Plon (p. 69-89).

VI


Le déjeuner de « retour de noces » fut enfin fixé au premier dimanche de juin.

Il y avait eu divers délais qui trahirent des tiraillements et des contretemps. Mme Fondespan alléguait les occupations du jeune ménage. « Sourbets, disait-elle, était surmené. » Mais la voix publique murmurait déjà qu’il avait mauvais caractère. Cette petite Reine n’aurait peut-être pas la vie facile. On plaignait sa tante. Les négociations engagées au sujet de ce déjeuner, et qui durèrent près de quinze jours, faillirent causer une de ces brouilles compliquées et machiavéliques dont la province a le secret et que la susceptibilité des intéressés rend irrémédiables.

Un peu avant midi, quelques-uns des invités se trouvaient réunis. Mme Fondespan avait amené dans sa voiture la mère de Régis. « Cette pauvre Marie… elle n’avait jamais aucune distraction. » Elle avait maigri. On remarqua ses tempes plus creuses et son dos voûté dans la robe noire un peu défraîchie, ornée au corsage pour la circonstance d’un nœud de dentelles.

Elle s’était assise dans l’embrasure d’une fenêtre que voilait un store, et s’adossait à un rideau vert Empire relevé par une cordelière. Il y a une grande tristesse dans ces vies provinciales si soigneusement cataloguées, lorsque des malheurs ont réduit à rien ce qu’on pouvait être auparavant, et que les signes de la pauvreté sont épiés et enregistrés comme sur le visage d’une femme longtemps adulée les premières rides. Marie Lavazan songeait à son fils. En ces derniers mois, l’idée s’était lentement formée dans son esprit qu’entre Reine et lui un attachement qu’elle ne pouvait définir avait existé. Elle en éprouvait la tristesse résignée des êtres accablés d’épreuves, peu à peu tombés au rang de victimes, et forcés de cacher jalousement ces grands secrets de rêve et d’espérance qui sont la nourriture des cœurs humiliés.

Bien souvent, le soir, dans le silence de sa chambre, elle regardait au-dessus de la commode un petit tableau encadré d’une baguette noire. C’était un fusain d’Arthur d’Arbieux qui représentait une métairie du pays. La veille de son départ, une préoccupation secrète avait ramené Régis devant ce paysage. Il avait élevé la lampe pour lire dans un coin la date et la signature.

— On a été bien sévère pour ce pauvre Arthur, avait confié à son fils Marie Lavazan, rompue elle-même par tant de coups que son indulgence était infinie. Je comprends que son mariage a été une grande déception. Si on avait pu prévoir cela, jamais sa mère ne l’aurait laissé aller à Paris. C’était pour fréquenter un atelier de peinture, mais je crois qu’il n’a jamais rien étudié à fond… Où a-t-il connu cette petite ? C’était une employée de commerce, je crois, ou une modiste… On n’a jamais su… Puisqu’il allait avoir un enfant, n’était-il pas honnête qu’il se mariât ? Mais, quand on l’a vu revenir plus tard, alors qu’il l’avait perdue, tellement changé, l’ombre de lui-même, tout le monde a été saisi. Personne ne pensait qu’il l’avait aimée jusqu’à se dégoûter ensuite de tout. Lui, qui était si fin, si séduisant ! Quand le chagrin l’a pris, il s’est mis à boire ; puis les contrariétés, un rhume négligé… Le malheur va vite !

— Si elle était jolie et bonne, avait dit Régis, pourquoi ne l’aurait-il pas épousée ? Le monde est plein de pharisiens.

Sa voix révélait une sourde anxiété. Puis il était resté longtemps sans parler. À quoi pensait-il ? Que regardait-il au fond de lui-même ? La mère ne se doutait pas qu’il revoyait, avec une compassion presque intolérable, Reine tournant vers lui ses yeux angoissés. Cette petite, tremblante, isolée, mais qui avait dans ses veines le feu de l’amour, combien il la sentait vulnérable ! Sa mère l’avait vu se lever, marcher dans la chambre, puis s’asseoir dans l’ombre, maîtrisé.

Dans la solitude du salon qui se remplissait peu à peu, Marie Lavazan revivait confusément toute cette scène, pénétrée du sentiment que les choses n’avaient pas été ce qu’elles auraient dû être. Qu’y pouvait-elle ? Pourquoi le mariage de Reine avait-il été décidé si vite ? Ainsi absorbée par les pensées qui égaraient son esprit rêveur et idéaliste, elle n’avait pas vu Mme de la Brèche faire son entrée ; mais déjà Clémence se glissait vers elle, lui prenait la main. Ce fut pour Marie Lavazan comme si un rayon de soleil avait traversé une atmosphère grise et accablante : au fond des orbites déchar­nées, une étincelle illumina les grands yeux doux, où tout ce qui restait de beauté dans le visage était réfugié.

Clémence tira dans l’embrasure de la fenêtre une chaise basse ; un fauteuil la dissimulait ; on voyait seulement son cou penché, ses omoplates saillantes sous l’étoffe légère de sa robe. La rumeur qui régnait dans le salon — la porte s’ouvrait, se refermait sur des arrivants — étouffait les voix ; mais la mère s’était inclinée, la jeune fille tendait sa figure. Leurs regards se pénétraient et elles cau­sèrent longtemps sans se retourner.

Mme Dutauzan, préoccupée du retard de Reine, cherchait dans le cercle des personnes importantes à soutenir la conversation. Justement, un cousin de Sourbets venait d’entrer, et excitait la curiosité. C’était un garçon de taille moyenne, au profil d’oiseau, comme on en voit beaucoup dans la lande. Il portait un veston de couleur foncée qui moulait des épaules larges. À peine arrivé, il avait promené sur l’assistance un regard aigu de ses yeux bridés, qu’il tenait habituellement baissés et fuyants, et s’était glissé entre les groupes. Sa figure était sans jeunesse, d’une maigreur sèche, avec des mâchoires saillantes. Sa bouche longue et fine avait un rictus désagréable et le teint tirant sur le jaune lui donnait une mine chétive.

Au coin du canapé, deux dames échangeaient à son sujet des suppositions. On racontait qu’Alban Dutauzin, l’ayant rencontré au mariage, avait le dessein de lui faire épouser sa fille, l’aînée, comme il convenait. Ce n’était pas chez les Dutauzin qu’on serait tombé dans cette hérésie de marier Berthe, la cadette, avant que Marthe fût établie. On se demandait ce que le jeune homme pouvait gagner à la papeterie où Sourbets lui avait donné un emploi depuis quelque temps.

— Il le devait bien, dit une de ces dames.

Le père du nouveau venu, Adrien Bernos, était ce malheureux qu’on avait trouvé noyé dans le Ciron, à la suite de mauvaises affaires avec les Sourbets sur lesquelles la lumière n’avait jamais été faite.

Ce dimanche matin, Reine achevait de s’ha­biller. La tête penchée, elle versait sur son mou­choir une goutte de parfum. Un fourreau de soie sombre dégageait l’attache longue et fine de son cou. Elle ouvrit un écrin, le referma. Quand Sour­bets entra, il vit dans la glace, goutte éblouissante, le feu blanc de la bague un peu étroite quelle fai­sait tourner sur son doigt.

Germain resta un instant debout près de la porte, la figure sombre. Il lui semblait découvrir dans les yeux de la jeune femme un éclat plus vif qui l’in­quiétait. Que signifiait cet air animé ? La veille encore, Reine avait assuré que ce déjeuner lui paraissait une corvée. C’était bien vrai qu’elle n’y tenait pas. Mais, à se parer, avec ce soin qui la faisait si délicieuse, elle avait éprouvé un singulier mélange de mélancolie et de plaisir.

— Ne serez-vous point en retard ? dit-elle à son mari, adoucissant d’un sourire ce furtif reproche.

— Nous arriverons toujours assez tôt, riposta Sourbets.

La tentation lui venait de rester chez lui, avec son veston déformé, sa vieille cravate, au lieu de faire « l’idiot » au milieu de gens qui l’horripilaient.

Reine s’assit au salon ; elle l’entendait marcher dans le corridor. Allait-il trouver tout à l’heure quelque raison de se pas partir ? S’il était entré, brusquement, lui donnant l’ordre de se déshabil­ler, elle n’aurait pas été étonnée.

Quand il reparut, elle éprouva un soulagement à voir qu’il s était rasé. Une écorchure saignait sur sa joue brune. Devant le petit portail, l’auto atten­dait. N’avait-il pas oublié de prendre ses gants ? Mais le bruit du démarrage étouffa sa voix et elle se laissa emporter dans l’odeur du vent vers l’inconnu de cette journée.

Sourbets, les mains au volant, se sentait ner­veux. Il ne parlait pas, gêné de sentir à son côté sa femme silencieuse, lui décochant un regard dur à la dérobée, comme s’il lui imputait cette douleur sourde au dedans de lui, qu’il avait presque oubliée depuis quelques mois et qui renaissait, inquiétante, à la manière d’une rage de dents.

Tout à coup, il dit :

— Samedi prochain, nous pourrons partir pour Biarritz.

Il paraissait calmé par cette pensée :

— Le 15 août, il y aura des courses à Saint-Sébastien.

Est-ce parce qu’il imaginait ces journées de fuite et de grand soleil, seul avec Reine, mais il se sentait rasséréné. Point de difficultés à craindre dans ces brefs voyages. On ne couchait pas deux soirs de suite dans le même hôtel. Les yeux qui s’atta­chaient à la jeune femme, ces jours-là, stimu­laient agréablement sa vanité sans que son plaisir tournât en souffrance. Peut-être, pour l’homme qui aime, n’y a-t-il de supportable qu’une admiration anonyme qui entoure de son halo l’être bien-aimé ? « Elle est à moi », pensait Sourbets, se rassasiant de cette possession, fortifiée encore par la joie que Reine n’eût plus un père, une mère, auxquels il aurait été obligé de la disputer.

Midi et demi avait sonné quand ils entrèrent dans le salon où bourdonnait une rumeur de ruche. Depuis un moment, les suppositions les plus diverses étaient échangées : « Ils sont capables de ne pas venir, » pensait Alban Dutauzin, qui sen­tait son sang se glacer. Comment n’avait-il pas découvert plus tôt que Sourbets était un sau­vage ? Chacun sait qu’on voit la même personne sous un aspect bien différent, avant ou après son mariage, quand la famille a dépouillé le nouveau venu de ses illusions, et entreprend courageuse­ment la tâche difficile de s’incorporer, de digérer en quelque sorte, cet élément étranger des plus résistants.

— Les voici, annonça soudain une voix.

Reine entrait, souriait et serrait des mains. « Nous commencions à désespérer, » disait Mme Dutau­zin de sa voix acide. Personne n’avait revu la jeune femme depuis son mariage. Était-elle heu­reuse ? Les regards scrutaient son visage, ses bijoux, sa robe. Ses diamants surtout faisaient sensation. Il fallait que Sourbets fût fou de cette petite pour l’avoir comblée de cette façon. À la retrouver plus brillante, et revêtue de la supé­riorité raisonnée que donne la fortune, les juge­ments se modifiaient : « Elle a le charme de son père », chuchotaient les mêmes dames qui avaient jusque-là déploré les singularités de cette nature. C’était pour Arthur d’Arbieux, après vingt ans de disgrâce, une sorte de revanche posthume que de paraître, sous les traits de sa fille, réha­bilité.

Le déjeuner fut ce que sont dans ce pays de gibier et de recettes séculaires tous les déjeuners de « retour de noces », substantiel, savoureux, embaumé par le fumet des poulardes boursouflées devant un feu vif et des sauces fortes. Ce fut le repas de cérémonie pour lequel les vieilles dames arborent les broches de famille et les corsages scintillants de jais ; les messieurs, leur épingle de cravate la plus distinguée. Le sauternes était d’une grande année ; les bordeaux décantés par le maître de la maison et tiédis à point ; quant au croque-en-bouche, le sucre glacé en avait si bien scellé l’édifice qu’il fallut, pour ouvrir une brèche, s’y prendre à plusieurs fois.

De sa place, non loin de Mme Dutauzin qui tapo­tait la nappe de ses mains osseuses et agitées, couleur d’ivoire, Adrien Bernos plaçait à propos quelques compliments. C’était son talent de rete­nir, en les flattant, l’attention des femmes. À trente ans, la poitrine musclée, le visage anguleux et les yeux fins, il s’imposait par un mélange de dureté et de courtoisie. Un garçon intelligent, assu­rait l’opinion publique ! Doué d’un remarquable esprit de pénétration et sachant dire aux gens, avec un instinct infaillible, comparable au flair du chien de chasse, ce qui leur plaisait, il restait pourtant insensible aux avances qui lui étaient faites et ne se livrait pas. Tous ceux qui s’efforçaient d’établir avec lui des relations plus intimes avaient échoué. Était-ce de sa part un secret dédain ? On le voyait peu. Comme beaucoup de célibataires, dont nul ne connaît la vie, rongé peut-être d’ambition ou de désirs irréalisables, il excitait d’autant plus l’intérêt que sa réserve, et aussi l’ascendant d’une supériorité certaine, tenaient en échec les curio­sités.

« Quelle idée a-t-on eu de l’inviter ! » avait tout à l’heure pensé Sourbets, stupéfait de trouver chez les Dutauzin ce parent qu’il supportait de mau­vaise grâce. S’il lui avait donné un emploi à la papeterie, c’est qu’il était impossible de faire autrement. Une sorte de honte l’avait maté lorsque Adrien, démobilisé, et se trouvant au lende­main de la guerre sans situation, était venu frapper à sa porte. Devant lui, il était gêné. Que son père, autrefois, eût engagé le père d’Adrien à établir cette industrie au bord du Ciron pour racheter ensuite, à la faveur d’une liquidation, les bâtiments encore inachevés et le matériel, cette « vieille his­toire », disait-il, ne le regardait pas. Ni l’un ni l’autre n’en parlaient jamais. Si Bernos ne faisait pas son affaire, il saurait bien s’en débarrasser. Mais deux années s’étaient écoulées ; tout en éprouvant une antipathie latente pour ce garçon qu’il sentait supérieur à lui, plus instruit, et qui l’étonnait confusément par son esprit énigmatique, par son caractère à la fois prudent et tenace, il se voyait contraint de le garder.

Après le déjeuner, ils se rapprochèrent dans le hall et causèrent debout un moment. Reine les rejoignit. Comme Adrien la saluait, elle crut démê­ler quelque chose de faux et d’embarrassé dans son attitude et qui était, sans doute humilité de parent pauvre, ou d’obligé, faisant un retour sur sa posi­tion subalterne. L’avait-elle déjà rencontré ? Oui, trois mois auparavant, le jour de son mariage, et une ou deux fois peut-être à l’église où elle avait eu l’impression de le reconnaître. Qu’elle se sentait confuse de ne pas l’avoir prié déjà de venir les voir ! C’était la faute de Germain. La famille pour lui n’existait pas.

— Nous aurions voulu, osa-t-elle dire, vous inviter à dîner ou à déjeuner, mais la maison est encore remplie d’ouvriers.

Elle ajouta quelques mots d’excuses. Le plaisir d’être fêtée comme elle ne l’avait jamais été lui donnait une assurance qui lui avait jusque-là manqué ; dans cette jeune femme un peu crain­tive, dominée par une volonté tyrannique, la flamme du cœur se réveillait, et la hardiesse, le goût de la vie. Elle était de celles dont chan­gent d’un instant à l’autre la physionomie et l’éclat : tout à l’heure inquiète et passive ; main­tenant ranimée et la bouche baignée dans la lumière de son sourire.

Il la remercia avec une gratitude dont elle fut surprise, comme si elle lui eût promis une faveur à laquelle il n’osait prétendre.

— Je suis sûr, ajouta-t-il à mi-voix, en l’enve­loppant d’un regard vif et insidieux, que vous embellissez toutes choses.

Sans répondre, Reine attacha sur lui l’interro­gation de ses yeux et se détourna. Il eut l’impression qu’elle était touchée. Quelle louange l’eût flattée autant que l’air déférent qu’il avait pris vis-à-vis d’elle, comme s’il était pénétré en sa pré­sence de respect et d’admiration ! Déjà se dissipait l’impression défavorable que ce garçon lui avait causée. Timbre d’alarme à peine perceptible ! Lueur confuse jetée par un instant déjà dépassé ! Il y a dans la jeunesse altérée de bonheur une telle faculté d’imagination que les moindres marques de sympathie prennent aussitôt un prix singulier. Reine se sentait un peu grisée : embellir la vie, être belle, mots magiques qui changent pour une femme la couleur du monde. Il lui sembla que Bernos, dont elle savait vaguement la culture et l’in­telligence, discernait en elle quelque chose de précieux que les autres ne voyaient pas ; et elle savourait cette découverte, étourdie, non d’une parole qui aurait dû lui paraître la plus banale, mais du ton chuchotant et confidentiel qui lui causait un trouble indéfinissable.

Une jeune fille qui offrait des liqueurs se jeta entre eux.

— Cognac ou bénédictine ?

Des effluves montèrent du cornet fragile que Sourbets tint un moment pour le réchauffer dans sa main fermée. Pourquoi songeait-il à ces ortolans engraissés dans l’obscurité qu’il étouffait, chaque année, dans l’eau-de-vie ? Les derniers mots échan­gés par sa femme et Adrien lui avaient échappé. Il avait la tête très lourde. Les voix se perdaient d’ailleurs dans la rumeur joyeuse qui suit les repas et remplissait le rez-de-chaussée de la maison tirée de son sommeil, désengourdie, contrastant avec le silence de la rue vide.

« Que lui a-t-on dit de moi ? » avait pensé Bernos, lorsque Reine s’était détachée d’un groupe pour venir à eux.

Après trois mois, alors qu’il se tenait à l’écart, fort d’une réserve irréprochable, et épiant dans l’ombre, l’existence du jeune ménage devinée à certains signes connus de lui seul se recomposait dans son esprit. Il savait que le jour viendrait pour lui de se glisser dans la vie de Reine. Il en était sûr. S’il jouissait d’être patient, tapi dans l’humi­lité de sa situation, c’est qu’il aimait comparer les colères brutales de Sourbets à sa force silen­cieuse, et savourait dans l’attente, dans la prémé­ditation d’un dessein ignoré de tous, une sorte de volupté. Peut-être y a-t-il dans la pensée de la vengeance longtemps méditée une joie plus vive que celle de l’amour ? Ce jour-là, Adrien vérifiait à loisir sur la jeune femme ses observations. À la revoir, avec sa bouche entr’ouverte, beau fruit blessé et comme éclaté sur ses dents d’une nacre éblouissante, il la comparait intérieurement aux images qu’elle lui avait laissées : toujours aussi fraîche, avec ses yeux doués d’un rayon si doux, si intense, mais plus émouvante, d’une beauté que le mariage avait modifiée sans l’épanouir, laissant filtrer une chaleur de vie plus profonde.

— Nous allons filer, dit Sourbets qui regardait sa montre.

On se récria : ces dames voulaient faire de la musique. Reine avait pris le bras de Clémence. Pourquoi était-elle restée si longtemps sans venir la voir ? Elle fixait avec une expression de tendresse ce visage aux longues paupières, marqué du signe des vieilles races. Il lui semblait qu’elle avait maigri. La fatigue tirait, autour des yeux graves, le masque aminci qui paraissait ciselé dans une matière précieuse et fine.

— Est-ce que tu n’as pas été malade ?

Clémence assura qu’elle se portait très bien. Sa voix était égale et douce, un peu réservée. Com­ment n’aurait-elle pas craint de réveiller des fibres trop sensibles ? L’animation presque fiévreuse de son amie lui causait une surprise peu à peu trans­muée en inquiétude. Pendant cette journée, où elle avait vu plusieurs fois le regard de Marie Lavazan se poser sur Reine, avec une nuance de mélan­colie, elle-même avait maîtrisé des regrets poi­gnants. Il fallait se soumettre aux choses accom­plies. Comme tous ceux qui ne confondent pas bonheur et devoir, elle avait du mariage cette idée religieuse contre laquelle ne prévaut nulle anti­pathie : Reine ne devait plus penser qu’à sa vie nouvelle ! S’il y avait dans son cœur des désirs trompés, et de trop brûlants souvenirs, c’était au silence de les étouffer, jour par jour, ainsi que la marée quotidienne ensable une épave.

Germain les avait vues s’asseoir un peu à l’écart, dans un coin du hall meublé d’une horloge et de quelques chaises. Trois ou quatre pas seulement le séparaient d’elles, mais le bruit des conversa­tions ne lui permettait pas d’entendre leurs voix. Que se disaient-elles ? Il avait l’impression qu’elles parlaient de lui ; quelque chose se troublait au fond de son être à cette pensée, éveillant un malaise insupportable.

Deux ou trois fois, Sourbets avait fait un signe à Reine pour lui rappeler qu’il voulait partir. Mais leurs yeux ne parvenaient pas à se rencon­trer. Où était le fluide qui réunit par d’invisibles étincelles les êtres qui s’aiment ? Un peu échauffé par les vins et par le cognac, Sourbets commen­çait à voir les choses comme elles apparaissent dans la colère. Prétexte sans doute que cette con­versation pour le retenir contre son gré. Est-ce qu’il ne pouvait pas supporter même l’intimité de Reine avec sa cousine ? Il ne le pouvait pas, ou tout au moins il paraissait, au fur et à mesure que passait le temps, de plus en plus rembruni et irrité.

Peut-être aurait-il patienté encore, en rongeant son frein ; mais c’est à ce moment que Marie Lavazan s’était glissée entre des groupes. Aurait-elle l’indélicatesse d’aller s’asseoir à côté de Reine ? Elle y allait ! C’était plus que Sourbets ne pouvait supporter : quelle intention l’amenait là, quelle hypocrisie, quel message ?

S’il avait cédé à son mouvement, il eût appelé sa femme à l’instant même. Que lui importait de paraître brusque et maladroit ! Il était le maître. Mais sa passion le retenait, ce démon cruel du soupçon qui cloue sur place un être jaloux. Avec la mère de Régis, c’était un fantôme détesté qui reparaissait. Pouvait-il haïr ainsi un homme que les circonstances avaient, par une chance heureuse, poussé hors de sa route à l’heure opportune ? C’était un fait qu’il le haïssait ; un fait douloureux, lié à des impressions sourdes et tenaces.

Derrière lui, Adrien Bernos, qui causait avec un Landais trapu et sanguin, de forte encolure, ne cessait de l’observer. Son regard oblique épiait aussi la jeune femme qui semblait gênée : comme elle hochait lentement la tête, une onde de sang vif empourpra ses joues ; ses doigts pétrissaient sur ses genoux un petit sac en perles.

Sourbets réprima un mouvement d’impatience, tourna la tête, se trouva face à face avec son cou­sin qui eut un recul imperceptible.

— Reine, nous partons, jeta-t-il, excédé, en s’efforçant d’assourdir sa voix.

Sourbets dépliait son journal sur le banc du jardin adossé aux hortensias. On entendait Génie aller et venir dans la salle à manger dont la porte-fenêtre demeurait ouverte. Deux ou trois fois, il était rentré dans la maison pour voir si Reine ne lisait pas au salon. Mais elle n’était pas sortie de sa chambre. Germain s’inquiétait : cette scène qu’il lui avait faite dans l’automobile, pendant le rapide trajet de retour, était la première ; avait-il eu raison de céder à l’irritation accumulée tout au long de cette journée, et de lui parler rudement, comme si elle était coupable vis-à-vis de lui d’une faute qu’il aurait été à la vérité bien incapable de déterminer, mais qui l’avait outré de colère, tout autant que s’il avait entendu quelque insinuation malveillante ou reçu une lettre anonyme.

Il se répétait avec entêtement la phrase par laquelle leur discussion avait commencé :

— Chaque fois que je vous faisais signe, vous aviez l’air de ne pas me voir. Vous allez dire main­tenant que ce n’est pas vrai !

Il jeta un coup d’œil vers la porte-fenêtre comme s’il espérait que Reine allait apparaître. Nul bruit ne venait plus de la salle à manger où Génie avait achevé de mettre le couvert : tout semblait tran­quille, mais il sentait dans ce silence de la maison une fausse paix qui l’impatientait ; devant le seuil, un épagneul noir et feu dormait, couché en rond, sa tête coiffée d’oreilles frisées posée sur sa queue.

Pourquoi restait-elle enfermée dans sa chambre ? Après tout, il ne lui avait rien dit de si offensant ! Dans tous les ménages, il y avait des scènes qui s’oubliaient vite ; sans la maladresse de Marie Lavazan, sans doute ne se serait-il pas laissé emporter, et il accusait cette pleurnicheuse, cette sainte Nitouche, qui aurait dû se tenir à sa place. Que venait-elle faire dans cette réunion ? C’était de sa part un manque de tact.

« Son mari a eu raison de la « plaquer », pensa-t-il, satisfaisant par cette grossièreté un obscur désir de vengeance.

Mais la vivacité avec laquelle sa femme habi­tuellement souple, presque un peu passive, lui avait répondu, hantait son esprit. Lui avait-il jamais vu ce visage enflammé ? Sa voix trem­blait de chagrin et d’indignation :

— Pourquoi voulez-vous gâter mon plaisir ? lui disait-elle. Je n’ai donc plus le droit de voir per­sonne ? Vous prétendez écarter de moi tous ceux qui me plaisent !

Il l’écoutait, stupéfait de ses reproches, mais plus encore de l’état d’agitation où il la voyait. À bien réfléchir, cela avait été une sottise de la rudoyer, alors que cette réception l’avait fatiguée ; c’était une nature sensible, impulsive, qui réclamait des ménagements. Quand ils seraient réconciliés, il se souviendrait de prendre plus de précautions. Mais voudrait-elle faire la paix ? Les sourcils de Sourbets s’étaient rapprochés. Comme cette fin d’après-midi aurait pu être heureuse et tranquille ; c’était l’heure où il la rejoignait habituellement au jardin avant le dîner : il regardait dans les lauriers embués d’or par le soleil couchant le hamac suspendu, puis les allées vides, avec un étrange sentiment de crainte.

Reine avait marché longtemps dans sa chambre, à moitié déshabillée, la figure animée d’un éclat fébrile. La violence de Germain la révoltait. « Il me soupçonne, il veut détruire jusqu’à mon passé, » se disait-elle, bien que Sourbets n’eût pas prononcé le nom de Régis. « Il croit que je lui cache quelque chose. » Ce n’était pas vrai ; par devoir sans doute, mais bien plus encore par réaction vive de sa nature qui se portait toujours aux extrêmes, elle ne voulait plus penser à l’ami qui l’avait abandon­née à sa solitude. Il valait mieux qu’elle l’oubliât, ne fût-ce que pour s’accoutumer à sa vie nouvelle. Comme elle passait devant le miroir de sa coif­feuse, elle se regarda, se trouva jolie, et se sentit presque défaillir. À quoi bon ses cheveux légers, son teint clair, puisqu’elle ne connaîtrait jamais cet amour dont son père avait vécu ; qu’elle-même avait désiré, appelé de toute la force de sa jeunesse !

Quelle duperie dans ces années où le cœur se consume inutilement à sa propre flamme, souffrant d’attendre, heureux d’espérer, jouissant de son chagrin même comme d’un secret qui ouvre le monde enchanté ! Elle songeait à un conte qu’elle avait lu : une enfant qui filait près de sa nourrice vivait dans ses rêves. Sur la cheminée, sept grandes cruches décolorées que son père avait façonnées, et qui gardaient les traces d’un émail précieux, lui apparaissaient pleines de mystère ; l’argilier magique y avait enclos des fruits de rubis, des grappes d’opales, des robes tissées de gemmes mer­veilleuses, et versé tout le ciel du Paradis terrestre. « Mariez-vous, disait à la songeuse sa vieille nourrice ; celui que vous aimerez, vous le ferez prince ! » La jeune fille ne voulait pas, les années passaient, elle devenait vieille ; puis une nuit, une nuit de pleine lune, s’étant levée « comme une assassine », elle avait, à coups de marteau, brisé les six vases : ils étaient vides. C’était bien cela ! Elle avait donc eu raison malgré tout d’épouser Sour­bets. Mieux valait vivre, fût-ce comme elle, rompue et froissée, que de croire à des bonheurs impos­sibles, qui flétrissent le cœur de leur goût de cendre.

Elle s’était assise sur un fauteuil bas et laissait errer son regard dans la chambre envahie par le crépuscule. Que la vie lui semblait étrange ! Était-ce à elle, si jeune encore, que toutes ces choses étaient arrivées ? Si elle avait épousé Régis, tout eût été tellement différent : elle ferma les yeux pour résis­ter aux images qui l’envahissaient. Sans qu’elle en eût conscience, la flamme mystérieuse qu’Adrien avait réveillée en elle venait attiser ses souvenirs. Comment Clémence pouvait-elle accepter sa des­tinée sans espérance ? C’est que la foi la nourris­sait d’un unique amour ; elle s’était fait au fond de son cœur une cellule de détachement et de paix où se consommaient tous ses sacrifices. Le front dans sa main, Reine suspendit un instant son souffle pour imaginer ce monde invisible, que son amie avait payé un prix infini. Combien elles avaient toujours été différentes ; et quel contraste mystérieux entre cette jeune fille maladive, à la poitrine effacée, un peu déviée, et la volonté ascé­tique qui l’éclairait au dedans d’une flamme droite et pure !

L’heure du dîner approchait et elle ne se décidait pas à rejoindre Germain qu’elle avait vu passer devant sa fenêtre. Une ou deux fois, elle s’était levée, mais un frisson avait secoué ses minces épaules : elle était retombée dans son fauteuil ; les impressions de cette journée vibraient encore dans toutes ses fibres rendues follement sensibles par la solitude, réveillant une foule confuse de désirs et d’émotions. Ainsi ébranlée, elle sentait le trouble que le mot d’Adrien avait fait naître, élargir en elle ses ondes secrètes. Elle regrettait de l’avoir quitté si rapidement. Elle eût aimé le revoir, lui laisser comprendre que sa sympathie l’avait touchée. Mais pourrait-elle l’inviter ? N’était-ce pas indigne que son mari le traitât comme un inférieur ? Lui aussi devait bien souffrir. Entre ses humiliations et les siennes, il lui semblait voir une secrète similitude. Peu à peu, les larmes noyaient ses yeux. Elle cacha sa figure dans ses mains et sanglota désespérément, sa tête touchant presque ses genoux.