Redgauntlet/Introduction

Redgauntlet. Histoire du XVIIIe siècle
Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume XXp. 5-15).


INTRODUCTION
MISE EN TÊTE DE LA PREMIÈRE ÉDITION D’ÉDIMBOURG.




L’enthousiasme jacobite qui se manifesta en Écosse dans le dix-huitième siècle, et surtout pendant la révolte de 1745, fournit aux compositions romanesques le plus beau sujet qu’il soit possible d’emprunter à la réalité de l’histoire. La génération existante se rappelle aujourd’hui cette guerre civile et ses incidents les plus remarquables sans cette irritation d’esprit qui, d’ordinaire, suit les dissensions intestines. Les Highlanders[1], qui formaient la principale force de l’armée de Charles-Édouard, descendaient d’une race antique et fière, se distinguant par des mœurs spéciales en temps de paix comme en temps de guerre, d’une bravoure chevaleresque, et d’un caractère plus tourné à la poésie du roman qu’à la prose de la vie réelle. Un prince jeune, vaillant, patient dans les fatigues, et méprisant le danger, faisant à pied, à la tête de son armée, les marches les plus pénibles, gagnant trois batailles sur des forces régulières, un tel prince devait maîtriser ces imaginations ardentes, et entraîner ces esprits jeunes et enthousiastes dans une entreprise à laquelle leur raison ne pouvait néanmoins applaudir.

Ce prince aventureux fut de ces hommes qui se distinguent pendant une éclatante et unique période de leur vie, semblables à ces météores qui passent et qui n’étonnent pas moins les hommes par la brièveté de leur apparition que par la vivacité de leur éclat. Une profonde obscurité couvrit le reste de la vie d’un homme qui, dans sa jeunesse, s’était montré capable de grandes choses ; et, sans vouloir prendre la tâche pénible d’être son historien, nous pouvons dire que les habitudes et la conduite de ce malheureux prince, sur la fin de sa carrière, montrent un cœur brisé par la douleur, qui cherche, dans de honteux plaisirs, un refuge contre ses propres pensées.

Il se passa néanmoins beaucoup de temps avant que Charles-Édouard parût, ou peut-être même fût en effet aussi déchu de son premier caractère ; il jouit pendant un certain intervalle de la gloire qu’il avait obtenue dans sa périlleuse tentative. Ceux qui purent voir dans sa conduite postérieure une froide insensibilité pour la détresse de ses compagnons, jointe à ce soin égoïste de ses propres intérêts, que l’on a souvent reproché à la famille des Stuarts, et qui est la conséquence naturelle des principes du droit divin dans lesquels cette famille fut élevée, ceux-là sont aujourd’hui généralement regardés comme des gens mécontents et aigris, qui, se trouvant enveloppés dans la ruine d’une cause perdue, se livrèrent contre leur chef à des reproches qu’il ne méritait pas. Mais ces reproches furent rares parmi ceux de ses compagnons qui, si l’ingratitude du prince eût été réelle, auraient eu le plus de droit de s’en plaindre. Loin de là, la plupart de ces infortunés gentilshommes souffrirent avec une patience pleine de dignité : ils se montrèrent ou trop fiers pour se souvenir des mauvais traitements qu’ils recevaient du prince, ou trop prudents pour ne pas sentir que leurs doléances eussent trouvé peu de sympathie. On peut ajouter que la plus grande partie des jacobites bannis, et surtout les plus distingués d’entre eux, furent peu à portée de sentir l’influence du caractère et de la conduite du prince.

Cependant l’insurrection de 1745-1746 n’avait été qu’une petite partie de l’immense conspiration jacobite, une action de détail engagée par cela seul que le plan général avait échoué. L’ensemble des opérations fut repris par les jacobites d’Angleterre, qui avaient conservé leurs forces en évitant de les compromettre dans une bataille. L’effet surprenant obtenu avec si peu de ressources en 1745-1746, leur donna l’espoir de remporter des succès plus importants, quand l’intérêt de tous les Anglais qui refusaient le serment à la royauté nouvelle, intérêt identifié avec celui d’une grande partie des gentilshommes propriétaires, pousserait enfin à l’accomplissement de ce qui avait été entrepris d’une manière chevaleresque par quelques chefs des Highlands.

Il est probable que les jacobites ne furent pas capables de voir que la très-petite échelle sur laquelle ils avaient combiné leurs efforts, était en grande partie la cause d’un succès aussi inattendu. La diligence remarquable qui signala la marche des insurgés, leur bonne discipline, l’union et l’unanimité même qui régnèrent pendant quelque temps dans leurs conseils, ils ne durent tout cela qu’à leur petit nombre. Malgré la défaite de Charles-Édouard, les non-assermentés continuèrent long-temps à nourrir des projets de révolte, et à porter, le verre en main, des toasts séditieux, jusqu’à ce que l’âge se fût appesanti sur eux. Une autre génération s’éleva qui ne partageait pas les sentiments de l’ancienne ; et à la fin, les dernières étincelles du mécontentement qui avaient long-temps couvé sous la cendre, mais qui jamais n’avaient été assez ardentes pour éclater en flammes soudaines, s’éteignirent tout-à-fait. Mais, à proportion que l’enthousiasme politique mourait chez les hommes d’un tempérament ordinaire, il s’exaltait davantage chez ceux dont l’imagination était plus vive ou la tête plus faible, et c’est ce qui précipita ces derniers dans des desseins extravagants et désespérés.

Ainsi, dit-on, un jeune Écossais de bonne famille conçut le projet insensé de surprendre le palais de Saint-James, et d’assassiner la famille royale.

Tandis que ces conspirations folles et désespérées se tramaient parmi les jacobites les plus obstinés, il n’est point douteux que d’autres complots auraient produit de réels attentats, s’il n’eût pas convenu à la politique de sir Robert Walpole de prévenir les conspirateurs dans leurs projets, ou de les rendre incapables de les mettre à exécution, plutôt que de laisser éclater publiquement un danger dont on aurait exagéré l’étendue.

Une seule fois il s’écarta de cette ligne de conduite prudente et humaine, et l’événement sembla confirmer la sagesse de sa politique générale. Le docteur Archibald Caméron, frère du célèbre Donald Caméron de Lochiel, compromis dans la révolte de 1745, fut trouvé, par un détachement de soldats, caché avec un autre conspirateur dans les retraites sauvages de Loch Katrine, cinq ou six ans après la bataille de Culloden, et tous deux furent arrêtés. Il y avait dans l’affaire du docteur des circonstances bien connues du public, qui lui attiraient la compassion, et qui donnaient aux poursuites judiciaires dirigées contre lui une apparence de froide vengeance de la part du gouvernement : l’argument qui suit fut émis en sa faveur par un zélé jacobite, et fut regardé comme concluant par le docteur Johnson et d’autres personnages dont on ne pouvait soupçonner l’impartialité. Quoique engagé dans la révolte, le docteur Caméron n’avait jamais porté les armes, et il s’était servi de son talent médical pour soulager les blessés des deux partis. On n’assignait à son retour en Écosse d’autre motif que des affaires de famille. Sa conduite à la barre du tribunal fut décente, ferme et respectueuse. Sa femme se jeta elle-même, en trois occasions différentes, aux pieds de Georges II et des membres de la famille royale, et trois fois elle fut rudement repoussée de leur présence ; enfin, dit-on, elle fut mise en prison avec son mari, et traitée avec une extrême rigueur.

Finalement, le docteur Caméron fut exécuté suivant toute la sévérité de la loi, et sa mort resta dans la croyance du peuple comme une tache de sang sur la mémoire de Georges II ; elle fut presque publiquement imputée à la haine personnelle et méprisable que le monarque portait à Donald Caméron de Lochiel, l’héroïque frère de la victime.

Cependant, quelle que soit la cause politique ou autre à laquelle on rapporte l’exécution d’Archibald Caméron, on peut certainement prouver que les ministres du roi agirent en cette occasion par des raisons d’une nature publique. L’infortunée victime n’était pas venue parmi les Highlands seulement pour ses affaires privées, comme on le pensait généralement. Mais le ministère anglais ne jugea pas prudent de divulguer qu’il y était allé prendre des informations sur ce qu’était devenue une somme d’argent considérable, envoyée de France pour les amis de la famille exilée. Il était aussi chargé de s’entendre avec le célèbre M’Pherson de Cluny, chef du clan Yourich, que le Chevalier avait laissé en Écosse, à son départ de ce pays en 1746, et qui y resta pendant dix ans de proscription et de dangers, errant d’asile en asile dans les montagnes, et servant de centre à une correspondance suivie entre Charles et ses amis. Que le docteur Caméron ait été chargé d’aider ce chef à rassembler les étincelles dispersées du mécontentement, c’est une conjecture qui paraît assez naturelle, et qui, vu ses principes politiques, ne peut être déshonorante pour sa mémoire. Mais on ne doit pas blâmer Georges II de ne pas avoir suspendu l’exécution des lois à l’égard d’un homme qui cherchait à les renverser. Ayant perdu cette hasardeuse partie, le docteur la paya d’un prix qu’il devait avoir calculé. Les ministres pensèrent pourtant que l’on devait taire les nouveaux plans du docteur Caméron, de peur d’indiquer, en les divulguant, le canal, bien connu de nos jours, par lequel ils étaient informés de tous les desseins de Charles-Édouard. Néanmoins il fut également imprudent et peu généreux de sacrifier le caractère personnel du roi à la politique de l’administration. On eût atteint les deux buts à la fois, en épargnant la vie du docteur Caméron après son jugement, et en bornant sa punition à un exil perpétuel.

Ces complots jacobites se succédaient les uns aux autres comme les bouillons d’une fontaine ; et le Chevalier jugea l’un d’eux assez important pour se risquer lui-même dans la périlleuse enceinte de la capitale britannique. C’est ce que l’on voit dans les anecdotes du temps du docteur King.

« Septembre 1750. — Je reçus un billet de lady Primrose, qui exprimait le désir de me voir à l’instant. Aussitôt que je fus chez elle, elle me conduisit dans son cabinet de toilette, et me présenta à… (au Chevalier sans doute) ; si je fus surpris de le trouver là, je le fus encore bien plus en apprenant les motifs qui lui avaient fait hasarder un voyage en Angleterre, dans les circonstances actuelles. L’impatience de ses amis qui l’entouraient dans l’exil leur avait suggéré un plan impraticable ; et quand même ce plan eût présenté quelque chance de réussite, les préparatifs pour le mettre à exécution n’étaient pas même commencés. Il fut bientôt convaincu qu’il s’était fait illusion ; et, après un séjour à Londres de cinq jours seulement, il retourna au lieu d’où il était venu. » Le docteur King était, en 1750, un zélé jacobite, comme on peut l’inférer de l’entrevue que le prince voulut avoir avec lui dans cette circonstance, ainsi que de sa qualité de correspondant du Chevalier. Lui, et quelques autres hommes de sens et d’observation, commencèrent à désespérer de faire leur fortune dans le parti qu’ils avaient choisi. Certes, il n’était pas sans dangers ; car, pendant la visite même dont nous venons de parler, un des domestiques du docteur King remarqua la ressemblance de l’étranger avec le buste bien connu du prince Charles.

Nous laisserons raconter au docteur King lui-même la circonstance qui lui fit rompre ses engagements avec les Stuarts : « Quand il (Charles-Édouard) était en Écosse, il avait une maîtresse nommée Walkinshaw, dont la sœur était dans ce temps femme de charge à Leicester House, poste qu’elle occupe encore aujourd’hui. Quelques années après qu’il eut été relâché de sa prison, et conduit hors de France, il envoya chercher cette jeune fille, qui prit bientôt un tel ascendant sur lui, qu’elle connaissait tous ses projets, et qu’il lui communiquait sa correspondance secrète. Aussitôt que cela fut connu en Angleterre, toutes les personnes de distinction qui lui étaient attachées furent grandement alarmées : elles pensaient que cette femme dissolue avait été placée dans la maison du prince par les ministres anglais ; et, vu la position de sa sœur, leurs soupçons ne paraissaient pas sans fondements. Elles dépêchèrent donc un gentilhomme à Paris, où le prince était alors, et dont les instructions étaient d’insister pour qu’il éloignât pendant quelque temps mistress Walkinshaw, en la mettant dans un couvent. Mais son amant se refusa absolument à cette demande. M. M’Namara, le gentilhomme qui lui avait été envoyé, usa toute son éloquence à l’engager à se séparer de sa maîtresse. Les meilleures raisons et tout l’art de la persuasion échouèrent contre l’obstination du Chevalier. D’après ses instructions, M. M’Namara alla même jusqu’à lui déclarer que, s’il se refusait à ce qu’on demandait de lui, les plus puissants de ses amis d’Angleterre interrompraient immédiatement toute correspondance avec lui, ce qui entraînerait infailliblement la ruine complète de sa cause ; bien que, cela mis à part, cette cause fît tous les jours des progrès. Mais le prince fut inflexible, et toutes les prières et toutes les sollicitations de M. M’Namara furent sans effet. M. M’Namara resta à Paris quelques jours de plus qu’il ne lui était prescrit, cherchant à ramener le prince à de meilleurs sentiments ; mais, le trouvant obstiné à persévérer dans sa première réponse, il prit congé de lui, triste et indigné, et lui dit en sortant, « Qu’a fait votre famille Sire, pour que la vengeance du Ciel la poursuive ainsi dans tous ses membres, et pendant tant d’années ? » Il est digne de remarque que, dans le dernier entretien que M. M’Namara eut avec le prince, celui-ci déclara que ce n’était ni une violente passion, ni aucune considération particulière qui l’attachait à mistress Walkinshaw, et qu’il pourrait la voir s’éloigner de lui sans éprouver de chagrin, mais qu’il ne voulait recevoir de qui que ce fût un conseil relatif à sa conduite privée. Quand M. M’Namara fut de retour à Londres, et qu’il donna la réponse du prince aux personnes qui l’avaient envoyé, elles restèrent muettes d’étonnement. Cependant elles résolurent promptement ce qu’elles avaient à faire pour l’avenir, et se déterminèrent à ne pas servir plus long-temps un homme à qui on ne pouvait persuader de se servir lui-même, et qui aimait mieux mettre en danger la vie de ses meilleurs et plus fidèles amis, que de se séparer d’une femme de mauvaises mœurs, qu’il disait souvent n’aimer ni estimer. »

On voit clairement par cette anecdote, dont on ne peut mettre en doute la vérité, quel fut le principal défaut de Charles-Édouard. C’était une haute opinion de sa propre importance, et l’entêtement le plus obstiné à persévérer dans ce qu’il avait une fois résolu, qualités qui, s’il eût réussi dans sa tentative hardie, ne laissaient guère espérer à la nation qu’il se fût affranchi de l’amour des prérogatives ou du désir du pouvoir arbitraire, qui caractérisaient son malheureux grand-père. Il montra d’une manière frappante combien ce trait de son caractère était profond, quand, sans que l’on puisse y assigner un motif raisonnable, il mit sa volonté seule en opposition avec les nécessités politiques qui dominaient la France. Dans le dessein d’obtenir une paix indispensable au royaume, cette puissance fut réduite à céder aux demandes de la Grande-Bretagne, et de faire défense à Charles-Édouard de demeurer dans aucune partie des possessions françaises. Ce fut en vain que le gouvernement français s’efforça de pallier cette disgrâce par les offres les plus flatteuses, dans l’espoir que le prince éviterait de lui-même ce qu’elle avait de plus pénible, en quittant le royaume de sa pleine volonté. Il devait voir en effet que si, comme il était probable, on appuyait par la force la décision des puissances, il ne lui resterait aucun moyen d’y résister. Malgré ces considérations, guidé par cet esprit héréditaire d’obstination, Charles préféra une résistance inutile à une soumission pleine de dignité ; et, par ses vaines bravades, il mit la cour de France dans la nécessité de faire arrêter son ancien allié, et de l’envoyer à la Bastille. Elle le fit ensuite conduire hors du royaume, de la même manière qu’un coupable est conduit au lieu de sa destination.

Outre ces preuves d’un caractère opiniâtre, le docteur King ajouta qu’il avait d’autres défauts qui s’accordaient moins avec la noblesse de sa naissance et la hauteur de ses prétentions. Cet auteur dit qu’il était tellement avare, ou parcimonieux du moins, qu’il avait la bassesse de refuser des secours, même quand les moyens ne lui manquaient pas, à ceux qui avaient perdu leur fortune pour lui, et qui avaient tout sacrifié pour appuyer sa malheureuse entreprise[2]. Ce n’est cependant pas sans défiance que nous devons admettre ce que dit le docteur King sur ce sujet, si nous nous souvenons que lui-même avait quitté, pour ne pas dire déserté, le drapeau du prince, et qu’en conséquence il était peu propre à juger impartialement ses vertus et ses défauts. Nous devons nous rappeler aussi que si le prince exilé donna peu, c’est qu’il avait peu à donner ; surtout quand on considère jusqu’à quelle époque avancée de sa vie il nourrit le projet d’une seconde expédition en Écosse, entreprise pour laquelle il tâcha long-temps d’amasser l’argent nécessaire.

On accordera aussi que la position de Charles-Édouard était difficile. Il avait à satisfaire un grand nombre de personnes qui, ayant tout perdu en soutenant sa cause, voyaient encore dans sa ruine celle de toutes les espérances qu’elles avaient considérées comme des certitudes. Quelques-unes d’elles furent peut-être pressantes dans leurs sollicitations, et, en tout cas, mécontentes de n’avoir point réussi. Sous d’autres points de vue, la conduite du Chevalier pouvait donner lieu à supposer qu’il était insensible aux souffrances de ces dévoués compagnons. D’abord, comme toute sa famille élevée dans la pure théorie d’obéissance passive et de non-résistance, il admettait cette théorie qu’il avait sucée avec le lait, et qui, on peut le dire, n’a rien de généreux. Si ce malheureux prince accorda une foi aveugle aux hommes d’État qui professaient de pareils principes, comme toute sa conduite tend à le prouver, ils doivent l’avoir amené à cette conséquence naturelle, quoique odieuse, que les services d’un sujet, à quelque degré de malheur qu’ils l’aient entraîné, ne font contracter à son souverain aucune dette envers lui : un tel homme n’a pas d’autre mérite que celui d’avoir fait son devoir ; il n’a aucun titre à une plus grande récompense que celle qui convient au prince de lui accorder, aucun droit de regarder son souverain comme son débiteur. En déduisant rigoureusement les conséquences des principes jacobistes, ils conduisaient inévitablement à cette froide et égoïste manière de raisonner de la part du souverain. Quelle que soit notre compassion naturelle pour de royales infortunes, nous ne pouvons affirmer que Charles ne se servît pas de ces raisonnements, comme d’une espèce d’opium, pour endormir ses sympathies en face de la misère de ses compagnons, tandis qu’il avait des ressources, bornées, il est vrai, à l’aide desquelles il eût pu leur apporter plus de soulagements qu’il ne leur en accorda. L’histoire de sa vie, après qu’il eut quitté la France, est courte et triste à raconter. Pendant quelque temps, il parut fermement convaincu que la Providence, qui l’avait protégé au milieu de tant de hasards, le réservait encore pour quelque occasion éloignée qui le mettrait à même de revendiquer les honneurs dus à sa naissance. Mais les occasions favorables se succédaient sans qu’il en profitât ; et, à la mort de son père, il reçut la preuve que désormais aucune des principales puissances de l’Europe ne s’intéressait à sa querelle. Elles refusèrent de le reconnaître sous le titre de roi d’Angleterre, et il descendit alors à demander à être reconnu comme prince de Galle.

Les discordes de famille vinrent ajouter leurs ennuis au chagrin d’une ambition déçue ; et, quelque humiliante que soit cette circonstance, il est généralement reconnu que l’aventureux, le galant, le brillant Charles-Édouard, ce chef d’une race de valeur antique, dont les vertus chevaleresques sont mortes avec lui, eut recours, dans ces dernières années, aux ignobles habitudes de l’ivresse, dans laquelle les hommes de la plus basse condition cherchent à noyer le souvenir de leurs chagrins et de leurs misères. Dans ces circonstances, cet infortuné prince perdit l’amitié des fidèles compagnons qui s’étaient le plus constamment dévoués à ses malheurs ; et, à part quelques honorables exceptions, il ne fut plus entouré que par des hommes de l’âme la plus basse, sans égard eux-mêmes pour cette dignité que le prince n’était plus capable de maintenir.

C’est un fait à la connaissance de l’auteur, que des individus qui n’avaient ni les titres ni les qualités nécessaires pour une telle distinction, furent présentés à ce malheureux prince dans des moments où il n’était en état de recevoir personne. Ce fut au milieu de ces nuages que s’éteignit à la fin le flambeau qui autrefois brilla sur la Grande-Bretagne avec un si terrible éclat, et qui enfin fut étouffé sous ses propres cendres ; à peine en resta-t-il un souvenir, à peine sa disparition fut-elle remarquée.

Pendant que Charles-Édouard, déçu dans ses projets, consumait ainsi sa vie dans la solitude, le nombre de ceux qui avaient partagé sa mauvaise fortune et ses dangers s’était réduit à une poignée de vétérans, héros d’une histoire terminée. Les lecteurs écossais qui peuvent compter soixante ans, se rappelleront plusieurs personnages respectables du temps de leur jeunesse, qui, comme l’exprime poliment la phrase convenue, avaient été dehors[3]en l’an quarante-cinq. On peut dire qu’après cette époque leurs principes politiques ne firent pas plus de prosélytes que leurs plans de campagne ne causèrent de terreur. Ceux qui tenaient encore à ce parti avaient cessé d’être un sujet de crainte ou un obstacle. Les jacobites étaient regardés dans la société comme des hommes qui avaient prouvé leur sincérité en sacrifiant leurs intérêts à leurs principes ; et, dans la bonne compagnie, on pensait qu’il n’y avait qu’un homme mal élevé qui pût injurier leurs sentiments ou ridiculiser les espèces de compromis par lesquels ils tâchaient de maintenir leur position en face des opinions dominantes. Tel fut, par exemple, le moyen évasif d’un gentilhomme fort riche du Perthshire, qui, lorsqu’on lui lisait les journaux, proposait de désigner le roi et la reine par les lettres initiales de K et Q, comme si en disant le nom entier, cela pouvait impliquer une reconnaissance de l’usurpation de la maison de Hanovre. Georges III, ayant entendu parler de la coutume de ce gentilhomme et de quelques autres particularités qui le distinguaient encore, chargea un député du Perthshire de faire ses compliments au fidèle jacobite, « Non pas, ajouta le bon et respectable prince, les compliments du roi d’Angleterre, mais ceux de l’électeur de Hanovre ; et dites-lui combien je respecte sa fidélité à ses principes. »

Ceux qui se souviennent de ces vieillards conviendront probablement que le temps, qui dans sa marche les a tous moissonnés, a emporté avec eux un trait particulier et frappant des mœurs antiques. Leur amour des temps passés, leurs histoires de batailles sanglantes livrées pour de romantiques querelles, tout cela était cher à l’imagination. Leur petite idolâtrie pour les boucles de cheveux, les portraits, les bagues, les rubans, et autres souvenirs du temps dans lequel ils paraissaient vivre encore, offrait en eux les symptômes d’un enthousiasme intéressant ; et, quoique leurs principes politiques eussent pu devenir dangereux à la dynastie régnante, si ces gentilshommes avaient eu sur la génération d’alors l’autorité de pères, cependant, tels que nous nous les rappelons maintenant, il n’y a point d’hommes sur la terre qui soient plus en état de soutenir le personnage inoffensif des respectables grands-pères.

Ce fut sous l’influence de ces réflexions que fut commencé le roman de Redgauntlet. Mais différentes circonstances, survenues durant la composition de l’ouvrage, conduisirent l’auteur à altérer considérablement son plan, à mesure qu’il avançait dans son travail, et à transporter l’action à l’époque où le chevalier Charles-Édouard, quoique déjà dans l’arrière-saison de la vie, méditait cependant une seconde tentative qui ne pouvait guère réussir plus mal que la première. Nous avons vu, du reste, que le malheureux prince poursuivit cette idée avec espoir et persévérance au moins jusque dans l’année 1753.

1er avril 1832.



  1. Montagnards d’Écosse. a. m.
  2. Le docteur King exprime ainsi ce reproche : « Mais le côté le plus odieux de son caractère est l’amour de l’argent, vice que nul historien, à mon souvenir, n’a imputé à aucun de ses ancêtres, et qui est la marque certaine d’un esprit bas et étroit. Je sais qu’on peut répondre qu’un prince dans l’exil doit être économe. Oui, il doit l’être ; mais, malgré cela, sa bourse doit toujours être ouverte, tant qu’il y a quelque chose dedans, pour subvenir aux besoins de ses amis et de ses adhérents. Le roi Charles II, pendant son exil, aurait tiré de sa poche sa dernière pistole pour la partager avec le plus humble de ses serviteurs. Mais j’ai entendu le Chevalier, ayant deux mille louis d’or dans son coffre-fort, prétendre qu’il était dans la plus grande détresse, et emprunter de l’argent à une dame qui était loin de se trouver dans l’aisance. Ses plus fidèles serviteurs, qui l’avaient servi sans interruption dans toutes les phases de sa mauvaise fortune, furent mal récompensés. » a. m.
  3. C’est-à-dire avaient pris les armes. a. m.