Plon (p. 60-69).

V


Ils avaient été en voyage de noces dans les Pyrénées et étaient rentrés le lundi de Pâques, à la nuit tombée. Reine se sentait toute grisée d’air. Elle venait de cueillir une botte de genêts à la lisière d’un bois. Près de Langon, une panne les avait arrêtés. Elle s’était assise sur un talus, regardant Germain accroupi sous la voiture, des jurons aux dents ; sa grossièreté lui faisait une sorte de mal physique, mais il fallait se taire, patienter ; et elle avait eu l’air de ne rien entendre, les yeux au loin, discrète, silencieuse, ses fleurs dans les bras.

La petite maison où ils allaient vivre, à cinq cents mètres de la papeterie, n’était pas prête. Le salon sentait la peinture et des toiles avaient été étendues sur le plancher maculé de plâtre. Dans le corridor, Sourbets se cogna à une échelle : il s’emporta. Tout cela aurait dû être fini. Il laverait le lendemain la tête à l’entrepreneur. Dans la salle à manger, la vieille Génie avait préparé une sou­pière couverte, du pâté et un « frontignan » de vin. C’était une petite femme au visage sec, les yeux déférents, la voix bonne : accourue avec une lampe, elle laissa crever l’orage ; quand la colère de Sour­bets fut un peu tombée, il posa son chapeau sur le buffet et se mit à table ; il coupa dans la miche une large tranche.

— Madame n’est pas fatiguée, disait la servante en contemplant la jeune femme comme si une prin­cesse lui fût apparue.

Reine regardait cette demeure où elle allait vivre : un long rez-de-chaussée où toutes les pièces ouvraient sur un corridor. Les meubles qu’on avait apportés en son absence n’étaient pas encore mis en place. Elle entra dans sa chambre. La vue du grand lit préparé la fit tressaillir, et elle soupira. Mais il y avait dans l’ombre une odeur de roses. Génie avait fleuri les vases de la cheminée. Reine se pencha, respira longuement les touffes, touchée au cœur par cette attention. Il lui était doux d’être un peu gâtée. Personne n’y avait jamais pensé. Pour­quoi Germain, qui l’emmenait dans les meilleurs hôtels et exigeait qu’elle commandât les plats les plus chers, ne lui offrait-il jamais une fleur ? Com­bien elle avait horreur de ces longs repas où son mari alourdi, le sang à la face, lui reprochait de ne manger pas plus qu’une grive. Mais ces belles journées de voyage, qui donnaient l’impression du vent et de la vitesse, en pleine fraîcheur, au cœur du printemps, la laissaient plus vivante et renou­velée. Germain n’avait rien à lui reprocher. Elle voulait avoir du courage.

La maison basse où ils s’installaient avait été habitée longtemps par le contremaître de la pape­terie. La porte-fenêtre du salon ouvrait sur la route. Les bras enlacés d’une glycine formaient entre les fenêtres de grosses torsades. Une haie de rosiers du Bengale ourlait la barrière, et de l’autre côté de la route, un bâtiment neuf servait de garage et d’écurie. Par derrière, un petit jardin d’agré­ment ombragé de quelques arbres, et un potager fermé d’un grillage, d’où la vue s’étendait sur un pays boisé et sauvage. Des vapeurs couleur d’indigo, de cendre, de violette pourpre, suivant les heures, baignaient ces landes vastes comme une mer.

Combien ce logis était différent du beau domaine de La Font-de-Bonne, tout enveloppé et rayonnant aux yeux de Reine d’une atmosphère poétique qui était celle de ses premiers rêves. Mais, épuisée par la vie insatiable de l’imagination, qui aspire toutes les forces et laisse parfois les êtres jeunes dans une anémie profonde, hors d’état d’agir, elle res­suscitait à une autre existence. Trop de sensations nouvelles la bouleversaient pour qu’elle sentît dans son cœur les places vacantes. C’était en elle un obscur désir d’oublier ; une lassitude aussi d’at­tendre, assoiffée, le bonheur qui ne vient jamais. Il fallait être raisonnable. Si prosaïque que fût sa coquille, non point chatoyante de mille reflets mais d’une substance épaisse et commune, elle éprouvait à en prendre possession, à s’y blottir, un vague bien-être animal.

L’endroit était un peu isolé, à l’écart du bourg et de l’église. Sourbets, occupé par ses affaires, ne rentrait guère qu’aux heures des repas. Mais la solitude n’effrayait pas Reine. À tout moment, c’était d’ailleurs quelque occupation : un peintre, un serrurier qui la dérangeait ; ou la vieille Génie, attachée à Sourbets depuis son enfance, et qui s’émerveillait d’avoir maintenant une jeune maî­tresse belle et aimable comme dans les contes.

Le matin, à la voir paraître, son visage desséché s’illuminait. Reine allait et venait, ramenant d’une main son peignoir léger sur sa taille. Elle faisait porter son chocolat sur une petite table, près des lauriers. Sa gorge pure s’imprégnait de l’air du matin. Un paysan, dans le jardin, faisait des massifs. « Non, disait-elle, pas de géraniums, » se souvenant d’une corbeille écarlate qu’elle avait toujours vue à La Font-de-Bonne. Elle rêvait de fleurs délicates, des verveines, des œillets de Chine. Génie lui vantait un rosier blanc qui était la gloire du presbytère.

« La reine des neiges, » demandait-elle ; et tou­jours cet étonnement que rien ne pût être fait dans son petit royaume sans sa permission.

Les gens, autour d’elle, étaient attirés. Ce fut, pendant les premières semaines, un défilé de pay­sannes apportant des œufs, des asperges, une paire de poulets de grain. Dans ce pays où Sourbets, redouté pour ses colères, avait la réputation d’un maître exigeant, c’était à qui viendrait se mettre sous la protection de cette jeune femme, gracieuse et bonne, qu’ensoleillait le plus doux sourire.

Avec son mari, elle était timide. Ses violences lui faisaient peur. Quand il éclatait, pour la moindre contrariété, menaçant jusqu’à la vieille servante, gémissante et effarouchée, elle aurait voulu ren­trer sous terre. Mais elle sentait sur lui son pou­voir ; aucune révélation ne lui avait causé une plus poignante surprise. Durant la journée, il était souvent de mauvaise humeur, et parlait peu ; ou bien il lui prenait la tête dans ses mains, comme certains jours de leurs fiançailles, et la dévorait d’un baiser qui descendait jusque dans ses moelles. Elle tressaillait. Elle fermait les yeux. Le soir, près d’elle, il redevenait l’homme à la fois humble et exigeant, au regard de prière et de passion auquel, en silence, elle s’abandonnait.

Cependant Mme Fondespan s’étonnait que Reine ne l’eût pas encore appelée à l’aide pour aménager sa maison. Une semaine s’étant écoulée, elle accou­rut, mécontente et prête aux reproches. Rien ne pouvait lui être plus agréable que de démontrer son incapacité à la jeune femme. Avec cet air d’autorité et ces façons tranchantes, qui rendraient odieux les conseils les plus légitimes, elle passa une inspection rigoureuse.

À voir, dans le salon, une vitrine hollandaise en marqueterie, d’un beau ton caramel et jaune citron, devant laquelle Reine était tombée en extase chez un antiquaire bordelais du cours d’Albret, elle donna libre cours à ses critiques. Quelle idée avaient-ils eue de faire cet achat ? La corniche touchait au plafond. C’était une pitié d’avoir introduit un meuble de prix dans cette maison basse et mesquine, à peine bonne pour le contre­maître qui l’avait longtemps occupée.

Son regard désapprobateur parcourait la pièce :

— Ton mari ne va pas te laisser ici ?

Elle se sentait choquée dans ses préjugés de classe et dans son orgueil. Que penserait la société bazadaise ? Sourbets n’était-il pas assez riche pour s’installer convenablement ? Pourquoi ne l’avait-il pas consultée ? À constater que Reine, vers qui elle se retournait, paraissait tranquille et indifférente, peut-être même satisfaite au fond dans ses goûts de simplicité, un instinct de caste souffla sa fureur dans ses artères endurcies par l’âge. La jeune femme se laissait dominer. Elle cédait sur tout. Si elle ne profitait pas en ce moment de ses avan­tages, le pli serait pris. Subitement, se rappelant l’insouciance d’Arthur d’Arbieux, et sa manière rêveuse de mettre en échec les idées les plus chères à la famille, elle vit passer un trait de lumière : Reine était bien la fille d’un tel père ! Ce souvenir lui en rappela d’autres plus pénibles. Mme Fondespan, en arrêt, commençait de ruminer en face du magnifique bahut hollandais, à la panse lustrée de reflets brillants, le plan de campagne qu’il lui paraissait indispensable de précipiter.

— Ma chérie, dit-elle, la semaine suivante, à peine enfoncée dans le fauteuil qu’elle avait élu, j’ai une bonne nouvelle à t’annoncer…

Elle venait d’apprendre que l’hôtel de la Brèche était mis en vente. Le gros industriel qui l’avait acheté, sur des bénéfices de guerre, passait pour avoir « refilé » son argent en Bourse aussi vite qu’il l’avait gagné. C’était le cas de dire que bien mal acquis ne profite pas. « Parles-en tout de suite à ton mari, » insistait la vieille dame, qui voyait déjà sa nièce installée dans ce cadre seigneurial. Et elle se rappelait, au temps de ses visites de noces, un mot de M. Fondespan : « Ta sœur a un bien bel escalier. » Dans la bouche d’un homme qui ne trouvait jamais rien à sa convenance, cette exclamation l’avait frappée.

Reine leva des yeux étonnés. Quelle singulière expression avait son visage : quelque chose de frais et de simple, un air d’enfance.

— Germain se plaît dans cette maison, dit-elle, et moi aussi ! La vue est jolie ! Que ferions-nous en ville, dans une rue sombre ? L’hôtel serait beaucoup trop grand.

— La vue, riposta la vieille dame, suffoquée par tant de candeur.

Sur toutes choses, depuis la façon de placer son argent — principalement sur hypothèques, parce que la terre aura toujours sa valeur — jusqu’à l’entretien des tapis et des cachemires, elle avait des principes à imposer, non moins intangibles que les commandements de l’Église et de la morale.

Il ne fallut pas plus de deux ou trois visites pour que Germain se cabrât. Il n’attendait d’ail­leurs qu’une occasion. De quoi se mêlait cette personne encombrante et insupportable ? N’était-il pas le maître d’agir à sa guise ? L’affaire de l’hôtel le touchait à un point sensible. En installant Reine dans cette maison, il avait eu le dessin de la retirer de son milieu ; il entendait la soustraire à toute influence. Sa femme était à lui, à lui seul ! C’était son supplice de sentir, pour une pensée, un mot maladroit ou contradictoire, le réveil brutal de sa jalousie assoupie, mais non éteinte, au fond de son être.

Mme Fondespan se plaignait à Reine. Depuis certaines discussions d’intérêt qui les avaient mis aux prises assez vivement, Sourbets baissait dans son estime. Elle exigeait maintenant que la jeune femme prît parti en sa faveur contre son mari. Qu’attendait-elle pour faire avec lui les visites d’usage à leurs relations ? Les fêtes du mariage ayant été des plus belles, plusieurs per­sonnes de la famille entendaient rendre des poli­tesses ; Alban Dutauzin, suivant le rite, se proposait d’offrir un grand déjeuner, de « retour de noces ». Autant de questions qui mettaient au supplice la jeune femme, écrasée entre deux adversaires impitoyables : son mari ombrageux et réfractaire ; sa tante, possédée par des idées d’orgueil et d’autorité qui ne souffraient aucune discussion.

Reine y songeait dans le jardin trempé de lumière, pendant les longues journées où son cœur jouissait du bienfait silencieux de la solitude. Mai étincelait dans les plates-bandes où foisonnaient les fleurs du printemps : pensées de velours, éclairées d’une frêle goutte d’or ; giroflées flambantes, couleur de miel et d’abeille ; myosotis d’un bleu candide, le bleu des bouquets du mois de Marie. Les iris étaient en boutons. Reine regardait s’allonger leur hampe et se déchirer le mince parchemin qui les enveloppe. Le potager, sous les poiriers, était jonché de pétales blancs. Limpides matinées où elle respirait à l’abri du monde, rafraîchie et récon­fortée par la gaieté des choses familières. Pourquoi sa tante l'écrasait-elle de ses exigences ? Quel était ce besoin inapaisable de la tourmenter ? Elle ne demanderait rien à son mari. « Il m’a fait assez de cadeaux, » pensait-elle, avec une honte secrète, revoyant les écrins qui s’entassaient dans son armoire. Ce n’était pas de cela qu’elle avait soif. Comme celles qui gardent leur cœur libre de toute vanité et ont rêvé inutilement les délicieux pré­sents de l’amour, elle trouvait lourdes les bagues à ses doigts et les diamants sur sa gorge. Mais combien légères, quand elle passait sous les arbres, les perles qui s’égouttaient sur son front et dans ses cheveux.

Le bosquet de lauriers, près de la maison, for­mait une chambre de verdure ouverte. Elle y avait accroché un hamac aux longs glands traînants. Les après-midi, elle s’y glissait. Il y avait parfois sur le banc, près des hortensias, sa boîte d’ouvrage abandonnée ou un livre ouvert. Le jardin tremblait dans un soleil blanc. Avec une intime satisfaction, faite de la joie de s’appartenir, après avoir grandi contrainte et réprimandée sous un toit sévère, elle tournait lentement, d’un côté, de l’autre, sa tête charmante. Sa forme souple creusait le filet. Que sa paresse lui était douce ! Ses yeux s’ouvraient, se refermaient. Non, non, elle ne laisserait pas les siens déchirer son repos fragile. Elle avait assez souffert. Elle voulait la paix.