Reflets d’antan/Hochelaga

Reflets d’antanGrander Frères, Limitée (p. 102-112).


HOCHELAGA


 
Quel rire entendons-nous au fond du noir abîme ?
Satan aurait-il donc inventé quelque crime ?
Un juste est-il tombé ? L’impitoyable mort
A-t-elle d’un pécheur fixé le triste sort ?


Sur un trône élevé qu’entourent ses ministres,
Démons aux yeux de flamme, aux sourires sinistres,
Lucifer tient conseil. Contre le roi du ciel
Il décoche, jaloux, des traits remplis de fiel.
Son esprit infernal ne reste pas inerte :
Il a l’espoir encor de consommer ta perte,
Hardi navigateur qu’au lointain Canada,
Malgré mille dangers, l’Ange de Dieu guida.

― «Nobles amis, dit-il, n’êtes-vous plus les mêmes ?
Que le ciel et la terre entendent vos blasphèmes !
Êtes-vous sans courage en face des revers ?
Avez-vous peur de Dieu ? N’êtes-vous plus pervers ?
Le protégé du ciel a traversé les ondes.
Il veut changer nos bois en des plaines fécondes.
Satisfait, l’Ennemi festoie au fond des cieux,
Et ses adulateurs l’appellent glorieux.

« Mais tout n’est pas fini. Courage, amis, courage !
Cartier a malgré nous abordé cette plage,
Qu’ils y restent toujours, lui, ses marins aussi !
Qu’elle soit leur sépulcre ! Et nous verrons ainsi
Où seront les plus forts et qui se fera gloire
D’avoir su remporter la dernière victoire ?


« Voici qu’approche enfin la saison des frimas.
L’hiver, si rigoureux dans nos lointains climats,
Va, pendant bien longtemps, sous la neige entassée,
Ensevelir le fleuve et la terre glacée ;
Les serviteurs de Dieu voudront partir en vain ;
Ils ne retrouveront, pour s’enfuir, nul chemin.
Leurs barques, sans agrès, resteront sur la grève.
Alors, ô mes amis, point de paix ! point de trêve !
Soyons actifs, rusés ; soyons audacieux.
Glorifions l’enfer ! Humilions les cieux !

« Éveillons du sauvage et la haine et l’envie.
Craignant d’être captif sur sa terre asservie,
Qu’il attache au bûcher les pieux matelots,
Ou leur perce le cœur de ses longs javelots !
Qu’avec les froids hivers d’étranges maladies
Achèvent d’épuiser leurs âmes engourdies,
Et qu’ils succombent tous au fond des vastes bois,
Regrettant leur pays, maudissant leurs exploits. »

Ainsi parla Satan. Les démons applaudirent.
Or, parmi les damnés, plusieurs les entendirent,
Ces insolents discours de leur orgueilleux roi.
Ils n’applaudirent pas, mais frémirent d’effroi.


Un vent s’est élevé qui souffle de l’aurore.
Aux rayons du couchant un nuage se dore.
Comme un flocon de laine il roule mollement,
Et sème de lambeaux l’azur du firmament.
L’oiseau, las des clartés, s’envole à son nid sombre,
Et sur le fleuve clair flottent des taches d’ombre.

On voit venir, là-bas, un élégant bateau
Qui rase, en se berçant, le pied d’un vert coteau.
Pour le conduire brille une étoile bénie.
Sa course sur les mers sera bientôt finie.
Les arbres, balancés comme par un doux vent,
Ont incliné vers lui leur feuillage mouvant.
Mille petits oiseaux à l’éclatant plumage,
Ont, pour le saluer repris leur gai ramage.
Émus, les Indiens, dans leurs frêles canots,
Pour le voir de plus près ont défié les flots.
Vogue, bateau sacré !
                         Tour à tour il approche
D’un large banc de sable et d’un écueil de roche,
Où les flots vont se tordre et rejaillir poudreux.
Il entend les échos des rivages ombreux,
Où chaque vert rameau se courbe ou se déploie,
Comme un bras arrondi qu’enveloppe la soie,

Ou comme les grains d’or d’un collier égrené,
Sur un tertre qu’au loin l’érable a couronné.
À la cime d’un cap, à l’ombre des platanes,
Il voit des Indiens les nombreuses cabanes.

Ce vaisseau qui voguait sur le fleuve surpris,
Effleurant tour à tour deux rivages fleuris,
C’était l’Émerillon. Des chants, mélancoliques
Comme le bruit du soir dans les forêts antiques,
Du pont couvert de monde au ciel d’azur montaient.
C’étaient les matelots qui, chaque jour, chantaient
Leurs pénibles ennuis et leurs amours fidèles.
Quand le vent s’apaisait, repliant ses deux ailes,
Comme un énorme oiseau fatigué de voler,
Le bateau s’arrêtait. Et, pour le voir aller,
Quand le vent peu à peu gonflait les voiles blanches,
Les guerriers accouraient de leurs tentes de branches.

Cependant tout à coup le fleuve s’élargit...
Oh ! le lac ravissant ! Quand la bise mugit,
Qu’elle met en lambeaux son grand voile de brume,
On peut le voir brandir ses panaches d’écume ;
Si la brise s’endort, et si le ciel est pur,
C’est un miroir d’argent encadré dans l’azur.


Des îles au front vert du sein des ondes naissent,
Et leurs bords, tour à tour, lentement apparaissent.
De vastes bancs de sable, en dangereux réseaux,
Serpentent quelquefois sous le voile des eaux.
C’est là, sur ce beau lac où tout le ciel se mire,
Que les voiles au vent, s’avance le navire.
Cartier se réjouit du merveilleux succès
Qui va, grâce au Seigneur, couronner ses projets.
Jamais, sous le soleil, si brillante contrée
À ses regards surpris ne s’est encor montrée.

― Mais la barque, soudain, vogue plus lentement.
Les voiles et les mâts s’inclinent lourdement ;
Dans le léger sillon qu’avec peine elle trace,
Le sable, soulevé, remonte à la surface.

Elle touchait. Bientôt, aux ordres superflus
Elle resterait sourde et n’avancerait plus.
L’ancre tombe aussitôt afin que davantage
Sur le banc dangereux le vaisseau ne s’engage.
On allège l’avant. On ferle en même temps
Les voiles qu’enfle encor le souffle des autans.

Sur le fleuve inconnu cependant, dès l’aurore,
Les courageux marins s’avancèrent encore.


Ils longèrent souvent de verdoyants îlots,
Dont les pins orgueilleux et les riants bouleaux
Sur l’onde se penchaient. Et, sous le ciel sauvage,
Ils virent poindre enfin ce superbe rivage
Où se trouvait assis le bourg d’Hochelaga.
Et rapide et léger, le navire vogua.

À l’aspect imprévu du bateau qui s’avance
En déployant sa voile ainsi qu’une aile immense,
Les Indiens en foule accourent sur les bords,
Et laissent tous ensemble éclater leurs transports.
Jamais telle clameur ne fit trembler la rive.
Jamais ces cœurs naïfs d’une joie aussi vive,
Avant ce jour heureux, n’avaient été remplis.
Les oracles sacrés allaient être accomplis.

Un vieux jongleur avait, dans un étrange rêve,
Prédit que de la terre où le soleil se lève,
De blancs guerriers viendraient, avant de longs hivers,
Vaincre de la tribu les ennemis pervers.
Et c’étaient ces guerriers qu’on voyait apparaître !
Leurs fronts larges et blancs les faisaient reconnaître.

Mais le jour disparaît. Au fond du firmament
Les étoiles de feu scintillent doucement,

Comme les cierges saints que le lévite allume.
Sur la plage de sable on voit au loin l’écume
Semer de blancs flocons. Les sauvages, joyeux,
En chantant la victoire allument de grands feux.
Aux valeureux guerriers qu’un Esprit leur envoie,
Ils désirent par là manifester leur joie.

Aussitôt qu’apparaît l’aube du lendemain,
Ils les conduisent tous, par un large chemin,
Au milieu de la plaine où la vaste bourgade
S’élève, toute fière, avec sa palissade.
Et Cartier est ravi de la beauté des lieux
Qui surgissent soudain, comme en rêve, à ses yeux.
Ici, le maïs d’or aux aigrettes de soie,
Sous le souffle du vent légèrement ondoie ;
Là, le chêne orgueilleux, sous le poids de ses glands,
Courbe vers le gazon ses longs rameaux tremblants,
Et les nids réveillés unissent leur ramage.
Le rayon qui descend argente leur plumage,
Et partout les échos redisent des chansons,
Et des roses partout étoilent les buissons.

Du village, soudain, s’ouvre l’unique porte.
Les femmes, les enfants que le plaisir transporte,
S’avancent pêle-mêle au-devant des héros,
Ils tendent sous leurs pas les plus soyeuses peaux.


Ils chantent tous ensemble, un joyeux chant de chasse,
En allant les conduire au milieu de la place,
Où le chef, que déjà l’âge a fait impotent,
Entouré de guerriers, tout ému, les attend.

Le sol est recouvert d’une nouvelle natte,
Et, pendant qu’on redit une agreste sonate,
Vient s’asseoir, radieux, le chef des guerriers blancs.
On immole un chevreuil, et ses membres sanglants
Rôtissent avec bruit sur le feu qui les dore ;
Et les fils du couchant et les fils de l’aurore,
Qu’unit avec mystère un décret du destin,
Partagent sous les bois un fraternel festin.

Cependant le vieux Chef, au milieu de la fête,
Prend le riche bandeau qui couronne sa tête,
Et le met, tout ému, sur le front de Cartier.
― Voici, dit-il, le Chef du pays tout entier.

Touché de l’action de ce noble sauvage,
Cartier lève vers Dieu son radieux visage :

― « Maître du ciel, dit-il, non, non, ce n’est pas moi
Qui dois assujettir ces tribus à ma loi ;


C’est à vous de régner sur des rives si belles,
Et de sauver, Dieu bon, ces peuples infidèles. »

Et, pour que le Seigneur bénisse son dessein,
Il prend le crucifix qu’il portait sur son sein,
Et le suspend au cou du vieillard qu’il embrasse :
― « C’est lui qui doit, dit-il, dominer sur ta race. »
Et le Chef indien, fier de cette faveur,
Presse, respectueux, la croix contre son cœur.

Près du bourg, cependant, dominant la campagne,
Petite, aux gais contours, s’élève une montagne,
Dont un bois odorant couronne le sommet.
Le gazon des sentiers est doux comme un duvet
Et les oiseaux ont là des demeures tranquilles.
Désignés par le Chef, quelques guerriers agiles
Y conduisent Cartier et ses nobles marins.

Là, du haut de ce mont, un pays sans confins
Aux regards du héros tout à coup se déroule,
Et parmi les forêts toujours le fleuve coule.
Il coule et parfois chante en berçant des flots bleus ;
Et parfois il s’irrite ; et plus impétueux,
Il heurte, en écumant, un rocher qui ruisselle,
Puis, jette vers les cieux une plainte nouvelle.


Partout des bois épais, partout un sol fécond,
Qui reposent encor dans un calme profond.
À l’aspect enchanteur de ces lieux qu’il domine
Cartier se sent rempli d’une ivresse divine :

« Ô ma France, dit-il, ces pays sont à toi !
Fais-y bénir le ciel et respecter ta loi ! »