Les Quand/Édition Garnier

Œuvres complètes de VoltaireGarniertome 24 (p. 111-113).
LES QUAND,

notes utiles sur un discours prononcé devant l’académie française
le 10 mars 1760[1].



Quand on a l’honneur d’être reçu dans une compagnie respectable d’hommes de lettres, il ne faut pas que la harangue de réception soit une satire contre les gens de lettres : c’est insulter la compagnie et le public.

Quand par hasard on est riche, il ne faut pas avoir la basse cruauté de reprocher aux gens de lettres leur pauvreté dans un discours académique, et dire avec orgueil qu’ils déclament contre les richesses, et qu’ils portent envie en secret aux riches : 1o parce que le récipiendaire ne peut savoir ce que ses confrères moins opulents que lui pensent en secret ; 2o parce que aucun d’eux ne porte envie au récipiendaire.

Quand on ne fait pas honneur à son siècle par ses ouvrages, c’est une étrange témérité de décrier son siècle.

Quand on est à peine homme de lettres, et nullement philosophe, il ne sied pas de dire que notre nation n’a qu’une fausse littérature et une vaine philosophie.

Quand on a traduit et outré même la Prière du déiste[2] composée par Pope ; quand on a été privé six mois entiers de sa charge en province[3] pour avoir traduit et envenimé cette formule du déisme ; quand enfin on a été redevable à des philosophes de la jouissance de cette charge, c’est manquer à la fois à la reconnaissance, à la vérité, à la justice, que d’accuser les philosophes d’impiété ; et c’est insulter à toutes les bienséances de se donner les airs de parler de religion dans un discours public, devant une académie qui a pour maxime et pour loi de n’en jamais parler dans ses assemblées.

Quand on prononce devant une académie un de ces discours dont on parle un jour ou deux, et que même quelquefois on porte au pied du trône, c’est être coupable envers ses concitoyens d’oser dire, dans ce discours, que la philosophie de nos jours sape les fondements du trône et de l’autel. C’est jouer le rôle d’un délateur d’oser avancer que la haine de l’autorité est le caractère dominant de nos productions ; et c’est être délateur avec une imposture bien odieuse, puisque non-seulement les gens de lettres sont les sujets les plus soumis, mais qu’ils n’ont même aucun privilège, aucune prérogative qui puisse jamais leur donner le moindre prétexte de n’être pas soumis. Rien n’est plus criminel que de vouloir donner aux princes et aux ministres des idées si injustes sur des sujets fidèles, dont les études font honneur à la nation. Mais heureusement les princes et les ministres ne lisent point ces discours, et ceux qui les ont lus une fois ne les lisent plus.

Quand on succède à un homme bizarre[4] qui a eu le malheur de nier dans un mauvais livre les preuves évidentes de l’existence d’un Dieu, tirées des desseins, des rapports et des fins de tous les ouvrages de la création, seules preuves admises par les philosophes, et seules preuves consacrées par les Pères de l’Église ; quand cet homme bizarre a fait tout ce qu’il a pu pour infirmer ces témoignages éclatants de la nature entière ; quand à ces preuves frappantes, qui éclairent tous les yeux, il a substitué ridiculement une équation d’algèbre[5], il ne faut pas dire, à la vérité, que ce raisonneur était un athée, parce qu’il ne faut accuser personne d’athéisme, et encore moins l’homme à qui l’on succède ; mais aussi ne faut-il pas le proposer comme le modèle des écrivains religieux : il faut se taire, ou du moins parler avec plus d’art et de retenue.

Quand on harangue en France une académie, il ne faut pas s’emporter contre les philosophes qu’a produits l’Angleterre ; il faudrait plutôt les étudier.

Quand on est admis dans un corps respectable, il faut dans sa harangue cacher sous le voile de la modestie l’insolent orgueil qui est le partage des têtes chaudes et des talents médiocres.


fin des quand.

  1. Jean-Jacques Lefranc, marquis de Pompignan (né en 1709, mort en 1784), ayant été élu membre de l’Académie française à la place de Maupertuis, prit séance le 10 mars 1760, et, dans son discours de réception, dit que l’abus des talents, le mépris de la religion, la haine de l’autorité, font le caractère dominant des productions de ses confrères ; que tout porte l’empreinte d’une littérature dépravée, d’une morale corrompue, et d’une philosophie altière qui sape également le trône et l’autel ; que les gens de lettres déclament tout haut contre les richesses, et qu’ils portent envie secrètement aux riches, etc.

    Ce fut l’origine des Quand, qui parurent en avril. La sixième édition, imprimée en rouge, est augmentée des Si et des Pourquoi, pièces dirigées aussi contre Lefranc, mais qui, étant de Morellet, ne doivent pas être admises dans les Œuvres de Voltaire.

    Lefranc de Pompignan, blessé surtout d’un passage des Quand, publia un mémoire, dont je parlerai plus loin (pages 135). De peur de faire une note plus ample que le texte, je ne donnerai pas la nomenclature de toutes les imitations ou parodies qu’ils firent naître ; mais je ne puis me dispenser d’indiquer : Les VII Quand, en manière des VIII de M. de V***, ou Lettre d’un apprenti bel esprit, qui ne manque pas de sens commun, à M. son père, en province, pour lui donner bonne opinion de lui, in-12 de onze pages ; Les Pourquoi, réponse aux ridicules Quand de M. le comte de Tornet, in-8o de quatre pages ; — Réponse aux Quand, aux Si, et aux Pourquoi, 1760, in-12 de vingt pages.

    On trouvera, ci-après, à l’année 1761, les Car et les Ah ! ah ! autres pièces de Voltaire contre Lefranc. C’est dans les Poésies (tome X) que j’ai placé les Pour, les Que, les Qui, les Quoi, les Oui, les Non, petites pièces rimées de Voltaire contre Lefranc, contre lequel sont aussi quelques écrits en prose des années 1763, 1764, 1765. (B.)

  2. Lefranc de Pompignan avait, en 1740, traduit en vers français la Prière universelle de Pope. Des Anglais firent, en 1741, imprimer cette traduction, que Morellet reproduisit en 1760, avec des notes, et qui faisait aussi partie du Recueil des facéties parisiennes. (B.)
  3. Dans un Mémoire présenté au roi, le 11 mai 1760 (et dont il est question plus loin, page 135), Pompignan dit n’avoir jamais été suspendu de sa charge.
  4. Lefranc de Pompignan était, comme il est dit dans la note de la page précédente, le successeur de Maupertuis.
  5. Voyez tome XXIII, pages 539 et 566.