Relation historique de la peste de Marseille en 1720/06

 : Observations en fin de livre.
Pierre Marteau (p. 60-68).
Chapitre VI


CHAPITRE VI.


Emotion populaire. Etabliſſement des Barrieres. Progrés de la contagion dans les Citadelles.



LE bruit du mal contagieux de Marſeille repandu dans toute la Province, empêchoit les autres Villes d’y envoyer leurs denrées : l’Arrêt même du Parlement le défendoit ſous des peines très-ſeveres. Les Barricades que les Villes voiſines avoient faites pour ſe garder, ne permettoient pas aux Marſeillois d’en aller chercher. Cependant cette Ville ſi riche, par ſon commerce, ne peut pas ſe paſſer du ſecours de ſes voiſins, auſquels elle fournit à ſon tour bien de commodités qui leur manquent : ceux que la mer lui procure, ſont longs à venir & toûjours incertains : elle fût donc bientôt reduite aux extrêmités d’une diſette generale : le bled commence de manquer aux Boulangers, & le troiſiéme Août, n’ayant pas fait la quantité de pain ordinaire, il en manqua ce jour-là ; ſur le ſoir la populace s’attroupa, & courut de ruë en ruë inſulter toutes les maiſons des Boulangers.

Mr. le Marquis de Pilles Gouverneur de la Ville, qui depuis le commencement de la contagion ne ceſſoit pas d’agir à la tête des Echevins, de les animer par ſon exemple, & de veiller à la ſûreté publique, étoit pour lors enfermé avec eux dans l’Hôtel de Ville, pour regler les affaires, que les malheurs préſens avoient infiniment multipliées. Averti de ce déſordre, il ſort accompagné de Mr. Mouſtier un des Echevins, & ſe porte à l’endroit où étoit cette Populace mutinée. Il n’eût pas beſoin de gens armés pour appaiſer ce tumulte ; autant aimé du peuple, qu’eſtimé des honnêtes gens, ſa ſeule préſence déſarma ces rebelles, & changea ſur le champ leurs plaintes & leur murmures en cris de joie & d’allegreſſe, au bruit deſquels ils l’accompagnerent chez lui, & ſe retirerent avec autant de tranquilité, qu’ils avoient montré de chaleur & d’émotion dans leur revolte. On vit alors combien il importe au bonheur des peuples, que ceux qui les gouvernent, s’appliquent autant à les captiver par la bonté & par la douceur, qu’à les ſoûmettre par l’autorité ; & que temperant l’une avec l’autre, ils ne ſachent pas moins ſe faire aimer que ſe faire craindre.

Pour prévenir un pareil déſordre, & empêcher que les malheurs de la famine n’augmentaſſent ceux de la contagion, Les Echevins écrivirent à Mr. le Bret Intendant de la Province, & à Mrs. les Conſuls de la Ville d’Aix, qui en ſont les Procureurs, pour les prier de permettre qu’on établit des marchés à une certaine diſtance de la Ville, où l’on feroit une Barriere, & où les Etrangers pourroient apporter leurs denrées, & les Habitans de Marſeille les y aller acheter, ſans ſe communiquer enſemble. Ces Mrs. ſenſibles aux malheurs de nôtre Ville, y conſentirent gracieuſement ; & pour regler toutes choſes, on convint d’une conference entre Mrs. les Procureurs du Païs & nos Echevins, ce que le Parlement permit ; le jour & le lieu ſont aſſignés ; ce fût à Nôtre-Dame à deux lieuës de Marſeille. Mr. le Marquis de Vauvenargue premier Procureur de la Province y vint accompagné de quelques Gentils-hommes, d’un Medecin, & eſcorté de quelques Gardes.

De la part de Marſeille, Mr. Eſtelle premier Echevin s’y rendit ſeul avec le Secretaire de la Ville. La conjoncture ne permettoit pas d’y aller avec une plus grande ſuite. Il auroit dû pourtant y mener avec lui un Medecin, comme ces Mrs. l’avoient demandé, ſans doute pour le faire conferer avec le ſien, s’aſſûrer par-là de la nature de la maladie, & ſe mettre en état de ſe garantir d’un ſemblable malheur, qu’ils n’ont pu éviter dans la ſuite. Mais les Medecins s’étoient trop expliqués ſur cette maladie, pour que Mr. Eſtelle les menat à cette conference. Il leur cacha avant ſon départ les intentions de Mrs. les Procureurs du Païs, & il leur dit à ſon retour, qu’il ne les avoit apriſes que par une Lettre qu’il avoit reçûë en chemin, lorſqu’il ſe rendoit au lieu aſſigné.

Dans cette conference, on regla, par un concordat, qu’il ſeroit établi un marché aux deux avenuës de Marſeille, & à deux lieuës de la Ville, avec une double Barriere, & un autre pour la mer à cet endroit du Golfe de Marſeille, vers le Couchant, appellé l’Eſtaque, & qu’à tous ces marchés il y auroit des Officiers & des Gardes commis pour empêcher les communications au choix de Mrs. les Procureurs du Païs & aux fraix de la Ville. Ce concordat homologué par Arrêt du Parlement, on le fait ſavoir à toutes les Villes & Lieux de la Province, & on les invite à envoyer des denrées à ces Barrieres, où elles pourront être venduës ſans danger. On ne peut aſſez loüer le zele de toutes les Villes de la Province, & leur empreſſement à ſecourir Marſeille dans cette calamité, les unes en envoyant des denrées, & les autres en favoriſant le tranſport.

L’établiſſement de ces Barrieres diminua bien un peu la diſette, mais il ne rapella pas tout-à-fait l’abondance : l’éloignement des marchés fit hauſſer le prix des denrées qu’on y alloit chercher ; toute ſorte de travail rencherit avec elles ; le vin ſi commun & ſi abondant dans cette Ville ſuit le ſort des autres denrées : toutes les caves ſont fermées, ou par la fuite des uns, ou par la crainte des autres. Le peuple, qui fait ſon principal aliment de cette liqueur, eſt prêt à ſe ſoulever, ſi on n’eût fait ouvrir les caves de force, & mettre le vin en vente. La viande qui ne vient que de loin, eſt encore plus rare que les autres denrées ; enfin bientôt on n’eût pas moins à ſouffrir de la diſette que de la maladie.

Encore ſi ceux, qui étoient chargés de pourvoir aux beſoins publics, n’avoient eu que le peuple de la Ville à entretenir, mais les ſoins & les embarras ſe multiplient avec les malheurs de la contagion. Voici Mrs. les Officiers des Citadelles, qui ayant reſſerré leurs Troupes, demandent du bled & d’autres neceſſités à Mrs. les Echevins, les menaçant de lâcher les Soldats dans la Ville, pour en prendre par tout où ils en trouveront. Comment pourvoir à tous les beſoins d’une nombreuſe garniſon dans un tems de diſette. Il falloit avoir toute l’activité & la prévoyance de Mr. Rigord Subdelegué de Mr. l’Intendant, dont le zele pour le ſervice du Roy eſt connu depuis long-tems, pour faire trouver dans ces Citadelles, malgré la diſette generale, l’abondance des tems les plus tranquilles.

Quoique les Citadelles ſoient entierement ſeparées de la Ville, & que les Garniſons y fuſſent reſſerrées depuis le commencement de la contagion, elle n’a pas laiſſé que d’y penetrer. Mr. Audibert Chirurgien des Galeres y avoit été mis pour y traiter les malades. Les guériſons qu’il y opera firent d’abord du bruit, & on publioit par tout qu’il n’en avoit perdu aucun. Il leur donnoit d’abord un violent émetique, qu’il appelloit ſon furet, enſuite il les faiſoit abrever avec du Thé ou de la Tiſane, & il les purgeoit. Cette pratique fût propoſée aux Medecins pour modéle, mais ils avoient déja reconnu & l’inutilité des purgatifs, & le danger des violens émetiques, qui donnoient des ſuperpurgations funeſtes ; auſſi cette methode ne fit pas dans la Ville les mêmes miracles que dans les Citadelles. J’appelle ainſi le bonheur de traiter pluſieurs peſtiferés, ſans qu’il en meure un ſeul. Les plus habiles Medecins n’oſeroient faire un pareil défi. Ceux qui connoiſſent bien cette maladie, ſavent qu’elle élude ſouvent & l’attention des Medecins, & la vertu des remedes.

Tout ce qu’on peut dire du ſuccés de ces violens émetiques, & des purgatifs réiterés, c’eſt qu’il y a quelquefois d’heureuſes témerités, mais elles ne doivent pas ſervir de regle. Il y a donc lieu de croire que tous ces malades n’avoient que de legeres atteintes du mal, ou peut-être même qu’ils avoient toute autre maladie ; car quand la contagion s’aprocha de plus près des Citadelles, & que les malades qui y tomboient, étoient veritablement marqués au coin de la contagion ; les guériſons ne furent plus ſi frequentes, & les malades y mouroient tout comme ailleurs : cependant il eſt vrai que la contagion n’a pas fait de grands progrés dans ces Citadelles, par le bon ordre qu’il y avoit, & par le ſoin qu’on prenoit d’en ſortir les malades, dès qu’ils paroiſſoient, & de les tranſporter dans un petit Hôpital qu’on avoit fait dans une Baſtide voiſine. La contagion y a fini avec le mois de Decembre, & du depuis il n’y a pas paru de nouveau malade. Dans la ſuite, le Chirurgien des Citadelles a rendu ſa methode publique ; nous laiſſons décider aux Medecins qui ont traité beaucoup de ces malades, ſi cette methode eſt ſûre.