Plon (p. 48-60).

IV


La vieille ville de Bazas, à moitié morte, dans l’écorce grise de ses remparts, est entourée par la plus fraîche campagne. De même qu’on voit, dans certaines sources de ce pays, les herbages et les brins de bois se couvrir d’une couche pierreuse, un phénomène de pétrification paralyse peu à peu la petite cité, malgré les relents d’étable qu’apportent les charrettes à bœufs, et les odeurs pures qui montent des moulins établis sur un filet d’eau.

La maison des Dutauzin se trouvait en haut de la rue aristocratique, étroite et muette, qui dégringole de la place au bas des remparts. Ses portes closes ont un air de silence et de discrétion. Les voitures ne se risquent guère sur cette pente raide où elles ne pourraient se croiser.

Cette mélancolie de cloître oppressait Reine. Combien elle se sentait étrangère dans cette maison vaste et profonde, d’un ordre glacial, où elle respirait une désapprobation indéfinissable. Un couloir voûté conduisait dans un vaste hall, ceinturé au premier étage par la balustrade d’une galerie, et que décorait le plus curieux escalier de bois. Les rampes s’élevaient, entre-croisées, comme dans un décor. Les carreaux exhalaient un souffle frais.

Reine fuyait la salle à manger morose, en contre-bas de la rue rapide ; le salon solennel, tapissé de portraits à perruques, où les petites Dutauzin frottaient elles-mêmes les fauteuils couverts d’un satin broché. Toute enfant déjà le jardin était son refuge ; un vrai jardin de petite ville, ombreux et secret, presque appuyé à la cathédrale. Une grande ombre tournait sur cette terrasse ; en se penchant, on voyait au-dessous la promenade qui noue au pied des remparts sa belle écharpe de feuillage.

— Où est Reine ? Pourquoi Reine n’est-elle pas venue ? demandait chaque samedi, jour de marché, Mme Dutauzin de sa voix aiguë à laquelle ses deux filles faisaient écho. Et elles plaignaient « cousine Elisa » de rouler seule dans son vieux coupé, encombré de paniers et de paquets qui s’entassaient jusqu’à la vitre.

— Je voudrais voir Alban, avait dit plusieurs fois, au cours de l’automne, Mme Fondespan ; et elle s’enfermait avec son cousin pour de longs conciliabules, autour desquels la vie de la maison retenait son souffle.


L’hôtel, qui gardait le nom des comtes de la Brèche, se trouvait plus bas, dans les arbres, construit en recul derrière un portail. Toute la noblesse du voisinage, aussi ancienne que les chênes de ce pays, y avait fréquenté. Le comte, jusqu’à sa mort, tint table ouverte. Dans la salle à manger, où une massive argenterie jetait des éclairs blancs, il découpait lui-même les dindes de ses métairies. Chasseur imbattable, d’une parfaite sûreté d’œil, et qui préférait la plume au poil, il accrochait, suivant les saisons, dans une petite souillarde aérée, derrière la cuisine, la caille fondante ou les longues bécasses couleur de bois mort.

Il y avait longtemps que M. Dutauzin, modèle d’ordre et de prudence, qui connaissait à fond ses propres affaires et celles des autres, tenait pour certaine la ruine de cette famille. Le comte, à la mort de son père, s’était endetté pour désintéresser ses deux sœurs. Il l’avait fait avec générosité. De belle taille, le visage affable, éclairé par un sourire spirituel et fin, il avait le sentiment que noblesse oblige. Toute sa vie, alors que les hypothèques rongeaient d’un bon train ses terres et ses bois de pins, il pratiqua vis-à-vis de tous cette manière large, qui lui semblait la seule digne de sa classe, et s’accordait avec sa bonté. Les gestes désintéressés ne lui coûtaient pas. Il portait une veste de chasse flétrie par les pluies, mais prêtait à ses amis des sommes dont s’était perdu jusqu’au souvenir. Au milieu d’une petite société forcément prudente à l’excès, contrainte par une vie végétative à des miracles d’économie, il avait fait figure de roi. Mais il était aussi de ces hommes qui ouvrent une voie d’eau énorme pour boucher un trou. Le temps n’est pas loin où ce type de gen­tilhomme d’autrefois semblera un mythe.

Le comte de la Brèche, qui avait repris du service pendant la guerre, comme officier de réserve, était mort à temps, alors que la fin prochaine du mora­torium allait le livrer à ses créanciers. Deux mois après l’armistice, sa jument Fanfare lui fit traverser, emballée, un épais taillis d’acacias. On le ramassa, sanglant et inanimé, dans un bas-fond, à deux cents mètres d’un moulin où il expira sans avoir repris connaissance.

Le malheur fut un coup de massue pour sa femme qui ne savait rien de sa situation. De temps en temps, le comte la priait de passer chez son notaire au sujet d’un acte qu’elle signait sans lire. Jamais elle n’avait demandé d’éclaircissement. Cette maîtresse de maison, qui se montrait incon­solable pour une porcelaine ébréchée ou une pièce de linge désassortie, ne vit jamais dans quel gouffre coulait leur fortune. De la liquidation, qui lui avait laissé seulement le petit castel de La Renardière, avec deux métairies et de maigres rentes, elle gar­dait l’idée confuse que le comte avait dû être trompé.

— Il était trop bon, soupirait-elle.

La fidélité de ce mari volage restait de même hors de doute à ses yeux candides.

Clémence avait toujours mesuré dans son cœur le vide immense laissé par son père. Mais, après le départ de Régis, dans l’état d’inquiétude où elle se trouvait, elle sentit d’une manière plus aiguë son isolement. À qui aurait-elle pu demander conseil ? Avec sa belle figure intelligente et son âme généreuse, le comte eût prêté la main au bonheur de Reine. L’indulgence coulait dans ses veines ; tout naturellement aussi, il se fût rangé dans le parti de la jeunesse et de la beauté, comme il l’avait fait d’ailleurs, disait-on, pour Arthur d’Arbieux. Mais il était mort et personne n’avait pris sa place dans la petite ville, où s’épanouissaient librement les jalousies et les querelles que sa bonté mêlée de scepticisme tenait autrefois quelque peu en bride.

Pendant l’hiver qui suivit, Clémence mit à rendre des visites un zèle inaccoutumé. On la vit presque chaque semaine à Bazas. Parlait-on de Reine ? Pas beaucoup encore. Rien que des petits bruits qui allaient et venaient. « Le fils Sourbets, disait-on, en était coiffé. » Les jeunes filles pariaient que le mariage ne se ferait pas. Dans les salons encom­brés de fauteuils capitonnés et assombris par des doubles rideaux de reps et de mousseline, c’était un beau sujet d’analyse, pour des dames bavardes et réticentes, dont le ton bienveillant recélait des aigreurs secrètes.

Rien de plus simple, en apparence, que de s’in­former discrètement de Germain Sourbets. Sur le drame de famille dont on avait beaucoup parlé autrefois, et qui était tombé dans l’oubli, il ne manquait pas de personnes d’âge qui devaient avoir une opinion. Mais Clémence craignait d’attirer l’attention et de provoquer des commentaires. Avait-elle le droit de le faire ? Ne risquait-elle pas de compromettre Reine ? « C’est pour sa cousine, aurait-on dit, que la petite de la Brèche prend des renseignements. » Et elle s’efforcait de se démon­trer que ce mariage était impossible. Son amie n’irait pas contre son cœur. Aucune considération de fortune n’aurait prise sur cette nature tendre et rêveuse, agitée du désir d’aimer. Si Germain Sourbets demandait sa main, il n’y avait rien à craindre : elle refuserait. Personne ne pourrait la contraindre. Mais ces arguments, qui auraient dû la convaincre, ne la rassuraient pas. Un pres­sentiment l’emportait dans son âme comme eût fait un don de seconde vue. Et tout en se répétant que ses alarmes n’étaient que songes, elle gardait le sentiment d’une cause entendue pour laquelle les prières mêmes — et les plus ferventes — res­taient sans pouvoir.

— Je vous l’ai déjà dit : il veut une réponse, laissa tomber Dutauzin, de ses lèvres desséchées par la gravité professionnelle.

Mme Fondespan plissait un front sourcilleux. Les rubans noués de sa capote encadraient son visage plein, creusé de deux rides contournant la bouche coulissée. L’âge avait à peine empâté le menton large. M. Dutauzin souleva ses lourdes paupières et fit une pause.

Ceci se passait dans son cabinet de travail. La cheminée s’ornait d’une pendule funéraire, stèle en marbre noir, lugubre et glacée. Le miroir d’un tru­meau reflétait le buste de la vieille dame et ses mains déformées par les rhumatismes croisées sur sa robe.

— Si c’était un jeune homme sans situation, il n’y aurait pas d’inconvénients à le faire attendre, poursuivit-il. Mais il s’agit d’un garçon de trente-deux ans, riche, qui veut s’établir… À remettre sans cesse, vous courez le risque de le blesser. Reine ne trouvera pas un meilleur parti.

M. Dutauzin, juge au tribunal de Bazas, ne déposait jamais son air officiel. La solennité des petites villes était empreinte sur toute sa personne. Une maladie de foie, qui avait assombri son teint, et jauni le globe de ses yeux, creusait au coin de sa bouche un pli d’amertume. Il parlait, comme la bonne société, un français recherché et cérémonieux, et sa voix gardait le ton égal d’un homme qui pèse sans les éprouver les passions coupables.

Ce n’était pas la première fois que la grave question de ce mariage était débattue entre Mme Fondespan et son cousin, devenu son conseiller, et qui poussait un à un ses arguments ainsi que des pièces maîtresses sur un échiquier. L’un et l’autre se trouvaient d’ailleurs entièrement d’accord. Germain Sourbets n’avait pas fait en vain le siège de la vieille dame : la bonne opinion qu’elle avait de son intelligence, et aussi la prospérité de ses affaires, l’emportaient sur toute autre considération. Mais l’attitude de Reine la déconcertait. Elle maigrissait, devenait taciturne ; durant l’hiver, elle était à peine sortie, et restait parfois des journées entières silencieuse, les mains désœuvrées, et les yeux fixés sur le feu.

Inquiète, et ne pouvant supporter l'idée que Germain Sourbets, irrité de voir sa demande tou­jours éludée, se retirerait, Mme Fondespan éclata : il était temps de mettre fin à ces caprices de jeune fille. C’était bien à Reine de faire la difficile ! En réalité, la pensée que cette enfant s’était peut-être éprise de Régis la préoccupait. Jamais elle n’aurait cru qu’il pût être aussi difficile d’impo­ser son autorité. L’esprit des nouvelles géné­rations changeait chaque jour. À Bazas même, plusieurs jeunes filles parlaient de partir pour l’Angleterre. Cette vie de cloporte, dans une petite ville, auprès de parents qui ne voyageaient qu’à des dates fatidiques, pour aller aux eaux, ne leur paraissait plus supportable. Thérèse Rivière, la fille du notaire, maigre et plate, les cheveux cou­pés, s’était d’abord contentée de prendre à Bor­deaux des leçons de dessin. Elle exigeait mainte­nant de travailler à Paris, dans un atelier. Où allait-on ? Les familles étaient bien à plaindre ! M. Dutauzin, sentencieux, ramena sa cousine à la question : « Avec le caractère de Reine, et aussi ses hérédités — il appuya sur ce mot en détachant chaque syllabe — il était indispensable d’aboutir le plus tôt possible à un bon mariage. »

— À son âge, il est peu probable qu’elle vous tienne tête, affirma-t-il ; c’est d’ailleurs votre devoir de peser sur elle, puisqu’il s’agit de son avenir, en lui rappelant ce qu’elle vous doit.

Et avec un soupir qui en disait long sur les dangers auxquels sa cousine était exposée :

— Le jour où vous aurez passé la main à un mari, Elisa, vous serez tranquille.

— Je vais lui parler dès ce soir, dit la vieille dame, qui s’était levée. Vous êtes bien heureux, Alban, vos filles ne vous donnent pas tant de soucis… Ce sont des esprits posés, raisonnables. Si vous revoyez M. Sourbets, dites-lui d’attendre jusqu’à dimanche… Au plus tard dimanche, rectifia-t-elle d’un ton assuré.

Il fallait environ vingt minutes à Mme Fondespan pour revenir en coupé de Bazas à La Font-de-Bonne. Ce jour-là, elle n’eut même pas conscience du temps. Des pensées violentes l’agitaient. Elle croyait entendre la voix de Reine, brisée, suppliante : « Je ne veux pas me marier. » Prétexte, pensait-elle, en se reprochant de n’avoir pas fait assez bonne garde. C’était de Régis qu’elle aurait dû se méfier. Du moins n’avait-il écrit qu’une fois sur carte postale, et la petite, à sa connaissance, ne lui avait pas répondu. Il y avait entre eux un mystère dont elle ne voulait rien savoir. Tout cela n’était qu’enfantillages. Elle ne s’en occuperait même pas. Elle ferait son devoir. La décision qu’elle avait prise d’en terminer tout de suite par un acte d’autorité, et la pensée de triompher dans cette affaire délicate aux yeux de toute la ville, qui ne manquerait pas de la féliciter, de l’envier peut-être, fit monter une bouffée de chaleur à ses joues flétries.

Dans l’avenue, comme la voiture tournait sur les pavés inégaux, devant le portail ouvert, elle aper­çut la petite auto rouge rangée près du mur. Un nuage passa sur sa vue. Si Sourbets avait profité de son absence pour parler à Reine, que s’était-il passé ? La jeune fille était bien capable de l’avoir éconduit. Du moins arrivait-elle à temps pour s’interposer. Rien ne serait perdu. La crainte que cette enfant sans expérience s’obstinât à nourrir une chimère, au risque de laisser passer la vie, la fortune, sans vouloir même étendre les mains, et comme eût fait son malheureux père, stimulait l’énergie de son caractère.

M. Sourbets est-il arrivé depuis longtemps ? demanda-t-elle à une métayère qui portait un seau rempli d’eau.

Quand elle entra dans le salon, Germain était debout devant la cheminée, et Reine assise, un peu penchée. Son écharpe avait glissé de ses épaules. Il était très rouge. Elle avait la figure bouleversée. « Quelle bonne surprise ! » dit la vieille dame d’un ton très haut, sans paraître remarquer leur embarras ; avec elle rentraient l’assurance et la fermeté ; et comme elle s’installait dans sa ber­gère, sa jupe un peu remontée sur ses pieds enflés, une complicité joyeuse dilata son visage tourné vers Sourbets :

— Voudriez-vous, monsieur, nous faire le plaisir de dîner dimanche avec nous ?

Le lendemain, Clémence, entrant dans la chambre de Reine après le déjeuner, la trouva couchée sur son lit, les volets mi-clos.

— J’avais la migraine.

Clémence eut l’impression que quelque chose de grave s’était passé. Mais elle connaissait trop la nature repliée de son amie pour l’interroger. Reine l’aimait sans doute plus qu’aucune autre personne de son entourage ; néanmoins le goût du rêve et du silence en elle était si profond, la vie si secrète, que la plus chère amitié même ne pouvait rien lire que sur son visage.

— Reine, dit Clémence sans la regarder, j’ai reçu une lettre de Régis. Il me demande de tes nouvelles. N’aurais-tu pas eu la carte qu’il t’a envoyée ?

— Je ne sais pas. Je ne me souviens plus… Pourquoi me parles-tu de Régis ? demanda vive­ment Reine, après un silence ; et elle tourna la tête vers le mur.

— Je n’avais pas à lui répondre, continua-t-elle, après un moment, d’un ton qu’elle voulait rendre indifférent.

La carte de Régis l’avait blessée. Quelques lignes banales, voilà ce qu’elle recevait après lui avoir donné tout son cœur. Si son ami­tié n’était que cela, elle préférait y renoncer. L’idée de lui écrire dans les mêmes termes for­cément vagues l’avait poussée au silence et à la rupture.

Clémence s’était assise sur une chaise basse. Elle réfléchissait. Si Reine s’était emportée quand elle avait prononcé le nom de Régis, c’était donc qu’elle avait touché un point douloureux. L’ai­mait-elle encore ? Clémence connaissait la rétrac­tion presque inconsciente de son amie chaque fois qu’un sujet intime était effleuré. Elle semblait alors se défendre, effarouchée et rougissante, les mains étendues.

— Toi aussi ! avait semblé lui dire Reine.

L’explication qui avait éclaté la veille la laissait frissonnante et endolorie. Elle s’était accoudée, les mains dans ses cheveux défaits, et tendait vers son amie un visage aux yeux agrandis, d’un éclat de fièvre. Régis, sa tante, tous l’avaient blessée, et sa nature tendre et excessive se débattait vainement seule contre la destinée.

— Pourquoi me tourmentes-tu ? reprit Reine.

Ces paroles lui avaient à peine échappé qu’elle les regretta. Elle savait bien que Clémence n’était que sincérité : le cœur sur lequel elle pourrait toujours reposer son cœur. Mais, à cause du désintéressement même de cette affection, elle en abusait. Elle était d’ailleurs agitée, nerveuse. Les événements de la veille l’avaient ébranlée. Si l’on avait hâte de la marier, c’était donc qu’elle était à charge. On la mettait dehors de cette maison. Et elle revoyait son tête-à-tête avec Sourbets. L’épouser ? Elle ne l’aimait pas. Mais il l’avait violemment troublée. De plus en plus, dans sa faiblesse, elle subissait le magnétisme de cette volonté, de cette force, et l’appel obscur des yeux de l’homme qui brûlaient pour elle d’un sauvage et violent désir.

Quand Clémence voulut la quitter, elle la rappela une fois, puis une autre encore, et la tint longtemps embrassée :

— Pardonne-moi !

Son visage était brûlant et mouillé de larmes.

Huit jours après, le mariage de Germain Sourbets et de Reine était annoncé.