Relation du Voyage de Lefranc de Pompignan/Édition Garnier

RELATION DU VOYAGE

DE M. LE MARQUIS

LEFRANC DE POMPIGNAN

DEPUIS POMPIGNAN JUSQU’À FONTAINEBLEAU
ADRESSÉE AU PROCUREUR FISCAL DU VILLAGE DE POMPIGNAN[1].


Vous fûtes témoin de ma gloire, mon cher ami ; vous étiez à côté de moi dans cette superbe procession, lorsque j’étais derrière un jeune jésuite. Tous les bourdons du pays se faisaient entendre, tous les paysans étaient mes gardes. Vous entendîtes ce sermon, dans lequel il est dit que j’ai la jeunesse de l’aigle[2], et que je suis assis près des astres, tandis que l’envie gémit sous mes pieds. Vous savez combien ce sermon me coûta de soins ; je le refis jusqu’à trois fois, à l’aide de celui qui le prononça : car on ne parvient à la postérité qu’en corrigeant ses ouvrages dans le temps présent.

Vous assistâtes à ce splendide repas de vingt-six couverts[3], dont il sera parlé à jamais. Vous savez que je me dérobai quelques jours après aux acclamations de la province ; je pris la poste pour la cour ; ma réputation me précédait partout. Je trouvai à Cahors mon portrait en taille-douce dans le cabaret : il y avait au bas cinq petits vers qui faisaient une belle allusion aux astres, auprès desquels je suis assis :

Lefranc plane sur l’horizon :
Le ciel en rit, l’enfer en pleure.

L’Empyrée[4] était le beau nom
Que lui donna l’ami Piron ;
Et c’est à présent sa demeure.

Dès que j’arrivai à Limoges, je rencontrai le petit-fils de M. de Pourceaugnac ; il était instruit de ma fête ; il me dit qu’elle ressemblait parfaitement au repas bien troussé[5] que M. son grand-père avait donné. Nous nous séparâmes à regret l’un de l’autre.

Quand j’arrivai à Orléans, je trouvai que la plupart des chanoines savaient déjà par cœur les endroits les plus remarquables de mon discours. Je me hâtai d’arriver à Fontainebleau, et j’allai le lendemain au lever du roi, accompagné de M. Fréron, que j’avais mandé exprès. Dès que le roi nous vit, il nous adressa gracieusement la parole à l’un et à l’autre. « Monsieur le marquis, me dit Sa Majesté, je sais que vous avez à Pompignan autant de réputation qu’en avait à Cahors votre grand-père le professeur. N’auriez-vous point sur vous ce beau sermon de votre façon qui a fait tant de bruit ? » J’en présentai alors des exemplaires au roi, à la reine, à M. le dauphin. Le roi se fit lire à haute voix, par son lecteur ordinaire, les endroits les plus remarquables. On voyait la joie répandue sur tous les visages ; tout le monde me regardait en rétrécissant les yeux, en retirant doucement vers les joues les deux coins de la bouche, et en mettant les mains sur les côtés, ce qui est le signe pathologique de la joie. « En vérité, dit M. le dauphin, nous n’avons en France que M. le marquis de Pompignan qui écrive de ce style.

Allez-vous souvent à l’Académie ? me dit le roi. — Non, sire, lui répondis-je. — L’Académie va donc chez vous ? » reprit le roi (c’était précisément le même discours que Louis XIV avait tenu à Despréaux). Je répondis que l’Académie n’est composée que de libertins et de gens de mauvais goût, qui rendent rarement justice au mérite. « Et vous, dit le roi à M. Fréron, n’êtes-vous pas de l’Académie ? — Pas encore », répondit M. Fréron. Il eut alors l’honneur de présenter ses feuilles à la famille royale, et je restai à causer avec le roi, « Sire, lui dis-je, vous connaissez ma bibliothèque ? — Oh tant ! dit le roi, vous m’en avez tant parlé dans un de vos beaux mémoires… »

Comme nous en étions là, le roi et moi, la reine s’approcha, et me demanda si je n’avais pas fait quelque nouveau psaume judaïque. J’eus l’honneur de lui réciter sur-le-champ le dernier que j’ai composé, dont voici la plus belle strophe :

Quand les fiers Israélites,
Des rochers de Beth-Phégor,
Dans les plaines moabites,
S’avancèrent vers Achor ;
Galgala, saisi de crainte,
Abandonna son enceinte,
Fuyant vers Samaraïm ;
Et dans leurs rocs se cachèrent
Les peuples qui trébuchèrent
De Béthel à Séboïm[6].

Ce ne fut qu’un cri autour de moi, et je fus reconduit avec des acclamations universelles, qui ressemblaient à celles de Nicole dans le Bourgeois gentilhomme[7].

Le temps et la gloire me pressent ; vous aurez le reste par la première poste.

FIN DE LA RELATION, ETC.
  1. Il est question de cette Relation dans les Mémoires secrets, à la date du 28 février 1763. Il en existe une édition in-16 de quatre pages. Une réimpression in-8o est précédée de la Lettre de L’Écluse, qui lui sert de préface, et d’une Hymne. (B.) — Voyez la note 1 de la page 457.
  2. Ces expressions, qui se trouvent en effet dans le Discours (de Pieyrac), sont déjà rappelées dans la Lettre de L’Écluse.
  3. Voyez page 459.
  4. M. de l’Empyrée est le nom que Piron a donné au principal personnage de la Métromanie ; mais l’anecdote arrivée à Voltaire avec Desforges-Maillard est pour quelque chose dans la pièce. Pompignan n’y fut pour rien.
  5. Monsieur de Pourceaugnac, acte I, scène vi.
  6. Je n’ai trouvé ces vers dans aucune des éditions que j’ai vues des Œuvres de Lefranc de Pompignan. (B.)
  7. Des éclats de rire ; voyez le Bourgeois gentilhomme, acte III, scène ii.