La Maison de la bonne presse (p. 35-48).


LE DERNIER SOUPIR DE LA COLONIE


À MON AMI EDMOND LADOUCEUR, AVOCAT




À l’ombre de la croix, qui près de son berceau,
Veillait en lui versant ses douces espérances,
Notre Patrie hélas ! déchirée, en lambeau,
Se tordait sous le poids de ses longues souffrances.
Plus d’un siècle et demi de luttes et de deuils,
Se dressait derrière elle, au milieu de l’orage ;
Son sang fumait encor sur les nombreux écueils
Qu’avaient brisé sa foi, son sublime courage ;
Son grand cœur, tourmenté par mille noirs pensers,
Se gonflait de soupirs et battait dans les larmes,
Tandis que ses enfants, autour d’elle, empressées,
Juraient de la sauver en brandissant leurs armes.


Mais son astre fuyait derrière l’horizon,
Et celle qui jadis, au milieu des tempêtes,
Avait puisé la force et porté haut le front,
N’écoutait qu’en tremblant, la voix des faux prophèts,
Qui de loin lui creusaient un immense tombeau.
Dans tous les cœurs témoins de ses luttes célèbres,
Réveillant les martyrs tombés pour le drapeau,
Ses sanglots résonnaient comme des glas funèbres.
Les échos du grand fleuve, effrayés, tout en pleurs,
Jetaient aux quatre vents sa ruine prochaine,
Tandis qu’ivre de sang, riant de ses douleurs,
La superbe Albion rivait sa lourde chaîne.

Déjà, sur l’océan, à l’horizon, là-bas,
Sa flotte fièrement vers nos rives s’avance,
Et l’on voit, par milliers, ses orgueilleux soldats,
Fouler le sol béni de la Nouvelle-France.

De leurs cris insolents, les échos sont remplis,
Et chargé de vengeance et d’implacables haines
Leur drapeau, sous la brise, ouvre ses larges plis,
En insultant au sang qui coule dans nos veines.
En entendant rugir le cruel Léopard
Que la France, cent fois, roula dans la poussière,
Élevant vers le ciel son sublime étendard,
La Patrie emboucha la trompette guerrière.

Aussitôt, rayonnante et pleine de fierté,
Joyeuse jusqu’aux pleurs, prête à mourir pour elle,
En jetant aux échos l’hymne de liberté,
S’avance, l’arme au bras, sa cohorte immortelle.
L’Acadie avait vu ses enfants exilés ;
Opprimée et trahie, en sa douleur immense,
Elle fixait les yeux sur ses champs dévastés,
Et demandait au ciel l’heure de la vengeance ;

Cette heure avait sonné. Ô peuple, incline-toi :  !…
Le drame, où le drapeau dont tu gardes mémoire,
Tomba, tout palpitant de l’ardeur de ta foi,
S’ouvre terrible et grand en face de l’histoire.

La Monongahéla retentit sous le feu !
Entendez-vous au loin gronder la fusillade ?…
Frères, rassurez-vous ; acclamez de Beau Jeu
Qui frappe sans pitié l’anglais dans sa bravade.
Balayé comme un flot que pousse l’aquillon,
L’ennemi, devant lui, dut mordre la poussière ;
C’est ainsi qu’un français défend sa nation,
Et repousse le joug d’une race étrangère !
Mais Albion vaincue, en fuyant, l’œil sanglant,
Sent la rage envahir ses honteuses blessures,
Et la vengeance au cœur, baïonnette en avant,
Lance au hardi vainqueur de terribles injures.


Furieuse, elle accourt aux champs de Carillon,
Bondit comme une hyène aux flancs percés de flèches ;
Arrêtez, fiers Anglais — halte-là, Albion !
Et roule épouvantée en ton sang que tu lèches.
Montcalm, Montcalm est là ; sous les coups de son bras
Tes enfants interdits courbent leur tête altière.
Honneur à toi Montcalm ! honneur à tes soldats !
Vous êtes bien les fils de la France guerrière —
Mais, hélas ! ces succès affaiblissent ton sang,
Ô ma chère Patrie ! il coule de tes veines,
Il a rougi les plis de ton vieux drapeau blanc,
Il inonde tes champs et tes fertiles plaines…

Sur les bords éloignés du fleuve Saint-Laurent,
Comme autrefois l’hébreux sur les bords de l’Euphrate,
Elle tend, mais en vain, ô spectacle touchant !
Ses bras ensanglantés devers sa mère ingrate ;

Et seule, abandonnée, interrogeant le sort,
Elle cherche à survivre à ses belles victoires,
Et chancelant soudain, dans un suprême effort,
Enlace le drapeau qui lui redit ses gloires.
Cette étreinte magique électrise son cœur,
Sa tête se redresse et son œil qui s’anime,
Embrasse, menaçant, le nouveau champ d’honneur
Qui doit l’ensevelir dans son élan sublime.

Comme aux jours glorieux, à la voix du clairon,
Ses derniers combattants dressent leur haute taille,
Et l’héroïque armée, ainsi qu’à Carillon,
Sous l’ordre de Montcalm marche vers la bataille.
Peuple suis-la, hélas ! aux plaines d’Abraham !
Avec elle s’éteint ta dernière espérance,
Que ton cœur soit rempli du soupir de Montcalm,
Avec lui tombe aussi le drapeau de la France.

L’anglais triomphe, ô ciel ! et la fière Albion
Contemple avec orgueuil la France qui succombe ;
Sur nos remparts fumants, flotte son pavillon,
Et la Patrie en deuil pleure au bord de sa tombe.

Les vieux murs de Québec frémissent de terreur
Sous les cris triomphants de l’ennemi farouche,
Qui fier de sa besogne, enivré de fureur,
Caresse satisfait sa dernière cartouche.
Que ton sang, ô Montcalm, fertilise les champs,
Où s’éteignit en toi l’espoir de la Patrie ;
Sur les membres épars de tes nobles enfants,
Qu’il coule et ressuscite en eux une autre vie !
Que l’illustre drapeau dont tu fus glorieux,
En tombant du sommet de nos vieilles tourelles,
Aille, en frappant le sol, aux mânes des aïeux,
Redire palpitant tes luttes immortelles !


Dans leurs tombeaux sacrés, vainqueur de Carillon,
Dépose ton amour dont notre race est pleine ;
À la postérité, tu laisses ton blason,
À l’anglais triomphant, les moissons de la plaine !
Adieu, ô chère France, ô toi, dont à genoux,
Nous avons si souvent récité l’épopée ;
Ton bras qui nous guidait s’est retiré de nous,
Et tu le sais, pourtant, si nous t’avons trompée.
Jusqu’à la dernière heure, implorant ton secour,
Nous t’avons consacré notre sang, goutte à goutte,
Mais sur ton cœur flétri, régnait la Pompadour ;
Tu fus sourde à nos pleurs — L’anglais est maître, écoute :

Entends ses cris vainqueurs au sein de la cité !
Il profane le sang qui rougit cette terre,
Où jadis, tu venais, dans ta félicité,
Jeter les fondements d’une race prospère

Vois flotter sur nos forts, et nos tours, et nos murs,
Le drapeau d’Albion couvrant le Nouveau Monde ;
Entends les bruits confus et les tristes murmurs
Que le grand fleuve enfante et roule dans son onde ;
C’est l’écho de ton nom qui porte à l’avenir
La chute de ta gloire, aux plaisirs sacrifiée,
C’est d’un peuple brisé, le suprême soupir,
Qui va frapper au seuil de notre destinée.

Ce sont les chants d’orgueuil d’un cruel ennemi,
Qui se mêlent hélas ! aux sanglots de nos femmes ;
C’est le deuil remontant plus d’un siècle et demi,
Et qui de nos martyrs, fait soupirer les âmes.
C’en est fait, France, adieu !… Mais que dis-je, ô Lévis !
Ton armée est debout, et ton bras qui menace,
Libre, provoque encor les oppresseurs surpris,
Qui dans Québec détruit, promènent leur audace.

Espère, ô Canada, ton astre brille encor !
Tes remparts sont conquis, ta blessure est immense,
Mais de tes défenseurs, le dernier n’est pas mort,
Et ce n’est qu’avec lui que meurt ton espérance.

Lorsque dans la nuit sombre, au sein de l’océan,
Ballotté par les flots et la noire tourmente,
Le navire éperdu, dans le gouffre béant,
Plonge, et reçoit le choc de la houle écumante ;
Quand sa voile gémit, et que nul astre aux cieux,
N’apparait pour guider sa marche dans l’orage,
Si soudain, dans l’espace, un phare lumineux,
Lui montre au loin le port et dessine la plage,
L’équipage sent naître en son âme l’espoir ;
Puis oubliant la nuit et la vague cruelle,
Chacun offre son bras où parle le devoir,
Et bénit du regard le phare qui l’appelle.


Ainsi parut Lévis, rayonnant, radieux,
À la Patrie en pleurs, mais grande en sa souffrance,
Puis alors qu’à sa mère, elle fait ses adieux,
Rendit à ses enfants la force et l’espérance.
Albion, la victoire a déserté ton camp…
Tu ne tiens pas encor ton héroïque proie !
Hier, tu vis couler à flots son noble sang,
Aujourd’hui tes guerriers tombent à Sainte-Foye.
Ils tombent sous les coups de Lévis triomphant !
Les airs ont retenti d’un long chant de victoire…
Peuple, relève haut ton front et sois content,
Ton honneur est vengé, tu retrouves ta gloire !

Oui, le sang de Montcalm, sur ces champs immortels,
Où Wolfe en expirant ébranla nos trophées,
Comme un sang de martyr, inondant les autels,
Fit descendre sur nous l’honneur de nos armées.

Toi qui le leur rendis, Lévis, vaillant vainqueur,
Reprends le vieux Québec, foyer de notre race,
Et sur ses chers débris, laissant parler ton cœur,
Fais reparaître, hélas ! la France qui s’efface.
Va relever la croix que nos pères, un jour,
Dressèrent vers le ciel, sur cette belle terre,
Et qui vient de tomber, entraînant notre amour,
Sous le bras criminel de la fière Angleterre.

Le conquérant pâlit, et les ombres du soir
S’étendent froidement sur ses armes tremblantes ;
Chaque coup de canon ébranle son pouvoir,
Et fait planer la mort sur les ruines fumantes.
Mais alors que Lévis frappe son dernier coup,
Qu’affolée, Albion, voit faiblir sa conquête,
Sur les murs, mille anglais surgissent tout-à-coup,
Et font vibrer les airs de mille cris de fête.

Deux vaisseaux ennemis s’avancent dans le port…
France, il n’est plus d’espoir — Lévis, ton arme tombe !
Le nombre a triomphé ! L’anglais par ce renfort,
Voit la fin du grand drame, où le français succombe.

En face du vainqueur, infortunés guerriers,
Levez vers Dieu vos fronts immortels et sans tache,
Vous tombez, mais couverts d’homériques lauriers,
Vous avez, en géants, accompli votre tâche.
La conquête a gravi son joyeux piédestal ;
Albion la contemple et son âme tressaille,
Sa voix, en insultant notre amour filial,
Lance un défit sanglant à la Cour de Versaille.
Sur les débris épars du vieux Stadaconé,
Où dorment nos martyrs et nos braves ancêtres,
L’amour de la Patrie, en deuil et prosterné,
Attend en frémissant, la loi des nouveaux maîtres.


Les malheureux vaincus ont regagné leurs toits…
Le drapeau blanc n’est plus, et la Nouvelle France
Qui jusqu’alors avait fait l’orgueuil de ses rois,
D’une tremblante main, soumise en sa souffrance,
Sous le regard de Dieu, confirme le traité,
Où sa mère oublieuse à consommé son crime.
L’autel reste debout ! ô Sainte Liberté !
Tu planes comme un aigle au-dessus de l’abîme,
Où tombant, nous croyions voir sombrer notre foi.
Dans nos cœurs, sont gravés nos sublimes emblêmes…
France, malgré ta faute, oui, notre cœur à toi,
Le vaincu se console en ses douleurs suprêmes !