Traduction par H. Ternaux-Compans.
Arthus Bertrand (p. 209-216).

CHAPITRE XXVIII.


Les naturels qui nous accompagnent changent de manière d’agir.


Nous quittâmes ces Indiens et nous nous rendîmes à un grand nombre de cabanes, où les naturels qui voyageaient avec nous tinrent une conduite toute nouvelle. Les habitants nous reçurent le mieux du monde ; alors les nôtres commencèrent à les maltraiter, ils leurs prenaient ce qu’ils possédaient et ne laissaient rien dans leurs maisons. Nous fûmes extrêmement peinés de voir traiter ainsi des gens qui nous accueillaient si bien, craignant que cette manière d’agir n’occasionnât des querelles ; mais nous ne pouvions l’empêcher, et nous n’osions pas punir les coupables. Nous fûmes donc obligés de le supporter, jusqu’à ce que nous eussions acquis plus d’autorité sur eux. Ces mêmes Indiens qui perdaient ce qu’ils possédaient, nous disaient, pour nous consoler, de ne pas nous affliger de ce qui leur arrivait ; qu’ils étaient si contents de nous avoir vus, qu’ils regardaient ce qu’ils avaient perdu comme bien employé, et que d’autres naturels, qui étaient fort riches, compenseraient cette perte. Pendant notre voyage, les gens qui nous suivaient nous incommodaient beaucoup ; et, malgré tous nos efforts, nous ne pouvions leur échapper, tant ils étaient empressés de venir nous toucher. Leur importunité était telle, que souvent nous restions trois heures sans pouvoir nous débarrasser d’eux. Un jour ils nous amenèrent les habitants d’un village : presque tous avaient perdu un œil par la cataracte : un si grand nombre étaient devenus aveugles par la même cause, que nous en fûmes étonnés. Ils sont très-bien faits, très-gais et plus blancs que tous ceux que nous avions vus jusque-là. Nous commençâmes, dans cet endroit, à voir des montagnes qui nous paraissaient venir de la mer du Nord. D’après le rapport des Indiens, nous crûmes qu’elles étaient à quinze lieues de distance de la mer. Nous partîmes avec les Indiens pour ces montagnes, et ils nous menèrent dans un endroit où ils avaient des parents, refusant de nous conduire où ils n’en avaient pas ; car ils ne voulaient pas que leurs ennemis pussent jouir d’un bonheur aussi grand que celui de nous voir. Quand nous nous mîmes en route, les naturels chez qui nous étions suivirent ceux qui nous accompagnaient. A notre arrivée, les gens que nous allions voir, et qui savaient ce qui s’était passé, commencèrent à cacher ce qu’ils possédaient ; mais, après nous avoir reçus avec beaucoup de réjouissances, ils s’en allèrent de bon cœur chercher ce qu’ils avaient caché, et vinrent nous le présenter. C’étaient des coquillages, de l’ocre et quelques petites bourses d’argent. Suivant notre usage, à l’instant même, nous donnâmes tout cela aux Indiens qui nous suivaient. Ceux-ci commencèrent aussitôt leurs danses et leurs fêtes, et envoyèrent chercher les Indiens d’une autre peuplade pour qu’ils vinssent nous voir. Ils arrivèrent le soir, et nous apportèrent des coquillages, des arcs et d’autres objets que nous distribuâmes à l’instant. Nous voulûmes partir le jour suivant ; mais ils insistèrent pour nous conduire chez des Indiens de leurs amis, qui demeuraient au sommet des montagnes : ils prétendaient que cet endroit était fort peuplé, et que l’on nous ferait de nombreux présents. Comme cela nous détournait de notre route, nous ne voulûmes pas y consentir, et nous suivîmes dans la plaine la direction des montagnes que nous ne croyions pas éloignées de la côte.

Tous les habitants des rivages sont très-méchants : nous préférions voyager dans l’intérieur, les naturels nous traitant beaucoup mieux ; d’ailleurs nous étions persuadés que nous trouverions une contrée plus habitée et des vivres meilleurs. Nous prîmes aussi ce parti, parce qu’en traversant le pays nous pouvions mieux en observer les particularités, et que si le Seigneur daignait ramener quelqu’un des nôtres en chrétienté, il serait en état d’en donner une relation exacte. Les Indiens, voyant que nous étions décidés à ne pas aller par où ils voulaient nous conduire, nous dirent qu’il n’y avait ni habitants, ni tunas, ni rien à manger du côté que nous avions choisi. Ils nous prièrent de rester chez eux ce jour-là, et nous y consentîmes. Ils envoyèrent sans retard deux Indiens rassembler du monde dans la direction que nous voulions prendre, et le lendemain nous partîmes en grande compagnie. Les femmes marchaient chargées d’eau. Nous avions tant d’autorité sur ces gens, que personne n’osait boire sans nous demander permission. A deux lieues de là nous rencontrâmes les Indiens qui avaient été pour réunir les habitants. Ils dirent qu’ils n’en avaient pas trouvé ; ce qui parut faire beaucoup de chagrin aux nôtres, et ils recommencèrent à nous prier de ne pas aller dans les montagnes. Voyant que nous ne voulions pas changer d’avis, ils prirent congé de nous avec beaucoup de peine et descendirent la rivière. Quant à nous, nous la remontâmes, et bientôt nous rencontrâmes deux femmes chargées. Dès quelles nous virent elles s’arrêtèrent, déposèrent leurs fardeaux et nous offrirent ce quelles portaient ; c’était de la farine de maïs. Elles nous dirent que plus avant, sur le bord de la rivière, nous trouverions des maisons, beaucoup de tunas et de la farine comme celle qu’elles portaient. Nous les quittâmes parce qu’elles se rendaient chez ceux que nous venions de laisser. Nous marchâmes jusqu’au coucher du soleil, et nous arrivâmes à un village de vingt cabanes, où l’on nous reçut avec la plus grande tristesse et en pleurant. Les habitants savaient déjà que ceux qui nous accompagnaient pillaient les villages où nous passions. En nous voyant, ces gens se consolèrent, mais ils ne nous donnèrent que des tunas. Nous passâmes la nuit avec eux. A la pointe du jour, les Indiens qui nous avaient laissés la veille, arrivèrent à ces cabanes, et, comme ils surprirent les habitants qui étaient sans crainte et sans méfiance, ils leur prirent tout ce qu’ils trouvèrent, si bien que ceux-ci ne purent rien sauver, et se mirent à pleurer. Pour les consoler, les voleurs leur disaient que nous étions les fils du soleil, que nous pouvions guérir les malades, les faire mourir tous, et autres mensonges encore plus forts, comme ils savent fort bien les faire quand cela leur convient. Ils leur dirent de nous servir de guides avec beaucoup de soin, d’être bien attentifs à ne pas nous déplaire en quoi que ce soit, de nous donner tout ce qu’ils possédaient, de faire en sorte de nous mener dans un pays très-habité, et en arrivant de ne pas manquer de voler et de piller les autres, parce que tel était l’usage.