Traduction par H. Ternaux-Compans.
Arthus Bertrand (p. 201-207).

CHAPITRE XXVII.


Nous changeons de pays et nous sommes bien reçus.


Après avoir laissé les Indiens tout en larmes, nous suivîmes les autres naturels, et nous allâmes à leurs cabanes. Ceux que nous y trouvâmes nous reçurent fort bien, et nous amenèrent leurs enfants pour que nous les bénissions. Ils nous donnèrent beaucoup de farine de mesquiquez ; c’est un fruit qui ressemble aux caroubes, lorsqu’il est sur l’arbre. Il est fort amer : on le mange mêlé avec de la terre, alors il est doux et fort bon. Voilà comme les Indiens s’y prennent pour le rendre mangeable : ils font dans la terre un trou de la profondeur qu’ils jugent convenable, ensuite ils y mettent ces fruits, et avec un pieu gros comme la jambe et long d’une brasse et demie, ils les pilent jusqu’à ce qu’ils soient réduits en pâte. Lorsque cette pâte est mêlée avec la terre du trou, ils la retirent, mettent d’autres fruits et recommencent à piler. Ils recueillent ensuite le tout dans un vase semblable à un cabas, et ils y versent assez d’eau pour couvrir entièrement la pâte. Celui qui l’a pilée la goûte, et, s’il ne la trouve pas assez douce, il recommence le travail jusqu’à ce qu’il n’y ait plus d’amertume. Chacun s’asseoit alors autour du vase, et en prend ce qu’il peut avec les mains. Ils font sécher les pépins et les écorces sur des peaux. Celui qui a été chargé de piler la pâte les fait cuire, les remet dans le vase, les recouvre d’eau comme il a fait d’abord, il en extrait le suc et l’eau qui en sortent ; puis il place de nouveau les pépins et les écorces sur les peaux, et recommence ce travail trois ou quatre fois. Les invités à ce festin, qui pour eux est un grand régal, se gorgent de cette terre et de cette eau. Les Indiens nous promettaient ce repas avec toutes sortes d’éloges. Pendant tout le temps que nous passâmes chez eux, ce ne fut que danses et réjouissances. La nuit, lorsque nous dormions en plein air, six Indiens veillaient autour de chacun de nous avec la plus grande attention, sans permettre à personne d’entrer dans nos cabanes avant le lever du soleil. Au moment de quitter ces Indiens, des femmes appartenant à une tribu qui vivait plus loin, vinrent les voir. Nous étant informés où elles habitaient, nous partîmes avec elles malgré les instances des Indiens qui voulaient nous retenir chez eux ce jour-là, disant que les habitations où nous nous rendions étaient fort éloignées, qu’aucun chemin n’y conduisait, que ces femmes étaient fatiguées, qu’elles se reposeraient un jour, et nous serviraient de guides. Nous ne voulûmes pas y consentir et nous partîmes. Peu de temps après, les femmes vinrent sur nos pas avec d’autres Indiennes de la nation que nous quittions ; mais comme il n’y avait pas de chemin, nous nous perdîmes, et nous fîmes quatre lieues étant égarés. Enfin nous arrivâmes pour nous désaltérer à un cours d’eau où nous trouvâmes les femmes qui nous suivaient. Elles nous racontèrent le mal quelles avaient eu à nous rejoindre, et elles nous servirent de guide pour continuer notre route. Le soir nous passâmes une rivière aussi large que celle de Séville, en ayant de l’eau jusqu’à la poitrine : le courant est très-rapide. Au coucher du soleil, nous arrivâmes à une réunion de cent cabanes : tous les habitants vinrent nous recevoir en poussant des cris épouvantables. Ils se donnaient des coups sur le visage, et portaient des calebasses percées dans lesquelles étaient des pierres : c’était pour nous faire un bon accueil ; car ils ne s’en servent que dans leurs danses ou pour guérir les malades. Les hommes seuls osent y toucher ; ils prétendent que ces calebasses ont certaine vertu, et qu’elles descendent du ciel parce que le pays n’en produit pas. On ignore d’où elles viennent ; ce sont les rivières qui les amènent en descendant. Ils étaient si animés, que pour arriver les premiers afin de nous toucher, ils se bousculaient les uns les autres, et nous incommodaient tellement, que peu s’en fallut qu’ils ne nous étouffassent. Ils ne nous permirent pas de poser le pied à terre, ils nous emportèrent à leurs maisons ; enfin ils nous obsédèrent tellement, que nous nous réfugiâmes dans les cabanes qu’ils nous avaient construites, et nous ne voulûmes pas consentir qu’ils nous fissent fête ce soir-là Cependant ils passèrent toute la nuit à danser et à se réjouir entre eux. Le lendemain matin, tous les gens du village vinrent nous trouver pour nous prier de les toucher, et de faire sur eux le signe de la croix, comme nous avions fait aux autres ; après quoi ils remirent un grand nombre de flèches aux femmes de l’autre village, qui étaient venues avec les leurs. Le jour suivant nous quittâmes cet endroit, et tous les habitants nous accompagnèrent. En arrivant chez de nouveaux Indiens nous fûmes aussi bien reçus que chez les autres ; ils nous donnèrent différentes choses, entre autres des cerfs qu’ils avaient tués ce jour-là. Nous remarquâmes dans cet endroit un usage que nous n’avions pas encore observé : lorsqu’il arrivait des malades pour se faire guérir, les Indiens qui nous accompagnaient prenaient les flèches, les chaussures, les coquillages des nouveaux arrivés, venaient nous les présenter, puis ils introduisaient les malades, qui, aussitôt que nous les avions soignés, s’en allaient en disant qu’ils étaient guéris. Nous laissâmes ces Indiens, et nous allâmes chez d’autres qui nous accueillirent fort bien. Ils nous amenaient les malades, nous faisions le signe de la croix et ils disaient qu’ils se portaient bien. Ceux même qui souffraient encore prétendaient être guéris. Ce que leur racontaient les gens que nous avions soignés les rendait si joyeux, que leurs danses et leurs fêtes nous empêchaient de dormir.