Plon (p. 41-48).

III


La maison noble de La Renardière se trouvait à cinq cents mètres de La Font-de-Bonne. Sur un côté du petit castel, près du virage feuillu de la route, se dressait un énorme chêne noir. Une nuée d’insectes le vidaient peu à peu de sa substance. Mais son tronc, sous les grosses veines d’un lierre terrestre, régnait toujours sur la prairie.

Au pied du chêne, entre deux longues racines saillantes qui soulevaient l’herbe, fleurissaient au printemps des violettes blanches.


Après le dîner, Mme  de la Brèche avait repris sa place dans le salon. L’effroi que lui inspirait l’orage s’était dissipé, une quiétude lui succédait, et elle entendait avec un vague bien-être le bruit des cataractes noyant la campagne. Elle aurait aimé faire à Clémence un récit détaillé de la réception qui avait eu lieu à La Font-de-Bonne, dans l’après-midi. Mais la jeune fille se taisait. La lampe posée entre elles éclairait une table craquelée sur laquelle était peint un bouquet d’œillets.

Pendant le dîner, Mme de la Brèche avait parlé de Reine à plusieurs reprises :

— Crois-tu qu’elle ait pu songer à Régis ?

Elle s’en inquiétait avec affection. Une existence attristée par les soucis de santé, les pertes d’argent, n’avait pas terni la douceur sincère de ses yeux et, dans toute sa personne, une bienveillance paisible. Très attachée aux belles relations de sa famille, elle avait déploré le mariage d’Arthur d’Arbieux, mais sans âpreté, gardant au fond de son cœur une tendresse fidèle au frère charmant qui semblait devoir réussir en tout, et n’avait donné aux siens que des déceptions. Quand il était mort, elle l’avait pleuré. Elle était bonne.

— Qu’est-ce que tu en penses ? demanda-t-elle à Clémence qui semblait réfléchir.

Elle lui parla aussi de Sourbets. Depuis la mort de son mari, elle avait pris l’habitude de la consulter. Si la jeune fille, légèrement déviée, de santé délicate, restait l’objet de ses soins constants, elle était par contre devenue — pour les choses sérieuses — son conseil. L’idée qu’elle se faisait de son jugement était la plus haute. Elle aimait penser que son enfant lui était supérieure en tout.

Elle conclut :

— Le mieux serait que Reine fît sa vie le plus tôt possible.

Comme plusieurs personnes de son entourage, Mme  de la Brèche avait remarqué que sa sœur témoignait à Sourbets de la sympathie. « Avec lui, assurait la vieille dame, on serait tranquille ; il était riche, et saurait prendre sur sa femme de l’autorité ; quant à la famille, il ne fallait pas oublier que Reine ne pouvait être difficile. »

Clémence fixait devant elle son regard ferme et intelligent.

Elle dit seulement :

— Ce que je pense de M. Sourbets… mais nous ne le connaissons pas.

La soirée passait. Mme  de la Brèche dodelina de la tête puis s’assoupit. L’abat-jour baissé cachait son visage. Clémence appuya son menton sur ses mains croisées. Elle avait des bras longs et blancs. L’ombre des paupières répandait une mystérieuse douceur sur son visage maladif, aux traits nets et purs, revêtus d’une chair transparente. Quelque chose de diaphane émanait d’elle, une sorte de lueur d’hostie.

Peu à peu, une ombre montait dans ses yeux. Sans rien dire, elle pensait au départ de Régis depuis le matin et en avait beaucoup de peine. Elle l’aimait, le connaissait bien, donnant tout leur prix à ses qualités et excusant, en femme qui a beaucoup souffert, longuement médité, ses faiblesses et ses échecs. Ensemble, ils avaient souvent parlé de Reine. Elle avait gardé l’espoir qu’il l’épouserait. Mais, étourdie par la pensée que Germain Sourbets, fortement soutenu, réussirait peut-être à le supplanter, elle sentait sourdre une émo­tion indéfinissable. Plus tard, quand se succédèrent tant d’événements, dont l’écho l’atteignit au cœur, elle devait se rappeler cet émoi profond, gagnant tout son être, comme si un coup frappé en elle avait été un mystérieux avis du destin.

Cependant Reine ne lui avait rien dit qui jus­tifiât un pareil trouble. Elle ne se confiait pas. Clémence songe. Dans le petit monde où elle a grandi, son amie passe pour singulière. Quelque chose en elle a toujours trahi un excès de rêve et d’émotion. Serait-ce un mal ? En ce cas même, comment ne pas l’aimer et la plaindre pour ce don infini de peine et de joie !

Cette grande jeune fille, au teint de fleur, que fait plus lumineux le contraste des cheveux noirs, comme son visage est nu au milieu des autres ! Clémence la revoit, enfant, avec ses yeux largement fendus, d’un bleu gris de mer, d’où jaillissaient à la moindre peine des larmes brûlantes.

L’averse ayant cessé, elle se leva pour ouvrir la porte en bois plein et resta un instant debout sur le petit perron. Toutes les odeurs de la nuit entrèrent. On entendait s’égoutter un bignonia obscur et alourdi d’eau qui formait contre la rampe de pierre une grotte de verdure.

Ce même soir, à La Font-de-Bonne, comme le dîner s’achevait sous la suspension, Reine cacha son visage dans ses mains.

— Va te coucher, ordonna Mme  Fondespan, qui avait horreur des romans.

À cette heure seulement, et en dépit de sa volonté de ne pas savoir, elle devait se rendre à l’évidence. Son mécontentement se tourna aussitôt en mépris pour Reine. Elle ne s’attarderait pas à ces niaiseries ; les paroles qu’elle sentait sur les lèvres de la jeune fille, prêtes à s’échapper, elle les refoulait de toute sa force. « Il ne faut plus tarder à la marier », songea-t-elle, condensant dans cette pensée l’irritation que lui causaient ces sortes de scènes.

Quand Reine fut montée, elle tourna longtemps dans sa chambre. La souffrance des êtres que l’amour possède ne lui permettait pas de rester en place. Il lui aurait fallu quelqu’un pour se confier ; elle imaginait son père auprès d’elle : « Ma petite Reine, » et cette douceur intime dans la voix dont elle avait soif.

Il y avait, sur sa cheminée, un portrait encadré de velours d’Arthur d’Arbieux. Elle ne l’avait connu, ce père charmant, qu’à travers ses rêves, et, petite fille, lorsqu’elle regardait son visage roman­tique sur l’émail de ce médaillon, il lui semblait voir sa radieuse jeunesse qui évoquait la douceur de vivre.

Plus tard, à travers tant d’insinuations et de malveillance, elle avait compris. Elle avait pris parti pour lui, contre tous les autres, avec l’ins­tinct fougueux de son cœur.

Peut-être était-ce là le secret de son isolement. La société qui l’entourait, fortement établie dans ses idées et ses habitudes, et se détruisant peu à peu sans se modifier, avait échoué à l’absorber, à la retenir, ainsi qu’échappe aux mains maladroites une plume d’oiseau.

Le mal qu’on chuchotait des siens, et qu’elle sentait vaguement dans l’air, elle n’y croyait pas. Son père avait été heureux et beau. Il avait vécu un grand amour. Elle aussi respirait dans son sang le parfum de ce passé, en écoutait le secret murmure, évoquant la jeune femme ano­nyme, la mère sans visage, dont elle savait seu­lement que son père l’avait aimée jusqu’à ne pas vouloir lui survivre. Par leur souvenir, par l’en­chantement répandu sur eux, elle se sentait rat­tachée au royaume merveilleux, que le peuple des fourmis et des termites ne veut pas connaître, tout occupé à amasser et à détruire, mais qui caresse d’un rayon magique le front d’une petite fille née de l’amour et qui a pleuré longtemps dans son lit, si seule, si fragile, les baisers quelle n’a pas reçus.

La pluie ruisselait sur les vitres lorsqu’elle se coucha, la face inerte sur son oreiller, sans avoir même défait sa robe. Les larmes vinrent, puis de grands sanglots, qui l’épuisèrent. Ce monde qu’elle avait porté en elle, et qui avait été son refuge, l’asile où aucune flèche ne pouvait l’atteindre, dans quelles ténèbres, ville d’Ys enchantée, le sentait-elle couler et s’évanouir !

Lorsqu’elle se releva, l’orage était fini, et la lune pendait au-dessus des prés. Il y avait dans l’air nocturne des odeurs de pluie. Une pensée revint, puis un frisson qui réveilla dans sa chair la peine engourdie. Reine s’arrêta devant sa fenêtre. De l’autre côté du vallon, la demeure du docteur Ychoux, toute pleine pour elle de la présence de Régis, était sans lumière. Ce mal indicible dont elle souffrait, il était bien injuste que son ami ne le sentît pas. Lui aussi, tout à l’heure réel et robuste à côté d’elle, ne serait plus qu’un souvenir. Ou’est-ce qu’une image pour ceux qui endurent le jeûne perpétuel du cœur ? Cette enfant, qui avait toujours vécu dans ses rêves, haïssait soudain les ombres vaines. Elle avait assez attendu. La tentation de jouer sa suprême chance lui soufflait des pensées étranges.

— Partir, le rejoindre au dernier moment !

Mais elle se sentit soudain infiniment faible, terrassée par le poids de son cœur.

À cet instant, dans la prairie, longeant la rangée de peupliers, elle aperçut une silhouette d’homme. Reine regardait, le souffle coupé : « Si c’était Régis… » Mais une peur mystérieuse glaçait son sang dans ses veines. Comme l’homme tournait dans le chemin creux, elle le reconnut : Germain Sourbets ! Que faisait-il, à cette heure, rôdant autour de la maison ainsi qu’aurait fait un oiseau de nuit ? Il y eut un long silence sur la campagne, puis elle entendit le ronflement d’une auto qui s’éloignait sur la grand’route.