Reflets d’antan/Le Calumet de paix

Reflets d’antanGrander Frères, Limitée (p. 95-102).
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XIV

LE CALUMET DE PAIX


 
À l’aspect imprévu des vaisseaux dans la rade,
Un étrange tumulte agite la bourgade.
Les guerriers indiens, effrayés et surpris,
Font trembler le rocher de leurs féroces cris.


Plus sombres, plus bruyants que le bois qui les cache,
Armés du tomahawk, de l’arc et de la hache,
Ils courent vers le chef, le fier Donnacona :

― « Un Esprit, disent-ils, ô noble Agouhanna,
Un Esprit a guidé vers notre rive altière
Trois canots aussi grands que la bourgade entière.
Ils portent des guerriers ! Des guerriers plus nombreux
Qu’au printemps les bourgeons sur un tronc vigoureux.
Mais ils cachent leurs arcs. Leurs visages sont pâles ;
Leurs rires et leurs chants ressemblent à des râles.
Devons-nous les chasser comme des ennemis,
Ou devant eux paraître et craintifs et soumis ?

― « Si ces hommes nouveaux viennent sur notre terre,
Sans être provoqués, nous déclarer la guerre,
Il nous faut les combattre, ô guerriers, je le veux
Et suspendre, vainqueurs, à nos reins leurs cheveux.
Mais, s’ils viennent vers nous remplis de confiance,
Montrons-nous généreux et faisons alliance. »

Le grand Chef indien, après ces quelques mots,
Suivi de ses guerriers, descendit près des flots.
Cependant les marins, dans leur vive allégresse,
Ne cessent d’admirer la rive enchanteresse.


Ne se doutent-ils point que ce pays si beau
Va, pour plusieurs, hélas ! devenir un tombeau ?
Avec quel doux plaisir leur regard se repose
Sur ces sauvages bords, dont l’aspect grandiose
Surpasse étrangement ce qu’ils avaient rêvé !
Mais, oubliant le monde, un cœur s’est élevé,
Comme le pur encens d’une fleur printanière,
Vers ce beau ciel nouveau d’où pleuvait la lumière...
Tu sais bien, ô Cartier ! que c’est le doigt de Dieu
Qui, malgré les périls, t’a conduit vers ce lieu !

Auprès du commandant, réunis sur la poupe,
Les trois enfants des bois forment un joyeux groupe.
Leur exil est fini. Bientôt, sous les forêts,
Ils vont aller ensemble oublier leurs regrets.

Ils entendent des voix qui montent de la rive...
Voix qui charmaient jadis leur oreille attentive,
Vous portez dans leur âme un plaisir inconnu.
Non, ce n’est plus des Blancs le parler froid et nu,
C’est le style imagé, c’est le naïf langage
Qu’ils ont de leurs parents appris dès le jeune âge.
Jamais ils n’ont trouvé tant de charmes aux bois ;
Jamais tant de bonheur ne leur vint à la fois.


Des guerriers, tout à coup, on voit la sombre foule
Descendre sur les bords. C’est comme un flot qui roule,
Comme un vent qui gémit dans la cime des pins.
De diverses couleurs les visages sont peints.
Les membres sont couverts d’étranges tatouages,
Et les fronts, surmontés de plumes, de feuillages.
Le chef est à leur tête. Ils portent cent canots,
Qu’ils viennent tour à tour déposer sur les flots.
En effleurant la vague, alors, chaque nacelle
Fait jaillir une écume où le ciel étincelle.
Sortant de leurs wigwams, les femmes, les enfants,
Pour les pâles guerriers apportent des présents.
Les regards sont moins durs, les paroles, plus gaies,
Et la flotte s’éloigne au rythme des pagaies.

Le rapide canot qui porte le grand chef
Laisse derrière lui, tour à tour, chaque nef,
Et se rend le premier près de la Grande Hermine.
Cartier vient au-devant de ce chef qui domine,
Comme un fier potentat, un bourg qui semble heureux.
Il reçoit, tout ému, ses présents généreux,
Et lui donne en retour maintes choses de France.
Alors le vaillant chef, d’un ton plein d’assurance,
Lui parle longuement, dans un pompeux discours,
De sa grande bourgade et de ses alentours.


Il l’invite à chasser au giboyeux rivage ;
À bâtir un wigwam, comme le fier sauvage,
Dont nul joug odieux ne fait courber le front.
Or, pendant qu’il parlait, un silence profond
Comme le calme plat qui précède l’orage,
Régnait sur le navire, et jusque sur la plage.
Mais quand Donnacona descendit du vaisseau,
Quand les canots légers s’élancèrent sur l’eau,
Une immense clameur, que rien n’aurait fait taire,
Fit retentir longtemps la forêt solitaire.

Pour la première fois Cartier foule ces bords
Où d’antiques forêts déroulent leurs décors :
Mais il vient en apôtre. Aux portes du village,
Le Chef le fait asseoir sur un banc de feuillage,
Et lui présente, ému, le calumet de paix :

― « Que l’amitié, dit-il, enchaîne pour jamais
L’homme libre des bois et le Visage-Pâle. »

Cartier lui tend alors une main amicale :
― « Grand Chef, je vais, dit-il, élever sous les bois,
En signe d’alliance, une divine croix. »

Donnacona joyeux, voulut aider, lui-même,
A dresser sur le roc le glorieux emblème.


De ce monde rempli de désolation,
Le Fils de l’Éternel prenait possession.
Le signe du salut brillait sur ce rivage,
La charité brisait les fers de l’esclavage.

Cartier n’est point, hélas ! délivré de tout soin.
Au bord du même fleuve il s’élève, plus loin,
Un autre grand hameau qu’il désire connaître.
Ce hameau, l’Indien lui dit qu’il l’a vu naître.
Il est dans un pays aussi beau que fécond,
Sur la rive d’une île, au pied d’un joli mont.
De ce bourg populeux le grand fleuve n’approche
Qu’en jetant son écume aux barrières de roche.

Cartier aurait voulu, qu’en ce pays nouveau,
L’un de ces Indiens eut conduit son vaisseau.
Mais brûlant de fouler d’un pied libre la terre,
Suivis de Naïa, dans une nef légère,
Vers leur hameau lointain, leur hameau tant aimé,
Ils s’en allaient tous deux sur le fleuve calmé.

Donnacona songeait. Or, il venait d’apprendre
Que vers Hochelaga Cartier voulait se rendre.
Il était attristé ; ce dessein le troublait.
Jaloux de sa puissance, alors il lui semblait

Voir l’étranger s’unir à des tribus rivales.
Ces ententes, peut-être, un jour seraient fatales
Aux guerriers réunis près de Stadaconé.
Il se dirigea donc, par ces soins dominé,
À l’heure où l’oiseau dort la tête sous son aile,
Et semblant déborder d’amitié fraternelle,
Vers Cartier qu’entouraient ses vaillants matelots.
Il lui baisa les bras, puis prononça ces mots :

― « Tu veux, ô vaillant Chef des pays de l’aurore,
Laisser notre bourgade et remonter encore
Le fleuve impétueux qui baigne nos forêts.
Ce fleuve est traversé par des écueils secrets,
Où tes bateaux pesants se briseront sans doute.
L’Indien ne pourrait en indiquer la route.
La bourgade où tu vas est loin, bien loin d’ici,
Le guerrier qui l’habite est traître, et fourbe aussi.

« Abandonne, grand Chef, ce dessein condamnable.
Si ce puissant motif te trouve inébranlable,
Le Manitou m’a dit, ― je ne te le tairai pas ―
Que tu devais trouver un horrible trépas,
Parmi les flots de neige et les monceaux de glace,
Qu’en ces endroits lointains un noir Esprit entasse,

Afin d’ensevelir l’intrépide guerrier.
J’ai dit. Du Manitou respecte le courrier. »

Le grand Chef, satisfait, descendit du navire.
Cartier l’accompagna. Son geste et son sourire
Semblaient le remercier de son prudent conseil.
Mais, le matin suivant, au lever du soleil,
Deux vaisseaux s’avançaient dans la belle rivière
Qui serpentait au nord de la bourgade altière,
Un autre remontait, sous ses blancs pavillons,
Le fleuve où le soleil baignait ses chauds rayons.