Relation historique de la peste de Marseille en 1720/08

 : Observations en fin de livre.
Pierre Marteau (p. 83-94).
Chapitre VIII


CHAPITRE VIII.


Avis des Medecins rejettés. Feux allumés. Les Conſuls reſtent ſeuls chargés de l’adminiſtration publique. Etat de la Ville à la fin du premier periode.



UNe diſpoſition dans la Ville ſemblable à celle des Galeres, avoit peut-être prévenu tous les déſordres qu’on y a vû. On ne ſçauroit trop ſe hâter dans ces occaſions, de mettre les choſes en regle, ſi on veut éviter le trouble & les inconveniens qui ſuivent les reſolutions tardives & tumultueuſes : une Ville qui attend que l’ennemi ſoit près pour ſe préparer à le recevoir, s’expoſe à être ſurpriſe, & à eſſuyer ou les malheurs d’un aſſaut imprévû, où la honte d’une compoſition forcée. Tel a été le triſte ſort de Marſeille, ou ſoit que l’on ne crût que foiblement la peſte, ou ſoit que l’embarras d’une grande Ville ne permît pas de pourvoir à tout en même tems, on a attendu de prendre les meſures convenables contre la contagion, que la neceſſité les déterminât.

Les Medecins qui prévoyoient de loin les ſuites de cette maladie, & qui par la violence qu’elle exerçoit ſur chaque malade en particulier, jugeoient de celle de la conſtitution generale du mal, ne manquerent pas d’inſpirer d’abord aux Magiſtrats toutes les précautions qu’on a coûtume de prendre en pareil cas. Ils leur inſinuerent de former un Conſeil de ſanté, compoſé des perſonnes les plus diſtinguées par leur rang, & de quelques principaux Citoyens, pris de divers Etats ; mais les Echevins craignirent le trouble de la multitude, diſant qu’ils ne vouloient pas faire une hâle de l’Hôtel de Ville : c’eſt ainſi qu’ils s’expliquerent. Les Medecins leur offrirent encore de reſter, un auprès d’eux pour le Conſeil, parce que dans le cours d’une contagion, il ſe préſente une infinité d’affaires qui ne peuvent être décidées que ſur l’avis d’un Medecin : ils répondirent qu’ils n’en avoient pas beſoin. Il en fût de même de tout ce qu’ils purent leur propoſer : fortifiés dans leurs préventions contre eux, ils regardoient comme ſuſpect tout ce qui venoit de leur part : neanmoins pour que le Public ne ſouffrit pas de l’entêtement des uns, & du reſſentiment des autres ; les Medecins voyant qu’ils n’étoient pas écoutés, & n’ayant d’autre vûë que le bien public, crurent ne pouvoir rien faire de mieux que de leur remettre le Traité de la peſte par Ranchin, qui contient tous les Reglemens de Police pour les tems de contagion. La ſuite fera voir l’uſage qu’ils ont fait de ce Livre.

Le ſeul Medecin de la Ville, qui fût écouté des Magiſtrats, ce fût Mr. Sicard, qui ayant refuſé de viſiter les malades, & voulant ſe rendre utile par quelque endroit, fût leur propoſer un moyen de faire ceſſer la peſte, leur répondant du ſuccés, pourveu qu’on executât ce qu’il diroit. La propoſition étoit trop favorable, pour n’être pas bien reçûë. Les autres Medecins avoient été rejettés comme ces Prophetes, qui n’annonçoient que des choſes triſtes ; celui-ci eſt bien reçu, parce qu’il prédit des choſes agreables. Ce Medecin propoſa donc d’allumer un ſoir de grands feux dans toutes les Places publiques, & au tour de la Ville, qu’en même tems chaque particulier en fit un devant la porte de ſa maiſon, & qu’à commencer du même jour, & pendant trois jours conſecutifs, chacun fit à la même heure, à cinq heures du ſoir, un parfum avec du ſoûfre dans chaque apartement de ſa maiſon, où il déployeroit toutes ſes hardes, & tous les habits qu’il avoit porté depuis que la contagion avoit paru.

Quoique ce moyen de faire ceſſer la contagion ne ſoit ni nouveau, ni fort ſingulier, & que l’hiſtoire d’Hypocrate ne ſoit ignorée de perſonne, la confiance avec laquelle ce Medecin le propoſa, & l’eſpoir de voir bientôt finir un mal, dont on commençoit à redouter les ſuites, le firent recevoir. On ſe met en état d’executer la choſe : Ordonnance de Police, qui aſſigne le jour, & ordonne les feux & les parfums, en conformité du projet du Sr. Siccard ; il eſt lui-même commis à la diſpoſition des feux, ſous les ordres de Mr. Diodet un des Echevins, qui s’eſt toûjours prêté volontiers aux emplois les plus pénibles ; on fait de grands amas de bois dans toutes les places, & dans tous les lieux déſignés ; on diſtribuë dans toute la Ville du ſoûfre pour les parfums, à tous ceux qui n’ont pas le moyen d’en acheter : enfin, le jour arrivé, & à l’heure marquée, toute la Ville parut en feu, & l’air ſe couvrit d’une noire & épaiſſe fumée, plus propre à retenir les vapeurs contagieuſes qu’à les diſſiper.

On ne ſçait ce que l’on doit le plus admirer ici, ou la confiance de ce Medecin, qui ſans diſtinguer les periodes ni la nature de la contagion, propoſe avant le tems un ſecours auſſi foible, & ſi peu capable de produire l’effet qu’il en promettoit ; ou la credulité des Magiſtrats, qui denués d’un Conſeil ſolide, ſe laiſſent aller à tout vent de doctrine, & conſentent à une dépenſe auſſi inutile que fatigante, ſans daigner conſulter là-deſſus les autres Medecins, auſquels ils avoient déja confié le ſoin des malades. Le public vît avec regret conſumer inutilement une ſi grande quantité de bois, dont il craignoit de manquer dans la ſuite, & ce Medecin trompé dans ſon attente, ne pouvant plus ſoûtenir les reproches du peuple ſur l’inutilité de ſon remede, diſparut avec ſon fils.

En effet, ces feux ne firent, ce ſemble que rallumer celui de la contagion ; ils embraſerent l’air déja échauffé par la chaleur de la ſaiſon & du climat : le venin peſtilentiel devint plus actif, & le mal ſe dévelopa avec plus de vivacité. Déja les plus entêtés ſe rendent, & penſent à chercher leur ſalut dans la ſuite ou dans la retraite ; les plus timides, ou pour mieux dire, les plus prudens avoient déja profité de la liberté des paſſages, pour ſe ſauver en d’autres Villes, & en d’autres Provinces. Ceux qui furent plus tardifs à croire, trouvant toutes les iſſuës fermées, & les chemins exactement gardés, furent contraints de ſe retirer dans leurs Baſtides, ou de s’enfermer dans leurs propres maiſons.

On ne vit plus alors que gens qui achetoient des proviſions de tout côté, qui charrioient des hardes & de meubles de toute part ; les voitures n’y peuvent pas ſuffire, elles ſont hors de prix, le peuple même prend la déroute, & ſort en foule hors les portes de la Ville, & comptant ſur la douceur de la ſaiſon, va camper ſous des tentes, les uns dans la Plaine de St. Michel, qui eſt une grande Explanade du côté des Minimes ; les autres le long de la riviere & des ruiſſeaux qui arroſent le terroir, & les autres le long des ramparts : quelques-uns grimpent ſur les Collines & ſur les Rochers les plus eſcarpés, & vont chercher un azile dans les Antres & dans les Cavernes : les gens de mer s’embarquent avec leurs familles ſur des Vaiſſeaux, ſur des Barques, & dans de petits Bâteaux, dans leſquels ils ſe tirent au large dans le Port & dans la Mer, & forment ainſi une nouvelle Ville flottante au milieu des eaux.

Monſeigneur l’Evêque, comme un fidéle Paſteur, reſte ſeul à la garde de ſon Troupeau ; les Curés & les autres Prêtres des Paroiſſes, animés par ſon exemple, & fortifies par ſon courage, n’abandonnent point leurs oüailles : les Monaſteres des Religieuſes ſont ouverts, & la plûpart de ces filles vont rejoindre leurs parens & leurs familles. Cette deſertion generale laiſſe le reſte des Citoyens dans la conſternation la plus touchante ; & la Ville du Royaume la plus peuplée devient en peu de jours la plus triſte ſolitude. Les Conſuls ſe confiant en leur activité naturelle, & au zele dont ils ſe ſentoient animés pour le ſalut de la Patrie, demeurent ſeuls chargés du ſoin de la Ville. Ils n’ont voulu partager avec perſonne les peines de l’adminiſtration la plus accablante qui puiſſe ſe préſenter dans l’exercice du Conſulat. Heureux eux & le peuple, ſi le ſuccés avoit pû repondre à leur attente de à leur zele.

Il ſemble pourtant qu’une adminiſtration qui regarde le ſalut commun, & qui intereſſe la vie & le bien de tous les habitans d’une Ville, donne droit à ceux qui y ſont en place, & aux principaux Citoyens d’y avoir quelque part : auſſi ces perſonnes voyant qu’ils n’étoient point appellés à cette adminiſtration, dans laquelle ils ne pouvoient pas s’ingerer d’eux-mêmes, & jugeant que leur préſence inutile au Public, ne ſerviroit qu’à les rendre ſpectateurs de la plus triſte ſcene qui fût jamais, ne penſerent plus qu’à leur propre conſervation. Les Officiers de Juſtice, les Directeurs des Hôpitaux, les Intendans de la Santé, ceux du Bureau de l’Abondance, les Conſeillers de Ville, & les autres Officiers municipaux, tout diſparut, & les Echevins reſterent ſeuls à la tête d’une nombreuſe populace, avec leur Secretaire, & Mr. Pichaty l’Avocat leur Conſeil ordinaire.

Ils n’ont pas laiſſé que de rendre diverſes Ordonnances très-utiles pour la Police, comme celles qui ordonnoient de faire ſortir tous les Gueux & Mandians de la Ville ; qui défendent de reſſerrer le bled, de ne rien laiſſer dans la Ville, qui peut cauſer de l’infection, de tranſporter les meubles & les hardes des morts & des malades d’une maiſon à l’autre, & pluſieurs autres de cette eſpece, dont l’execution auroit prévenu bien de déſordres, ſi quatre perſonnes y avoient pû ſuffire. On mit encore ſur pied quatre Compagnies de Milice ; on poſa des Corps de Garde à l’Hôtel de Ville, & par tout où il étoit neceſſaire : on nomma des Commiſſaires dans chaque quartier ; on pourvût à la ſubſiſtance des pauvres, qui par la ceſſation de toute ſorte de travail, ſe trouvoient reduits aux dernieres extrêmités ; on donna des inſtructions aux Commiſſaires ; on les chargea de faire diſtribuer le pain aux pauvres, de s’informer des malades qu’on laiſſe pourtant encore dans leurs maiſons, & de veiller à tout ce qui convient pour le bon ordre.

Malgré ces belles diſpoſitions, la maladie va toûjours ſon train ; elle prend d’un jour à l’autre de nouveaux accroiſſemens ; on ne diſtingue plus les ruës infectées ; le feu de la contagion a pris par tout, & le nombre des morts eſt ſi fort augmenté, que les nuits ne ſont pas aſſez longues pour les enlever tous ; on ne peut plus garder pour le Public les ménagemens ordinaires ; il fallut ſe reſoudre à porter les morts de jour ; ils ne peuvent même être enlevés un à un ; on prend de force les chevaux & les tomberaux des Bourgeois, on engage tous les Gueux & Vagabonds à ſervir de Corbeaux, on fait ouvrir de grandes foſſes hors la Ville, les Tomberaux vont de jour par les ruës, & le bruit funebre de leur cahot, fait déja fremir les ſains & les malades : enfin on voit déja dans toute la Ville le triſte apareil d’une contagion déclarée.

On n’y trouve plus de boutique ouverte, tous les travaux publics & particuliers ont ceſſé, le commerce eſt depuis long-tems interdit, les Egliſes, le College, la Loge[1], & tous les lieux publics ſont fermés, les Offices divins ſuſpendus, le cours de la Juſtice arrêté ; il n’y a plus parmi les parens & les amis de frequentation, plus de viſite, plus de ſocieté ; les Payſans de la campagne n’aportent plus leurs denrées ; tout le monde fuit une Ville infectée de peſte ; il faut ſe paſſer des commodités ordinaires, & on a de la peine à ſe procurer les alimens les plus neceſſaires, Telle étoit la face de la Ville, & la triſte ſituation de ſes Habitans ; tel étoit l’éclat des choſes, quand le mal entra dans ſon ſecond periode, ce qui fût environ le dix du mois d’Août.


  1. C’eſt l’endroit où s’aſſemblent les Negotians.