Traduction par H. Ternaux-Compans.
Arthus Bertrand (p. 249-258).

CHAPITRE XXXII.


On nous donne des cœurs de cerfs.


Dans le village où l’on nous fit présent des émeraudes, on donna à Dorantès plus de six cents cœurs de cerfs ouverts (coraçones de venados abiertos), dont ils ont toujours de grandes provisions pour leur nourriture, ce qui fit que nous appelâmes cet endroit le village des Cœurs (el pueblo de los coraçones). On peut eutrer de ce côté dans beaucoup de provinces de la mer du Sud, et, si l’on veut y pénétrer par un autre endroit, on court risque de périr. La côte ne possède pas de maïs, on n’y mange que de la poudre de paille de blette (bledo), et des poissons qu’ils pêchent sur des radeaux, car ils ne construisent pas de canots. Les femmes couvrent leur nudité avec de l’herbe et de la paille ; ce sont des gens très-tristes et peureux. Nous pensons qu’à partir de la côte, dans la direction des villages que nous avions laissés, il doit y avoir plus de mille lieues de pays habitées. Les naturels ont une grande abondance de vivres : ils sèment trois fois par an des haricots et du maïs. On y trouve trois espèces de cerfs, ils en ont d’aussi grands que les jeunes taureaux d’Espagne. Leurs maisons sont fixes : ils les nomment buios. Ils ont des poisons qu’ils retirent d’un arbre aussi élevé que nos pommiers. Il suffit de cueillir le fruit et d’en frotter les flèches. Lorsque l’arbre n’a pas de fruit, ils cassent une branche et ils empoisonnent leurs flèches avec la sève qui en découle. Il y a beaucoup d’arbres de ce pays qui sont si vénéneux, que si, après avoir écrasé les feuilles, on les met dans l’eau, les cerfs et tous les animaux qui en boivent meurent à l’instant.

Nous séjournâmes trois jours dans ce village. A une journée de marche au delà il y en avait un autre dans lequel nous reçûmes une averse si considérable, qu’une rivière en fut augmentée, et nous fûmes obligés d’attendre quinze jours pour la passer. Pendant ce temps-là, Castillo vit au cou d’un Indien une boucle de ceinturon d’épée dans laquelle était introduit un clou en fer. Il la prit, et il demanda ce que c’était. Ils nous répondirent que cela venait du ciel, que cette boucle avait été apportée dans ce pays par des hommes qui portaient de la barbe comme nous, qui étaient arrivés du ciel sur les bords de cette rivière, qu’ils avaient des chevaux, des lances et des épées, et qu’ils avaient tué deux naturels à coups de lances. Nous nous informâmes le plus adroitement possible de ce qu’avaient fait ces hommes : ils nous racontèrent qu’ils avaient été à la mer, qu’ils avaient mis leurs lances dans l’eau, qu’eux-mêmes s’y étaient mis ensuite, et que jusqu’au coucher du soleil ils les avaient vus sur l’eau. Nous remerciâmes Dieu avec ardeur de ce que nous entendions ; car cela nous fit concevoir l’espérance d’avoir des nouvelles des chrétiens. D’un autre côté, nous étions extrêmement affligés, pensant que ce ne pouvaient être que des gens qui étaient venus par mer faire des découvertes. Enfin nous eûmes sur eux des rapports si certains, que nous nous remîmes en route avec plus d’ardeur encore ; et plus nous avançâmes, plus nous entendîmes parler d’eux. Nous dîmes aux naturels que nous allions chercher ces gens afin de leur dire de ne pas les tuer, de ne pas les mettre en esclavage, ni les arracher à leur pays ; en un mot, de ne leur faire aucun des torts dont ils se plaignaient : cela leur fit un plaisir extrême. Nous parcourûmes une grande distance déserte ; les habitants s’étaient enfuis dans les montagnes, en abandonnant leurs cultures dans la crainte des chrétiens. Ce fut pour nous un chagrin cruel de voir un pays si fertile, si beau, si bien arrosé de ruisseaux et de rivières, et de ne trouver que des villages abandonnés réduits en cendres, et quelques habitants décharnés, malades et fugitifs. Comme ils ne pouvaient cultiver la terre, ils assouvissaient leur faim avec des écorces d’arbres et des racines. Pendant la route nous souffrions aussi de la famine, les naturels ne nous étaient que très-peu utiles ; ils étaient si affaiblis, qu’ils semblaient près de mourir. Ils apportèrent des manteaux qu’ils avaient sauvés des mains des chrétiens, et nous les donnèrent. Ils nous racontèrent que ceux-ci ayant pénétré dans le pays, avaient détruit et brûlé les villages, emmené la moitié des hommes, toutes les femmes et les enfants, et que ceux qui avaient pu s’échapper étaient encore en fuite. Nous les voyions si effrayés, qu’ils n’osaient s’arrêter nulle part, encore moins travailler à la terre ; ils n’y pensaient même pas. Ils semblaient décidés à se laisser mourir, préférant finir ainsi que d’être traités aussi cruellement qu’ils l’avaient été. Ils paraissaient nous voir avec beaucoup de plaisir ; cependant nous craignions qu’en arrivant chez les naturels qui étaient près des chrétiens, et en guerre avec eux, ils ne se vengeassent sur nous en nous maltraitant. Lorsque Dieu nous permit d’y arriver, ces Indiens eurent pour nous la même crainte et le même respect que les autres ; ce dont nous ne fûmes pas faiblement étonnés. Cela prouve que, pour convertir ces gens et pour les soumettre à votre majesté impériale, il faut les traiter avec douceur ; et que c’est le seul moyen d’y parvenir. Ils nous conduisirent dans un village, qui est sur la crête d’une montagne : pour s’y rendre il faut gravir une hauteur très-escarpée. Nous trouvâmes un grand nombre de naturels qui s’y étaient réfugiés dans la crainte des chrétiens. Ils nous reçurent fort bien, nous donnèrent ce qu’ils possédaient, entre autres choses, plus de deux mille charges de maïs, que nous distribuâmes aux misérables qui nous y avaient conduits. Le lendemain nous expédiâmes quatre messagers dans le pays, comme nous en avions l’habitude, afin de rassembler le plus de monde possible dans un village des environs, et nous partîmes avec tous les habitants de l’endroit où nous étions. Nous trouvions toujours les traces des endroits où les chrétiens avaient passé la nuit. A midi nous rencontrâmes nos envoyés, qui nous dirent qu’ils n’avaient vu personne, que tous les naturels s’étaient enfuis au fond des forêts, dans la crainte que les chrétiens ne les tuassent ou ne les fissent esclaves. La veille au soir, en se cachant derrière des arbres, nos gens avaient aperçu les chrétiens, et ils les avaient vus emmener beaucoup d’indiens enchaînés. Ceux qui nous accompagnaient en furent très-effrayés ; plusieurs revinrent sur leurs pas pour donner avis chez eux de l’arrivée des chrétiens, et un plus grand nombre se serait en allé de même, si nous ne leur eussions dit de ne pas le faire et de n’avoir aucune crainte. Cela les consola beaucoup, et ils furent moins tristes. Il y avait avec nous des Indiens qui venaient de cent lieues de là, nous avions bien de la peine à leur persuader de retourner chez eux. Nous séjournâmes dans cet endroit pour les tranquilliser. Le lendemain nous marchâmes toute la journée, et nous passâmes la nuit sur la route. Le jour suivant, ceux que nous avions envoyés en éclaireurs nous menèrent où ils avaient vu des chrétiens. Le soir, quand nous arrivâmes dans cet endroit, nous vîmes clairement qu’ils avaient dit vrai, et nous reconnûmes que c’étaient des cavaliers, aux pieux auxquels on avait attaché les chevaux.

Depuis cet endroit, que l’on nomme le Rio Petutan, jusqu’à la rivière où Diego de Guzman arriva, on peut compter quatre-vingts lieues, à partir de celui où nous avions entendu parler des chrétiens[1], et depuis l’endroit où nous avions été arrêtés par la pluie, il peut y avoir environ douze lieues, et autant de ce dernier village à la mer du Sud. Dans toute la contrée où finissent les montagnes, nous remarquâmes des traces nombreuses d’or, d’antimoines, de fer, de cuivre et d’autres métaux. Dans la partie où les maisons sont fixes, la température est si élevée, que l’on a très-chaud, même au mois de janvier. Depuis ces maisons jusqu’à la partie méridionale du pays, qui est dépeuplée, et jusqu’à la mer du Nord la contrée est déserte et très-pauvre. C’est là que nous souffrîmes une famine incroyable. Les Indiens qui parcourent ce pays, sont de mœurs très-cruelles. Ceux qui ont des maisons fixes, et ceux qui sont au delà, ne font aucun cas de l’or et de l’argent, et ne pensent pas qu’on puisse en tirer un avantage.

  1. Ce passage étant très-obscur, je reproduirai le texte : Desde aqui, que se llama el Rio de Petutan, hastà el Rio donde llegó Diego de Guzman puede haver hastà el, desde donde supimos de christianos ochenta léguas. On peut proposer cette version : Depuis le Rio Petutan, jusqu’à la rivière où arriva Guzman, qui est l’endroit où nous entendîmes parler des chrétiens, etc. Ou bien encore celle-ci : Du Rio Petutan, qui est la rivière où entra Diego de Guzman, on compte quatre-vingts lieues jusqu’à l’endroit où nous entendîmes parler des chrétiens.