Relation d'un voyage à la côte du nord-ouest de l'Amérique septentrionale/Chapitre 3


CHAPITRE III.


Arrivée aux Îles Falkland — Descente dans ces îles — Situation périlleuse de l’auteur et de quelques uns de ses compagnons — portrait du Capitaine Thorn — Le Cap de Horn — Navigation jusqu’aux Îles Sandwich.

Le 4, au matin, je m’empressai de monter sur le pont, afin de rassasier mes yeux de la vue de la terre ; car il n’y a guère que ceux qui ont été trois ou quatre mois sur la haute mer, qui sachent apprécier le plaisir que l’on ressent même à regarder des terres aussi stériles et aussi hérissées de rochers que le sont les îles Falkland. Nous approchâmes bientôt de ces rochers, et entrâmes entre deux îles, où nous mouillâmes sur un bon fond. Le second ayant été envoyé à terre, pour tâcher de découvrir de l’eau, plusieurs de nos messieurs l’accompagnèrent. Ils revinrent sur le soir, avec la triste nouvelle qu’ils n’avaient pu trouver d’eau douce. Ils nous apportèrent néanmoins en dédommagement, un bon nombre d’oies sauvages, et deux loups-marins.

Le tems paraissant menacer, nous levâmes l'ancre, et prîmes le large. La nuit fut orageuse, et le 5 au matin, nous avions perdu les premières îles de vue. Le vent soufflant de terre, il nous fallut louvoyer toute cette journée : nous nous trouvâmes le soir assez près de terre, et nous mîmes en panne pour la nuit. Le 6 nous amena un ciel clair, et à l’aide d’un vent frais, nous parvînmes à gagner un bon mouillage, que nous prîmes pour le Port. Egmont, et où nous trouvâmes de bonne eau.

Le 7, nous nous empressâmes d’envoyer nos futailles à terre, ainsi que le tonnelier, et les forgerons, qui furent occupés à quelques réparations qu’il fallait au navire. Pour nous, ayant porté une tente près de l’aiguade, nous passâmes tout le tems que l’on mit à faire de l’eau, à parcourir les îles : nous étions munis d’une chaloupe, et nous tuions tous les jours un grand nombre d’oies et de canards sauvages. Ces oiseaux diffèrent quant au plumage de ceux que l’on voit en Canada. Nous tuâmes aussi un grand nombre de loups-marins. Ces animaux se tiennent ordinairement dans les rochers. Nous vîmes aussi plusieurs renards de l’espèce qu’on appelle renards de Virginie : ils nous parurent méchants, aboyant comme des chiens. Les pingouins, oiseaux aquatiques, sont aussi en grand nombre sur les îles Falkland. Ces oiseaux ont un beau plumage, et ressemblent par leur forme au huard ; mais ils ne volent pas, n’ayant que de petits bouts d’ailes dont ils s’aident pour marcher. Lorsqu’ils sont sur leurs pieds de derrière[illisible], ils ont l’air de petits nains ; ils sont peu farouches, et peu timides ; loin de nous fuir, ils cherchaient à nous piquer avec leur bec, qui est très pointu. La chair du pingouin est noire et coriace ; et il faut être bien affamé pour se résoudre à en manger. C’était alors le tems de la ponte, et nous trouvâmes une grande quantité d’œufs.

Comme les Français, et les Anglais ensuite, avaient tenté de former un établissement sur ces rochers, nous nous mîmes à les parcourir, pour voir si nous en trouverions quelque vestige : les sentiers bien tracés que nous rencontrions presque partout, nous faisaient espérer de trouver aussi des chèvres ; mais toutes nos recherches furent infructueuses : tout ce que nous trouvâmes fut une vieille cabane de pêcheur, construite d’os de baleine, et des chaussons de peau de loup-marin ; car ces rochers n’offrent pas un seul arbuste à la vue, et ne sont fréquentés que par les vaisseaux qui font la pêche de la baleine dans les mers du Sud. Nous trouvâmes deux inscriptions en langue Anglaise, marquant l’endroit où l’on avait enterré deux hommes : comme elles vieillissaient, nous les renouvellâmes. Cette attention pour deux hommes morts, pensa être fatale à un plus grand nombre d’hommes vivants ; car toutes les futailles ayant été remplies et mises à bord, le capitaine donna l’ordre de se rembarquer, et sans s’informer si cet ordre avait été exécuté ou non, il fit lever l’ancre le 11 au matin, tandis que moi et quelques uns de mes compagnons, nous érigions les inscriptions dont je viens de parler, que d’autres coupaient de l’herbe pour les cochons, et que MM. M’Dougall et D. Stuart étaient passés au sud de l’île, pour tuer quelque gibier. Ces derniers n’ayant pas entendu nos signaux pour le rembarquement, ne nous rejoignirent que tard, et lorsque le vaisseau avait déjà gagné la pleine mer. Cependant nous ne perdîmes pas de tems, et nous embarquâmes au nombre de huit sur notre canot, qui n’avait guère que vingt pieds de longueur ; et après avoir couru quelque danger, et ramé à outrance pendant près de trois heures et demie, nous parvînmes à regagner notre vaisseau, que nous rejoignîmes sur les trois heures de l’après-dîner. Après avoir raconté ce trait de méchanceté de notre capitaine, on me permettra de faire quelques remarques sur son caractère. Jonathan Thorn avait été élevé au service de sa patrie, et s’était distingué dans une bataille que les Américains avaient livrée aux Turcs à Tripoli, il y avait quelques années ; il avait le grade de 1er. lieutenant de vaisseau. C’était un homme exact et rigide, d’un caractère vif et emporté, habitué à se faire obéir au moindre signe ; ne considérant que le devoir, et se mettant fort peu en peine des murmures de son équipage ; ne prenant conseil de qui que ce fût, et suivant à la lettre les instructions de Mr. Astor. Tel était à peu près l’homme qui avait été nommé pour commander notre vaisseau. Ses manières hautaines, son humeur brusque et altière, lui avaient fait perdre l’estime d’une grande partie de l’équipage et de tous les passagers : il le savait, et cherchait toujours en conséquence l’occasion de nous mortifier. Il est vrai que les passagers avaient quelques torts à se reprocher à son égard ; mais il avait été l’aggresseur ; et rien ne pouvait l’excuser de l’acte de cruauté et de barbarie dont il se rendait coupable, en nous laissant sur les rochers stériles des îles Falkland, où nous serions infailliblement péris. Ce sort nous était réservé, sans la résolution hardie de Mr. R. Stuart, dont l’oncle était avec nous, et qui voyant que le capitaine, loin de vouloir nous attendre, continuait à s’éloigner, le menaça de lui brûler la cervelle, s’il ne faisait virer de bord pour nous recevoir.

Nous poursuivîmes notre route, portant au S. S. O. et le 14, par les 54 dég. 1 min. de lat. et les 64 dég. 13 min. de long. nous eûmes fond par 65 brasses, et apperçûmes une voile au Sud. Le 15 au matin, nous découvrîmes à notre avant, les hautes montagnes de la Terre de feu, que nous vîmes jusqu’au soir : le tems s’obscurcit alors, et nous les perdîmes de vue. Nous essuyâmes une furieuse tempête, qui nous porta par les 56 dég. 18 min. de lat. Le 18, nous n’étions éloignés du fameux Cap de Horn que de quinze lieues. Il survint bientôt un calme plat, et le courant nous porta à la vue du Cap, à la distance de cinq à six lieues. Ce Cap, qui forme l’extrémité méridionale de la Terre de Feu, ou plutôt du Continent de l’Amérique du Sud, a toujours été un sujet de terreur pour les navigateurs qui ont à passer d’une mer dans l’autre ; plusieurs desquels, pour n’avoir pas à le doubler, s’exposent au long et dangereux passage du Détroit de Magellan, surtout lorsqu’il s’agit d’entrer dans l’Océan Pacifique. Lorsque nous nous vîmes pour ainsi dire sous le Cap, nous ne sentîmes d’autre désir que celui de nous en éloigner promptement ; tant ces rochers sont peu agréables à la vue, même pour des gens qui sont sur mer depuis plusieurs mois ! et à l’aide d’une brise de terre, nous parvînmes à gagner le large.

Le vent changea bientôt, et il survint une tempête : nous passâmes à la vue des îles de Diego Ramirez, et apperçûmes une goëlette. La distance que nous avions parcourue depuis notre départ de New-York, était, d’après le calcul que je fis de la course du vaisseau, de 3 055 lieues. Nous eûmes des tems affreux jusqu’au 24, que nous nous trouvâmes par les 58 dég. 16 min. de latitude méridionale. Quoique nous fussions alors au cœur de l’été, et que les jours fûssent beaucoup plus longs qu’ils ne le sont à Québec le 21 Juin,[1] le froid était néanmoins fort grand, et l’air très humide : le mercure fut pendant plusieurs jours à 4 dég. au dessous de zéro, dans le thermomètre de Farenheit. Si tel est le tems dans ces latitudes à la fin de Décembre, que doit-il être à la fin de Juin, c’est à dire dans les plus courts jours de l’année ; et où doivent se réfugier alors les Patagons, et les habitans de l’Archipel, si improprement nommée Terre de Feu !

Le vent qui jusqu’au 24 avait été contraire, se jetta au Sud, et nous fîmes route à l’Ouest. Le lendemain, jour de Noël, nous eûmes la satisfaction d’apprendre que nous étions à l’Ouest du Cap. Jusqu’à ce jour nous n’avions eu qu’un seul de nos hommes attaqué du scorbut, maladie à laquelle sont sujets ceux qui font des voyages de long cours, et qui est occasionnée par l’usage constant de vivres salés, par l’humidité du vaisseau, et par l’inaction.

Depuis le 25 Déc. jusqu’au 1er. Janvier, nous fûmes favorisés d’un bon vent, et nous parcourûmes dans ce court espace de tems dix-huit dégrés de latitude. Quoiqu’encore froid, le tems était néanmoins, assez agréable. Le 17, par la lat. 10 dég. 50 min. S. nous prîmes quelques bonites, poisson excellent. Nous passâmes l’Équateur le 23, par les 128 dég. 14 min. de longitude occidentale. Les marsouins entouraient le vaisseau en grand nombre. Le 25, il s’éleva une tempête qui dura jusqu’au 28. Le vent se mit à l’E. S. E. nous cinglâmes au Nord, et fîmes 74 lieues dans les premières 24 heures. Nous eûmes ensuite pendant plusieurs jours le vent contraire : il se mit au S. E. le 8 Février, et le 11 nous apperçûmes la cîme d’une montagne couverte de neige, que notre second, qui avait déjà fréquenté ces mers, me dit être le sommet du Mona-Roah, haute montagne de l’île d’Ohehy, une de celles que le navigateur Cook appella Sandwich, et où il trouva la mort en 1779. Nous portâmes le cap sur terre toute la journée, et quoique nous fissions de six à sept nœuds par heure, ce ne fut que sur le soir, que nous nous trouvâmes assez prêts de terre, pour distinguer les maisons des insulaires : circonstance qui prouve combien le Mona Roah est élevé audessus du niveau de la mer.

  1. Durant les nuits, qui étaient extrêmement courtes, il ne faisait pas plus obscur qu’en Canada, lorsque la lune est sur l’horison, et que le tems est médiocrement couvert.