La Maison de la bonne presse (p. 25-29).


SOUVENIR DES SUCRES

À MADEMOISELLE C…


De ses premiers soleils, avril, tout radieux,
Faisait palpiter la nature,
Jetant aux quatre vents ses chants mélodieux,
Ses bruissements et son murmure.
Épars encore aux champs, s’attachant aux gazons,
Quelques faibles gâteaux de neige
S’obstinaient au soleil, qui de ses chauds rayons
Les rongeait, en faisait le siége.


Mille ruisseaux joyeux, descendant des côteaux,
Gazouillaient dans les molles herbes.
Et dans les bois émus, des phalanges d’oiseaux
Entonnaient des concerts superbes.
Tout avait un accent, et tout parlait à Dieu,
L’herbe, l’oiseau, le ruisseau, l’âme ;
Le printemps saluait, l’hiver disait adieu,
Les fleurs préparaient leur dictame.

Dans un bois qui frémit aux bords du Saint Laurent
Et qui dans les ondes se mire,
Une fumée au ciel, en un flot odorant,
Monte sur l’aile du zéphyre.
C’est le sucre qui bout ! ô quel jour de plaisirs !
Voyez ces couples agréables
Se poursuivre, courir, pleins des mêmes désirs,
À travers les nombreux érables.


Entendez-vous leurs cris joyeux ?… Ils ont vingt ans !
Dans leurs cœurs bouillonne la sève,
Et s’inspirant des voix suaves du printemps
Ils vont semant, et joie, et rêve ;
L’illusion dorée inonde leurs regards,
Pour eux le ciel est sans nuage,
Et l’amour qui les voit fait scintiller ses dards
Dans l’onde pure du rivage.

Ah ! quels tendres propos n’avez-vous pas tenus,
Anges, aimables filles d’Ève !
Les échos du grand fleuve en étaient tout émus,
Et tout frémissant, sur la grève,
Le flot semblait courir pour en être témoin.
Ô souvenirs, heures d’ivresse !
Je vous évoque, hélas ! vous êtes déjà loin,
Le temps vous poursuit et vous presse…


C’est une loi commune, ici-bas, tout s’enfuit,
Tout meurt, s’évanouit et tombe,
L’aurore en souriant sur la rose luit,
Puis, tendre fleur, elle succombe !
Mais l’homme, n’a-t-il pas au cœur le souvenir
Qui survit à l’objet qui passe,
Par lui ne peut-il pas retrouver et chérir
Ce qu’il a laissé dans l’espace

Eh ! bien, il vous survit instants ensoleillés,
Et, souventes fois, sur la rive
Dont nous avons ému les échos éveillés
De notre ivresse fugitive,
Solitaire et rêveur, sur l’aile des pensers,
J’irai recueillir, jeunes filles,
Les rêves que nos cœurs, de frissons oppressés,
Ont livrés aux brises gentilles.


J’irai, sous le grand chène, où, candide, une voix
Me disant si charmantes choses,
Me parlait du bonheur qui vibre dans les bois,
Et du doux langage des roses.
Jamais l’astre du jour ne m’a paru plus beau,
Jamais plus douce sa lumière,
Jamais j’ai mieux compris les accents de l’oiseau,
Dans sa romance printanière.

Dis-moi, Ô jeune vierge ! Oh ! oui, toi qui parlais
À mes cotés sous le grand chène,
Dis moi, si sur ton front, le ciel mit ses reflets,
Et sa candeur dans ton haleine ?
Dans ta voix, ton regard, pétillait ce doux feu
Qui fit naître plus d’un poème,
Il enflamma mon âme… ah ! fais m’en donc l’aveu !
Voulut-il me dire : « Je t’aime ? »


10 avril 1890.