Relation d'un voyage à la côte du nord-ouest de l'Amérique septentrionale/Chapitre 4


CHAPITRE IV.


Accident — Vue de la Côte — Abord des Insulaires, leur Industrie — Baie de Karakakoua — Descente dans l’Île — John Young, Gouverneur d’Ohehy.

Nous rangions la côte, à l’aide d’un bon vent, quand Perrault, mousse, qui était monté dans les haubans, afin de mieux distinguer les objets que l’île offrait à la vue, tomba malheureusement à la mer. Nous nous apperçûmes aussitôt de sa chûte, et lui jettâmes de suite des bancs et des futailles : puis le capitaine ayant fait faire la manœuvre pour mettre en panne, nous descendîmes notre chaloupe ; le bosseman et quatre autres s’y embarquèrent, et ils parvinrent à rattrapper le jeune homme, un quart d’heure environ après qu’il fut tombé à l’eau. Ils le ramenèrent sur le navire sans connaissance et sans mouvement : nous réussîmes pourtant assez vite à le faire revenir à lui ; et au bout de quelques heures, il était en état de courir sur le pont.

Les côtes de l’île, vues de la mer, offrent le coup d’œil le plus pittoresque, et la scène la plus riante : depuis le rivage jusqu’aux montagnes, la terre s’élève graduellement en forme d’amphithéâtre : tout le long règne une lisière de terre basse, couverte de cocotiers et de bananiers, à travers lesquels vous appercevez tes maisons des insulaires : les vallons qui entrecoupent les collines plus reculées, nous parurent bien cultivées ; et les montagnes mêmes, quoiqu’extrêmement hautes, sont toutes couvertes de bois.

Tandis que nous étions en travers, quelques pirogues se détachèrent de la côte, et vinrent assez près du vaisseau, avec des légumes et des noix de coco ; mais comme nous voulions profiter de la brise, pour gagner le mouillage, nous ne jugeâmes pas à propos de nous arrêter. Nous longeâmes la côte une partie de la nuit ; mais il survint un calme qui dura jusqu’au lendemain. Comme nous étions vis-à-vis de la baie de Karakakoua, les insulaires revinrent encore, et en plus grand nombre, dans leurs pirogues, nous apportant des choux, des ignames, des bananes, du taro, ou racine de pied-de-veau, des melons d’eau, de la volaille, &c. et les échanges se firent alors. Sur le soir, à l’aide d’une brise qui s’éleva de la met, nous gagnâmes le fond de la baie, où nous jettâmes l’ancre, par 14 brasses d’eau, sur un fond de corail.

Le lendemain, durant tout le cours de la journée, les insulaires vinrent en grand nombre autour du vaisseau, nous apportant comme la veille, des fruits, des légumes, et quelques cochons ; en échange de quoi nous leur donnâmes des grains de verre, des bouts de cercles de fer, des aiguilles, de la toile de coton, &c. Quelques uns de nos gens descendirent à terre, et furent fort étonnés de trouver un insulaire travaillant à la construction d’un petit bâtiment du port d’environ 30 tonneaux : les outils dont il se servait consistaient en une hache presque usée, une méchante herminette large tout au plus de deux pouces, et une tarière, qui n’était autre chose qu’un bout de baguette de fer qu’il faisait rougir. Il fallait avoir beaucoup de patience et de dextérité pour faire quelque chose avec de tels instrumens : ces qualités ne lui manquaient pas en apparence, car son ouvrage était déjà fort avancé. Nos gens amenèrent cet homme à bord, et nous lui donnâmes des outils convenables ; ce qui parut lui faire beaucoup de plaisir.

Le 14 au matin, tandis que le charpentier du navire travaillait à remplacer un des bossoirs, deux grandes roues de poulie tombèrent à la mer : comme nous n’en avions pas d’autres pour les remplacer, le capitaine proposa aux insulaires, qui sont d’excellents nageurs, de les plonger, moyennant une récompense, s’ils les trouvaient ; et sur le champ deux d’entr’eux s’offrirent à le faire. Ils plongèrent à plusieurs reprises, et apportèrent à chaque fois des coquillages, pour preuve qu’ils avaient été au fond de l’eau. Nous eûmes la curiosité de regarder à nos montres, pendant qu’ils plongeaient ; et nous fûmes surpris de voir qu’ils restaient quatre minutes sous l’eau. Cet exercice me parut pourtant les fatiguer beaucoup, au point que le sang leur coulait abondamment du nez et des oreilles. Enfin, l’un d’eux apporta les deux roues, et reçut la récompense promise, qui consistait en quatre verges de toile de coton.

La baie de Karakakoua, où nous étions mouillés, peut avoir un quart de lieue de profondeur, et une demi-lieue de largeur à son entrée : cette entrée est fermée par deux pointes basses de rocher qui ont tout l’air d’être découlées des montagnes en forme de lave, à la suite de quelque éruption volcanique. Sur chacune de ces pointes est un village de médiocre grandeur. La baie se termine en profondeur par un rocher escarpé d’environ deux cents pieds de hauteur, et sur lequel on apperçoit un cocotier isolé.

Sur le soir, je fus à terre avec quelques autres passagers, et nous débarquâmes au village situé sur la pointe occidentale de la baie que je viens de décrire. L’on nous y régala d’une danse exécutée par dix-neuf femmes et un homme, tous chantant ensemble et en mesure. Un vieillard nous fit voir l’endroit où le Capitaine Cook fut massacré, le 14 Février, 1779, et les cocotiers percés par les boulets qui furent tirés d’abord des vaisseaux que commandait ce capitaine. Ce vieillard, soit feinte, soit sensibilité réelle, me parut fort affecté, et même verser des larmes, en nous montrant ces objets. Quant à moi, je ne pus me défendre de trouver un peu singulier de me voir, par le seul effet du hazard, sur ces lieux, le 14 Février, 1811 ; c’est-à-dire 32 ans, jour pour jour, après la catastrophe qui les a rendus à jamais célèbres. Je n’en augurai pourtant rien de sinistre ; et je rentrai dans le vaisseau, avec mes compagnons, aussi gai que j’en étais sorti. Quand je dis avec mes compagnons, je dois en excepter le bosseman, John Anderson, qui ayant eu plusieurs démêlés avec le capitaine, durant la traversée, déserta du navire ; aimant mieux vivre avec des sauvages, que d’obéir plus longtems à un supérieur si peu courtois. Un matelot déserta aussi ; mais les insulaires le ramenèrent, à la sollicitation du capitaine : ils offrirent de ramener aussi le bosseman, mais le capitaine les en dispensa.

Nous ne trouvâmes pas d’eau douce dans les environs de la baie de Karakakoua ; celle que les naturels nous apportèrent, dans des calebasses, était saumâtre. Nous avions aussi un grand besoin de viandes fraîches ; mais nous ne pûmes pas non plus nous en procurer ; le roi de ces îles ayant défendu expressément à ses sujets, d’en fournir aux vaisseaux qui y toucheraient. Cependant un des chefs dépêcha une pirogue vers la baie de Toeaye, pour tâcher d’obtenir du gouverneur de l’île, qui fait là sa résidence, la permission de nous vendre quelques cochons. Les messagers revinrent le lendemain, et nous apportèrent une lettre, dans laquelle le gouverneur nous mandait de nous rendre sans délai à l’île d’Ohahou, où le roi réside ; nous assurant que nous trouverions là de bonne eau, et tout ce dont nous avions besoin.

Nous appareillâmes le 16, et à l’aide d’une faible brise, nous côtoyâmes l’île jusqu’à la baie de Toeaye. Le vent étant tombé tout-à-fait, le capitaine, accompagné de MM. M’Kay et M’Dougall, alla à terre, rendre visite au gouverneur de l’île. Ce gouverneur n’était pas un insulaire, mais, un Écossais du nom de John Young, qui resta sur ces îles, quelques années après la mort du Capitaine Cook. Cet homme avait épousé une femme du pays, et avait su gagner l’amitié et la confiance du roi, au point d’être élevé au rang de chef, et fait gouverneur d’Ohehy, la plus considérable des îles Sandwich, par son étendue et sa population. Son excellence expliqua à nos messieurs la raison pour laquelle le roi avait interdit à ses sujets l’échange des cochons ; cette raison était que sa majesté se réservait le monopole de cette branche de commerce, pour en recueillir seule tout le profit. Le gouverneur leur apprit aussi qu’il n’était pas tombé de pluie sur la partie méridionale d’Ohehy, depuis trois ans ; ce qui expliquait pourquoi nous y avions trouvé si peu d’eau douce : il ajouta, dans le cours de la conversation, que l’île était plus fertile au nord qu’au sud, où nous étions ; mais qu’il n’y avait pas de bon mouillage, la côte y étant garnie de rochers à fleur d’eau, qui forment des brisans considérables. Enfin, son excellence renvoya nos messieurs avec quatre beaux cochons gras ; et nous lui envoyâmes en retour, du thé, du café, du chocolat, et quelques gallons de vin.

Nous eûmes calme presque toute la nuit, et le 17 nous nous trouvâmes vis-à-vis de Mona-Ouhororaye, montagne alors couverte de neige, ainsi que Mona-Roah, mais qui me parut moins élevée que cette dernière. Un certain nombre d’insulaires nous vinrent encore trouver, avec des objets de curiosité, et quelques petits poissons. Le vent s’étant élevé le 18, nous dépassâmes l’extrémité occidentale d’Ohèhy, et passâmes à peu de distance de Mohy, et de Tahouraha, deux autres îles de ce groupe, qu’on dit être aussi fort peuplées. La première offre un coup d’œil très pittoresque, étant remplie de collines qui s’élèvent en forme de pains de sucre, et qui sont partout couvertes de cocotiers et d’arbres à pain. Enfin, le 21 nous approchâmes d’Ohahou, et jettâmes l’ancre vis-à-vis de la baie d’Ohetity, à la distance de près de deux milles de terre.