Compliment pour le Théâtre-Français/Édition Garnier

Œuvres complètes de VoltaireGarniertome 24 (p. 465-466).

COMPLIMENT

qui devait être prononcé le 11 avril 1763

À L’OUVERTURE DU THÉATRE-FRANÇAIS[1]



Messieurs,

Jusqu’à ce jour l’usage n’a pas été que les actrices eussent l’honneur de vous adresser la parole. J’ai réclamé cet avantage.

Les juges les plus sévères n’ont point coutume d’interdire à mon sexe le privilége de les solliciter. La balance de Thémis n’altère pas en eux le caractère français ; ils nous reçoivent avec plus d’égards, nous écoutent avec plus d’attention, et (sans en être moins intègres) ils sont souvent plus favorables. Je me flatte, messieurs, que vous daignerez les imiter. Nous ne pouvons vous annoncer avec trop de ménagements les choses affligeantes, et c’est au sexe le plus sensible que semble appartenir le droit de vous y préparer. Vous pressentez sans doute, messieurs, que je vais parler de Mlle  Gaussin et de Mlle  Dangeville. L’éloge de ces deux femmes vous paraîtra peut-être, messieurs, moins suspect, plus touchant, et plus rare, dans la bouche d’une autre femme.

On a l’obligation à Mlle  Gaussin d’un genre nouveau de comédie : sa figure charmante, les grâces ingénues de son jeu, le son intéressant de sa voix, ont fait imaginer de mettre en action des tableaux anacréontiques[2]. Ses yeux parlaient à l’âme, et l’amour semblait l’avoir fait naître pour prouver que la volupté n’a pas de parure plus piquante que la naïveté.

Cette perte était assez grande : celle de Mlle  Dangeville achève de nous accabler. Cette actrice si pleine de finesse et de vérité, qui renferme en elle seule de quoi faire la réputation de cinq ou six actrices, cette favorite des Grâces, à laquelle personne ne peut ressembler puisque dans tous les rôles elle ne se ressemblait pas elle-même ; Mlle  Dangeville se dérobe à sa propre gloire, et fait succéder vos regrets à vos acclamations.

Vous n’avez rien épargné, messieurs, pour la retenir. Vos applaudissements réitérés exprimaient ce que vous paraissiez en droit d’en exiger, et semblaient lui dire : Vous faites nos plaisirs ; Thalie vous a ouvert tous ses trésors, elle vous a dispensé les richesses de tous les âges ; vos perfections toujours nouvelles triompheront du temps : pourquoi nous quittez-vous ?

Les auteurs lui répétaient sans cesse : Nous trouvons si rarement un acteur pour chaque caractère, vous les saisissez tous ; nous avons tant de peine à vaincre les cabales, votre présence les enchaîne ; notre art est si difficile, vous aplanissez nos obstacles ; vous n’en rencontrez point pour atteindre[3] l’excellence du vôtre, et vous savez si bien le ménager qu’il semble que ce soit la nature même qui vous en épargne les frais : pourquoi nous quittez-vous ?

Enfin, messieurs, vous regrettez une actrice qui vous enchantait, et nous ne nous consolerons pas de nous voir privés d’une camarade qui nous était aussi chère que précieuse. Au lieu d’avoir le faste trop ordinaire au grand talent, elle ignorait sa supériorité, et doutait d’elle-même quand nous la prenions pour modèle. Elle savait, par le liant de son caractère, se concilier tous les esprits, et sans se donner aucun souci pour se faire un parti, elle n’en avait que plus de partisans. Nous l’admirions et nous l’aimions. Quoique parmi nous, messieurs, il y ait plusieurs sujets assez heureux pour animer votre gaieté, pour exciter vos ris, cependant la retraite de Mlle  Dangeville aurait dû naturellement servir d’époque à la naissance du comique larmoyant : ce n’est qu’en la perdant qu’on aurait dû l’imaginer.

Que mon sort serait digne d’envie si par mon zèle, mes efforts et mon application, je parvenais, messieurs, à pouvoir vous étourdir pendant quelques moments sur des regrets si légitimes, et si ce théâtre daignait me compter parmi les ressources qui lui restent ?

FIN DU COMPLIMENT.
  1. Le Petit Magasin des dames, 3e année (1805), page 57, en attribuant ce Discours à Voltaire, dit qu’il fut trouvé dans les papiers de M. d’Argental, et qu’il devait être prononcé par Mlle  Doligny, alors nouvellement admise au nombre des Comédiens. Le Discours fut débité par Dauberval, et imprimé, tel qu’il avait été prononcé, dans le Mercure, 1763, avril, tome II, page 169. Les changements faits par les Comédiens n’étant pas l’ouvrage de Voltaire, je suis dispensé de les donner en variantes. (B.) — Mlle  Doligny devait débuter le 11 avril 1763. Elle ne fut admise que le 3 mai.
  2. L’Oracle et les Grâces, comédies de Saint-Foix.
  3. La copie sur laquelle j’imprime porte attraper ; mais, dans le Mercure, on lit atteindre, et, entre ces deux mots, il n’y a pas à hésiter. (B.)