Lettre de l’Écluse/Édition Garnier

LETTRE

DE M. DE L’ÉCLUSE

chirurgien dentiste
seigneur du tilloy, près montargis

À M. SON CURÉ[1].



Monsieur mon curé,

Vous savez que j’ai recrépi à mes dépens l’église du Tilloy, et que j’ai raccommodé les deux tiers de la tribune, qui était pourrie : à peine m’en ayez-vous remercié ; je ne m’en suis pas seulement remercié moi-même ; cela n’a fait aucun bruit, tandis que M. Lefranc de Pompignan de Montauban jouit d’une gloire immortelle.

Vous me direz que cette gloire, il se l’est donnée à lui-même ; qu’il a tout arrangé, tout fait, jusqu’au sermon qu’on a prononcé à son honneur dans l’église de son village ; qu’il a fait imprimer ce sermon et la relation de cette belle fête, à Paris, chez Barbou, rue Saint-Jacques, aux Grues[2] ; que quand on veut passer à la postérité, il faut se donner beaucoup de peine, et que je ne m’en suis donné aucune. Vous avez craint, dites-vous, le sort des prédicateurs modernes que M. Lefranc de Pompignan traite dans sa Préface d’écrivains impertinents, comme il a traité les académiciens de Paris de libertins, dans son Discours à l’Académie[3]. Mais, mon cher pasteur, on n’exige pas d’un curé de campagne l’éloquence d’un évêque du Puy.

Ne pouviez-vous pas vaincre ma modestie, et me forcer doucement à recevoir l’immortalité ? Qui vous empêchait de comparer l’église du Tilloy (page 3) à la sainte cité de Jérusalem descendant du ciel ? Ne vous était-il pas aisé de me louer, moi présent ? C’est ainsi qu’on en a usé à Pompignan : on adressa la parole à M. de Pompignan, immédiatement avant d’implorer les lumières du Saint-Esprit et de la vierge Marie. On a eu soin de mettre en marge : « M. le marquis de Pompignan présent. »

Quand je vous ai fait de deux reproches sur votre négligence dans une affaire si grave, vous m’avez répondu que c’est ma faute de n’avoir point pris le titre de marquis ; que mon grand-père n’était que docteur en médecine de la Faculté de Bourges ; que celui de M. de Pompignan était professeur en droit canon à Cahors. Vous ajoutez que votre paroisse est trop près de Paris, et que ce qui est grand et admirable à deux cents lieues de la capitale n’a peut-être pas tant d’éclat dans son voisinage.

Cependant, monsieur, il m’est bien dur de n’avoir travaillé que pour Dieu, tandis que M. de Pompignan reçoit sa récompense dans ce monde.

M. le marquis de Pompignan fait la description de sa procession[4] : Il y avait, dit-il, à la tête un jeune jésuite (page 32), derrière lequel marchait immédiatement M. de Pompignan avec son procureur fiscal.

Mais, monsieur, n’avons-nous pas eu aussi une procession, un procureur fiscal, et un greffier ? Et s’il m’a manqué le derrière d’un jeune jésuite, cela ne peut-il pas se réparer ?

M. Lefranc rapporte que M. l’abbé Lacoste officia d’une manière imposante : n’avez-vous pas officié d’une manière édifiante ? Nous avons entendu parler d’un abbé Lacoste qui en imposait en effet : c’était un associé du sieur Fréron, et on fit même un passe-droit à ce dernier pour avancer l’abbé Lacoste dans la marine ; je ne crois pas que ce soit le même dont M. de Pompignan nous parle[5].

Au reste, monsieur, l’église du Tilloy avait un très-grand avantage sur celle de Pompignan : vous avez une sacristie, et M. de Pompignan avoue lui-même qu’il n’en a point, et que le prêtre, le diacre, et le sous-diacre, furent obligés de s’habiller dans sa bibliothèque. Cela est un peu irrégulier ; mais aussi il a parlé de sa bibliothèque au roi ; il est dit en marge (page 31) qu’un ministre d’État a trouvé sa bibliothèque fort belle[6] ; on y trouve une collection immense de tous les exemplaires qu’on a jamais tirés des cantiques hébraïques de M. de Pompignan, et de son Discours à l’Académie française ; tandis que les petits écrits badins où l’on se moque un peu de M. de Pompignan sont condamnés à être dispersés en feuilles volantes abandonnées à leur mauvais sort sur toutes les cheminées de Paris, où il peut avoir la satisfaction de les voir pour les immoler à sa gloire.

Il est dit même dans le sermon prononcé à Pompignan que « Dieu donne à ce marquis la jeunesse et les ailes de l’aigle, qu’il est assis près des astres (page 14), que l’impie rampe à ses pieds dans la boue, qu’il est admiré de l’univers, et que son génie brille d’un éclat immortel ».

Voilà, monsieur, la justice que se rend à lui-même le marquis, tandis que je reste inconnu au Tilloy.

On ajoute que M. le marquis eut ce jour-là une table de vingt-six couverts (page 38) ; je vois que la Renommée est aussi injuste que la Fortune : nous étions trente-deux le jour de la dédicace de votre église, et cela n’a pas seulement été remarqué dans Montargis.

Enfin il est parlé de Mme la marquise[7] de Pompignan, et on n’a pas dit un mot de Mme de L’Écluse ; on se prévaut même du jugement du sieur Fréron, qui appelle cette partie du sermon une églogue en prose (page 36), éloge qu’il donne aussi aux vers de M. de Pompignan.

Enfin M. de Pompignan jouit de tous les honneurs possibles, depuis son beau Discours à l’Académie française ; la France ne parle que de lui, et je suis oublié : je demande à messieurs de l’Académie si cela est juste.

J’ai l’honneur d’être, etc.


FIN DE LA LETTRE DE L ÉCLUSE.
  1. L’Écluse, d’abord acteur de la Foire, puis chirurgien-dentiste, était venu exercer, pendant quelque temps, cette dernière profession à Genève, en 1760. Il fut mandé à Ferney pour faire des dents à Mme Denis. Fréron annonça que c’était pour présider à l’éducation de Mlle Corneille. L’Écluse se mit, en 1777, entrepreneur de spectacles, et fut bientôt réduit à être acteur ; il mourut fort âgé, et dans le besoin, vers 1792. La Lettre que Voltaire publia sous son nom doit être de la fin de février 1763 ; c’est probablement cette pièce que Voltaire désigne sous le titre de la Jolie Préface imprimée à Genève aux dépens des chirurgiens-dentistes, dans sa lettre à Damilaville, du 15 mars 1763 ; dans un cahier de 12 pages in-8o elle précède l’Hymne chantée au village de Pompignan et la Relationdu voyage qui suit. (B.)
  2. Discours prononcé (le 24 octobre 1762) dans l’église de Pompignan, le jour de sa bénédiction, par M. de Reyrac ; À Villefranche de Rouergue, chez Pierre Vedeilhié ; à Paris, chez J. Darbou, rue Saint-Jacques, aux Cigognes ; 1762, in-8o. C’était l’ouvrage de l’abbé Fr.-Ch. de Saint-Laurent de Reyrac, né en 1734, mort à Orléans le 22 décembre 1782, connu par son Hymne au Soleil. Les mots entre guillemets sont dans l’imprimé, auquel se rapportent aussi les indications ontre parenthèses. (B.)
  3. Celui qui fit naître les Quand ; Voyez, tome XXIV, page 111.
  4. À la suite du Discours de Reyrac était imprimée une Lettre au sujet de la bénédiction de l’Église de Pompignan, que Voltaire cite aussi exactement. (B.)
  5. L’abbé Lacoste, qui bénit l’église de Pompignan, était grand chantre du chapitre de l’église cathédrale de Cahors. Voltaire fait semblant de le confondre avec un autre abbé Lacoste, condamné aux galères en 1760, et mort avant d’y être arrivé. (B.)
  6. En marge de la phrase où il est dit que la bibliothèque de Pompignan est nombreuse et savante, on lit : « Je parle ici d’après le témoignage d’un ministre célèbre. » (B.)
  7. Marie-Antoinette-Félicité de Caulaincourt. (Cl.)