ait paru en eux aucun ſigne de contagion : de plus, en deſcendant dans la ruë de l’Eſcale, dans une maiſon, où depuis quatre ou cinq jours une femme eſt morte ſubitement ſoupçonnée de peſte, nous aurions trouvé ſon enfant, âgé d’environ douze ans, mort aujourd’hui, couvert de tâches pourprées preſque par tout le corps, avec une tenſion conſiderable au bas ventre, & une groſſeur vers les glandes de l’aîne gauche, lequel s’étoit alité depuis avant-hier, ſelon le raport des parens, avec des nauſées & des maux de tête inſuportables ; nous aurions trouvé de plus à ſon côté ſur un méchant lit, ſon pere âgé d’environ quarante ans couché tout habillé, avec une face livide, les yeux enfoncés & mourans, ayant eu depuis avant-hier, qu’il s’eſt couché, de grands maux de tête & de vomiſſement, tout parſemé de tâches pourprées & livides, ayant une tumeur à l’aîne droite avec une tenſion très-douloureuſe dans tout le bas ventre : nous aurions trouvé dans une autre maiſon, auprès de celle-là, la mere & la fille, la premiere âgée d’environ trente-cinq ans, & la fille d’environ quatorze, toutes deux la face livide, les yeux mourans, & dans un abattement general, pouvant à peine ouvrir les yeux, ſur tout la fille, qui étoit dans un aſſoupiſſement conſiderable, étant malade depuis deux jours, ayant un mal de tête horrible, & des envies de vomir, ſans pourtant aucune élevation ni aux aînes ni aux aiſſelles, & ſans aucune tâche pourprée : de plus, en montant vers la fontaine de la Samaritaine, nous avons trouvé dans une même maiſon un enfant d’environ vingt ans, mort aujourd’hui, couvert d’un pourpre livide, n’ayant été malade que trois jours avec mal de tête, vomiſſement, & maux de cœur continuels ; & dans un autre petit lit à côté, ſon frere âgé d’environ treize ans, malade depuis hier, s’étant alité, ſelon le raport de ſa mere, avec un horrible mal de tête, qui continuoit encore, des maux de cœur, & des envies de vomir frequentes, ayant même vomi quelque fois, ayant les yeux enflamés & étincelans, la langue aride & blanchâtre, & une tention au bas ventre, avec une groſſeur conſiderable & douloureuſe à l’aîne droit, & un abattement general : de plus enfin, nous aurions trouvé dans une maiſon, ſur le cours, une femme âgée d’environ quarante ans, tombée dans un délire, avec des mouvemens des membres involontaires, les yeux ardents & larmoyans, tâchée de pourpre en pluſieurs endroits de ſon corps, ayant depuis deux jours une hemorragie par le vagin d’un ſang ſereux, & s’étant alitée, ſelon le raport de ſon frere depuis quatre jours : avec de grands maux de tête, & de frequens maux de cœur, on nous a raporté qu’il étoit mort depuis peu dans la même maiſon, un enfant qui ne fût malade que deux jours, ayant de même de grands maux de tête, & des envies de vomir frequentes, ce qu’ayant très-meurement examiné, nous ne pouvons douter que ce ne ſoient des maladies peſtilentielles très-contagieuſes, & qui demandent de très-grandes précautions, pour en prévenir les funeſtes ſuites. Tel eſt nôtre ſentiment. A Marſeille, ce premier Août 1710. Signé Perrin & Croiſet.

Après s’être aſſûrés de la verité du fait, ſans s’arrêter aux bruits populaires, & ſans donner dans les préventions d’une incredulité mal entenduë, les Commandans ne penſerent plus qu’aux moyens de mettre les Galeres en ſûreté. On n’en trouva pas de plus ſûr, que de les ranger du côté de l’Arcenal, & de les enfermer par une eſtacade, qui eſt une eſpece de barriere ſur l’eau, qui les ſeparoit du reſte du Port ; on ferma auſſi toutes les avenuës de l’Arcenal par des barricades, & on y enferma tous les bas Officiers, & tous les équipages. Mrs. les Officiers ne s’y enfermerent pas, mais ils y alloient regulierement deux fois par jour, & toutes les fois que le ſervice le demandoit : & ainſi tout le Corps des Galeres fût en peu de jours ſeparé du reſte de la Ville, & la rendit encore plus deſerte & plus ſolitaire.

La communication entre les Galeres & la Ville eſt trop libre, pour ſe flatter que le mal n’en eût pas aproché. Il étoit difficile que parmi les équipages quelqu’un ne fût déja infecté, ou que quelque Forçat n’eût pris en Ville quelque impreſſion contagieuſe, avant qu’ils fuſſent reſſerrés : car on a aprofondi l’hiſtoire de Boyal, un des deux premiers malades, dont nous avons parlé : on diſoit qu’il avoit couché le ſoir ſur la Galere la Gloire, & qu’il y avoit porté le mal ; que c’étoit dans cette Galere que la contagion avoit commencé, & qu’elle avoit été la plus maltraitée. Il eſt bien vrai que cet homme coucha ſur la Galere la Ducheſſe, un ſoir qu’il trouva ſa maiſon fermée, & que l’Argouſin de garde étant de ſes amis, l’y reçût, & l’y prêta même ſon lit ; mais auſſi il eſt vrai, qu’ayant apris ſa maladie, avant que la Garde revint à ſon tour, il ne ſe ſervit plus de ce lit, ni de tout ce que ledit Boyal avoit touché : en effet, ce n’eſt point par cette Galere que la contagion eſt entrée dans ce Corps, & elle a été la moins maltraitée de toutes.

Ce n’étoit pas aſſez d’avoir enfermé les Galeres, il falloit encore pourvoir à leur ſubſiſtance & au ſoin des malades ; c’eſt ce que Mrs. les Officiers generaux firent avec un ordre & une prévoyance dignes de leur genie, & qui doivent ſervir de regle pour le tems à venir, ſi jamais un pareil malheur arrivoit. On prit pluſieurs Tartanes[1], qui partoient alternativement, pour aller prendre des vivres aux deux Ports les plus proches de Marſeille, qui ſont ceux de Toulon & de Bouc, où le Fourniſſeur faiſoit porter toutes les choſes neceſſaires, comme bois, charbon, viande, & tout le reſte, pour l’entretien des Officiers & des équipages. On diſtribuoit la ration, comme ſi les Galeres avoient été armées ; on établit des boucheries dans l’Arcenal, & on le munit de toutes les autres neceſſités : enfin, tout y étoit ſi bien diſpoſé, que dans un Corps auſſi nombreux, chacun y trouvoit non ſeulement le neceſſaire, mais même toutes ſes commodités, & à un prix mediocre, pendant qu’avec une dépenſe immenſe on manquoit ſouvent du neceſſaire dans la Ville.

On n’eût pas moins d’attention à pourvoir à l’entretien des malades, & à empêcher que le mal ne ſe repandit, & n’infecta tout ce Corps. L’Hôpital des équipages qui eſt derriere la Citadelle hors la Ville, & ſur le bord de la mer, fût deſtiné pour les peſtiferés : on le vuida ſur le champ, & on le munit de tout ce qu’il faut pour les malades, & des Officiers neceſſaires. Par-là on ne fût pas dans la neceſſité d’infecter l’Hôpital general des Forçats, qui fût reſervé pour les malades qui s’y trouvoient alors, & pour ceux qui pouvoient tomber de toute autre maladie que celle qu’on craignoit. Comme ſur les Galeres la communication y eſt très-prochaine, & qu’un malade en auroit bientôt infecté pluſieurs autres, on érigea un Hôpital d’entrepos à la Corderie, où l’on portoit les malades ſur le moindre ſoupçon de la plus legere incommodité, & de-là, dès que le mal ſe manifeſtoit, ils étoient tranſportés à l’Hôpital qui leur étoit deſtiné.

Le mal contagieux, ſe declarant dans les uns plutôt, & plus tard dans les autres, & ſe déguiſant quelque fois au commencement, ſans ſe montrer d’abord, il fût reglé que les Medecins & les Chirurgiens feroient chacun leur viſite dans cet entrepos, à differentes heures. Il y avoit donc huit viſites par jour ; ainſi, à quelque heure que le mal ſe manifeſta, il étoit ſurpris & découvert, & le malade ſur le champ envoyé au lieu deſtiné. Les Chirurgiens particuliers faiſoient auſſi diverſes viſites par jour, chacun ſur ſa Galere ; & ſur la plus legere incommodité, fils faiſoient porter les malades à cet entrepos. Il en étoit de même de ceux qui tomboient malades dans l’Arcenal où étoient enfermées les familles de ceux qui y ſont employés. Une Chaloupe prête à partir à toute heure, fût reſervé pour le tranſport des malades, & quelques autres furent deſtinées à porter les vivres & les autres neceſſités audit Hôpital, à differentes heures marquées dans le jour.

Pendant qu’on faiſoit ces ſages diſpoſitions, la maladie commença à ſe montrer ſur les Galeres, par deux Forçats, qui tomberent les premiers avec des charbons, l’un le 31. Juillet, & l’autre le premier Août ; d’autres tomberent après, inſenſiblement le mal ſe repandit à ſon ordinaire dans les Chiourmes, dans les équipages, & dans les familles qui étoient enfermées dans l’Arcenal, & la mortalité ſuivit de près, mais non pas avec la même rapidité que dans la Ville. Il y a ſuivi à peu-près les mêmes periodes, & y a duré preſque tout autant ; mais il s’en faut bien qu’il y aye fait le même ravage. En Septembre la maladie y fût dans ſa vigueur, & dans les mois ſuivans elle eſt toûjours venuë en déclinant. Le plus grand nombre des malades a été de vingt-cinq à trente par jour, & la plus grande mortalité a été dans le milieu de Septembre de dix-ſept en un jour ; & les autres jours, tant devant qu’après, ce nombre eſt allé en augmentant juſques-là, & de-là en déclinant à proportion ; car le nombre des morts en Août eſt de 170. en Septembre 286. en Octobre 179. en Novembre 89. en Decembre 38. & le tout eſt 762. Dans les mois de Janvier & de Fevrier, il n’y en eût que ſept à huit par mois ; & en Mars la maladie ceſſa entierement ſur les Galeres. Comme l’Hôpital des Peſtiferés n’étoit pas aſſez grand pour contenir tous les malades, on dreſſa des tentes dans la cour, qui eſt fort vaſte, ſous leſquelles on faiſoit paſſer ceux qui étoient les plus près de la guériſon, & pour décharger bientôt cet Hôpital, on diſpoſa une vieille Galere, que l’on plaça loin des autres, où les uns venoient finir leur guériſon, les autres y faire leur quarantaine, & achever de s’y reparer : par-là on ſe ménagea toûjours de place dans l’Hôpital, pour y recevoir les nouveaux malades.

Il n’en falloit pas moins que des précautions auſſi bien entenduës, pour empêcher que le mal contagieux ne fit les derniers ravages dans des Bâtimens, où l’on eſt preſque les uns ſur les autres ; auſſi n’y a-t-il pas fait de grands progrés ; on ſera ſurpris de voir que ſur dix mille perſonnes qu’il y avoit ſur les Galeres ou dans l’Arcenal, il n’y ait eu que douze cens ſoixante, ou tout au plus treize cens malades ; & on le ſera encore plus, qu’il n’en ſoit mort que ſept cens ſoixante deux, c’eſt-à-dire, qu’il en aye guéri la moitié : l’heureuſe guériſon de tant de malades, n’eſt pas moins duë aux ſoins & à l’application de ceux qui font la Medecine & la Chirurgie ſur les Galeres, qu’au bon ordre qui y regnoit. Parmi ces morts, il y a pluſieurs Chirurgiens de Galere, dont quatre ſont morts dans l’Hôpital, parmi leſquels on compte Mr. Laugier, qui en étoit le Chirurgien ordinaire, ſi connu par ſon Traité des Vulnéraires, & qui joignoit à un grand fond de Theorie une longue & ſage pratique ; un Apoticaire & ſix Aumôniers : il n’eſt mort auſſi que fort peu d’Officiers, & aucun des Officiers generaux. On les a vû pourtant s’expoſer hardiment à tout ce que le bien du ſervice demandoit. Il étoit juſte que la maladie reſpecta ceux, qui après avoir pourvû à la conſervation des Galeres, devoient encore travailler ſi utilement à celle de la Ville.


  1. Petits Baſtimens de mer, très leger, & qui vont avec tout vent.