Redgauntlet/Chapitre 18

Redgauntlet. Histoire du XVIIIe siècle
Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume XXp. 394-411).


CHAPITRE XVIII.

SUITE DES AVENTURES DE DARSIE LATIMER.

LE GANT.


« On suppose depuis des siècles, dit la jeune fille, que la maison de Redgauntlet est soumise à un charme qui a rendu vains leur courage, leurs talents, leur ambition et leur sagesse. Les descendants de cette famille font souvent figure dans l’histoire, mais ils ont toujours été dans la position d’hommes luttant à la fois contre vent et marée, se distinguant par les efforts du courage le plus désespéré et par leur persévérance à supporter toutes les fatigues, mais ne pouvant jamais avancer d’un seul pas, malgré leurs vigoureuses tentatives et leur résolution. On prétend expliquer cette fatalité par une légende historique que je pourrai vous raconter dans un moment moins précieux que celui-ci. »

Latimer lui annonça qu’il avait déjà entendu conter la tragique histoire de sir Albérick Redgauntlet.

« Alors, j’ai seulement besoin de vous dire, continua Lilias, que notre père et notre oncle éprouvèrent la rigueur de la sentence portée contre notre famille, dans toute l’étendue du mot. Ils possédaient l’un et l’autre des biens considérables qui s’étaient beaucoup accrus par le mariage de notre père, et tous deux étaient dévoués au service de la malheureuse maison des Stuarts ; mais, comme le supposait du moins notre mère, des considérations de famille auraient empêché son mari de prendre ouvertement part à l’affaire de 1745, si la haute influence que le frère cadet exerçait sur son aîné, par suite de l’énergie plus décidée de son caractère, ne l’eût pas entraîné avec lui dans cette entreprise.

Lors donc que la fatale issue de cette tentative eut coûté la vie à notre père, et obligé son frère à s’expatrier, lady Redgauntlet quitta le nord de l’Angleterre, déterminée à rompre toute liaison avec la famille de feu son mari, particulièrement avec notre oncle qu’elle regardait comme ayant été, par un fol enthousiasme politique, la cause de son veuvage prématuré. Alors aussi elle décida que vous, mon frère, qui étiez encore enfant, et moi qui venais de recevoir le jour, nous serions élevés de manière à chérir un jour la dynastie actuelle. Peut-être se hâta-t-elle trop de prendre cette résolution, — peut-être fut-elle trop timidement jalouse de cacher, s’il était possible, le lieu même où nous demeurions à un parent aussi proche que le frère unique de notre père. Mais il faut l’excuser en songeant à ce qu’elle avait souffert. Regardez, mon frère, » dit-elle en ôtant un de ses gants : « ces cinq marques de sang sur mon bras sont un signe par lequel la mystérieuse nature a empreint sur un enfant qui n’était pas encore né, un souvenir éclatant de la mort violente de son père et des souffrances de sa mère.

— Vous n’étiez donc pas née lorsque mon père mourut ?

— Hélas ! non. Vous-même, vous n’aviez qu’un an. Il ne faut donc pas s’étonner que ma mère, après avoir passé par ces scènes effrayantes, ait conçu des craintes si impérieuses pour le salut de ses enfants, — pour son fils en particulier ; d’autant plus que feu sir Henri son époux avait, en arrangeant les affaires au moment de mourir, confié la garde de la personne de ses enfants, aussi bien que les propriétés qui leur revenaient, indépendamment de celles qui furent comprises dans la confiscation, à son frère Hugues, en qui il mettait une confiance illimitée.

— Mais ma mère n’avait aucune raison de craindre l’exécution d’une pareille clause faite en faveur d’une personne proscrite.

— C’est la vérité ; mais notre oncle pouvait obtenir sa grâce, comme tant d’autres avaient obtenu la leur, et notre mère, qui le haïssait autant qu’elle le redoutait, vivait dans la crainte continuelle de le voir se faire amnistier. Ainsi, cet homme qu’elle regardait comme la cause première de la perte de son mari, serait venu, armé d’une autorité légale, lui arracher ses propres enfants. D’ailleurs, lors même que l’incapacité dont avait été frappé Hugues Redgauntlet subsisterait toujours, elle redoutait l’esprit aventureux de son beau-frère, et se persuadait qu’il essaierait tôt ou tard de s’assurer, par la force et la ruse, cette tutelle que la loi politique lui refusait. D’un autre côté, notre oncle, dont le naturel fier et farouche aurait pu, je pense, s’adoucir si on lui eût témoigné plus de confiance, se révolta contre la conduite méfiante et soupçonneuse que lady Darsie Redgauntlet tenait à son égard. Elle abusait, disait-il, des circonstances malheureuses où il se trouvait placé, pour le priver de son privilège naturel de protéger et d’élever les enfants que la nature et la loi, aussi bien que la volonté de leur père, avaient confiés à ses soins, et il jura solennellement de ne pas se soumettre à une pareille injustice. Ces menaces furent rapportées à lady Redgauntlet, et ne servirent qu’à augmenter des inquiétudes trop bien fondées. Un jour que vous et moi, enfants alors âgés de deux ou trois ans, nous jouions ensemble dans un verger enclos de murs, adjacent à la demeure de notre mère qui s’était établie momentanément dans le Devonshire, mon oncle escalada subitement la muraille avec plusieurs hommes, et moi je fus prise et emportée dans une barque qui les attendait. Cependant ma mère était accourue à votre secours, et comme elle vous retenait de toutes ses forces, mon oncle ne put, comme il me l’avoua depuis, s’emparer de votre personne. Pour y parvenir, il lui aurait fallu employer contre la veuve de son frère une violence indigne d’un homme, et il en était incapable. Comme les cris de ma mère commençaient à rassembler du monde, il se retira en lançant sur vous et sur elle un de ces terribles regards qui restent, dit-on, dans notre famille, comme un legs fatal de notre aïeul sir Albérick.

— J’ai un souvenir vague de l’espèce de lutte dont vous parlez ; et je crois que mon oncles lui-même, puisqu’il est mon oncle, m’a rappelé cette circonstance dans une occasion récente. Je puis maintenant m’expliquer la retraite absolue où vivait ma pauvre mère, — ses larmes abondantes, — ses accès de frayeur subite, et sa mélancolie profonde et continuelle. Pauvre mère ! quel sort fut le sien et comme elle dut être inquiète lorsqu’elle vit approcher le terme de ses jours !

— Ce fut alors qu’elle prit toutes les précautions que la crainte put lui suggérer, pour dérober à l’homme qu’elle redoutait jusqu’à la connaissance même de votre existence. Bien plus, elle résolut de vous maintenir dans l’ignorance de votre propre destinée ; car elle craignait, comme elle l’avoua bien des fois, dit-on, que le sang des Redgauntlet, véritable feu liquide, ne vous poussât à unir votre fortune à celle de votre oncle, qui était bien connu pour mener encore des intrigues politiques que presque tout le monde regardait comme désespérées. D’ailleurs, le gouvernement montrait chaque année plus d’indulgence à l’égard des jacobites qui restaient, et alors il pourrait rentrer, par ce moyen, dans ses droits de tuteur légal. L’un ou l’autre de ces événements était, suivant elle, la route directe qui devait vous conduire à votre perte.

— Je m’étonne qu’elle n’ait pas réclamé pour moi la protection de la chancellerie[1], ou qu’elle ne m’ait pas confié aux soins d’un ami puissant.

— Elle était presque brouillée avec toute sa famille, à cause de son mariage avec notre père, et se flattait de mieux vous dérober par des mesures secrètes aux manœuvres de votre oncle, que par toute la protection que les lois lui offraient. Peut-être sa conduite ne fut-elle pas sage : elle était assez naturelle du moins, pour une femme que tant d’infortunes et de frayeurs avaient rendue irritable à l’excès. Samuel Griffiths, banquier célèbre, et un digne ecclésiastique aujourd’hui mort, furent, je pense, les seules personnes à qui elle confia l’exécution de ses dernières volontés ; et mon oncle croit qu’elle leur fit jurer à tous deux d’observer le plus profond secret sur votre naissance et vos prétentions, jusqu’à ce que vous eussiez atteint l’âge de votre majorité, et, en attendant, de vous élever dans l’ombre autant que possible.

— Et je ne doute pas que, grâce à mon changement de nom et de demeure, ils n’eussent parfaitement réussi, sans l’accident heureux ou malheureux, je ne sais comment l’appeler, — qui m’amena à Brokenburn, et me mit en contact avec M. Redgauntlet. Je vois aussi pourquoi on m’engageait à ne point visiter l’Angleterre, car c’était en Angleterre…

— En Angleterre seulement, si je ne me trompe, les droits de votre oncle à la garde de votre personne auraient pu être valides, au cas où il serait rentré dans la jouissance de ses droits civils, soit par l’indulgence du gouvernement, soit par une révolution politique. En Écosse, où vous ne possédez aucun bien, son autorité aurait pu lui être contestée, et des mesures eussent été prises pour vous assurer la protection des lois. Mais, je vous en prie, ne regardez pas comme malheureuse votre visite à Brokenburn ; — j’ai confiance que les suites en seront des plus agréables, car ne nous ont-elles pas rapprochés déjà l’un de l’autre ? »

En parlant ainsi, elle tendit la main à son frère, qui la pressa avec une chaleur bien différente de la manière dont il l’avait prise pour la première fois le matin. Il y eut alors un moment de silence, car les cœurs de l’un et de l’autre étaient remplis d’un vif sentiment d’affection naturelle, auquel des circonstances les avaient jusque-là rendus étrangers.

Enfin, Latimer rompit le silence : « Je suis honteux, dit-il, ma chère Lilias, de vous avoir laissée parler si long-temps sur des matières qui n’intéressent que moi seul, tandis que j’ignore toujours votre histoire et votre situation présente.

— La première n’est pas des plus intéressantes, et la seconde n’est ni très-sûre ni très-agréable ; mais à présent, mon cher frère, j’aurai l’inestimable avantage de votre protection et de votre tendresse ; et si seulement j’étais sûre que nous pussions résister à la crise formidable qui approche, j’aurais peu de crainte pour l’avenir.

— Apprenez-moi donc ce dont il s’agit pour le moment, et comptez sur tous mes efforts pour votre défense et pour la mienne. Quelle raison peut avoir mon oncle pour désirer me retenir prisonnier ? — Si c’est par pure opposition à la volonté de ma mère, elle n’existe plus depuis long-temps ; et je ne vois pas pourquoi il voudrait se donner tant de peine et courir tant de risques pour résister à la volonté libre d’un pupille à qui peu de mois donneront le privilège d’agir à son gré, sans qu’il ait le moindre droit de s’y opposer.

— Mon cher Arthur, car ce nom vous appartient en propre, aussi bien que celui de Darsie, — un des traits principaux du caractère de mon oncle, c’est qu’il a toujours employé l’énergie d’une âme puissante au service de la famille exilée des Stuarts. La mort de son frère et la dilapidation de sa propre fortune n’ont fait qu’ajouter à son zèle héréditaire pour cette maison une haine profonde et presque personnelle contre la famille qui règne aujourd’hui. C’est, en un mot, un enthousiaste politique du genre le plus dangereux, et il marche à l’accomplissement de ses projets avec autant de confiance que s’il se sentait l’Atlas capable à lui seul de soutenir une cause presque perdue.

— Où, et comment, ma chère Lilias, élevée sans doute sous ses auspices, avez-vous appris à considérer de pareils sujets sous un point de vue différent ?

— Par un hasard singulier, dans le couvent où mon oncle me plaça. Quoique l’abbesse fût une personne exactement suivant son cœur, mon éducation, comme pensionnaire, était confiée à une excellente vieille mère qui avait adopté les principes des jansénistes, avec une tendance encore plus prononcée peut-être vers les doctrines réformées que vers celles de Port-Royal. Le secret et le mystère avec lesquels ces principes m’étaient inculqués leur donnaient plus de charmes à mon jeune esprit ; et je les embrassai d’autant plus avidement, qu’ils étaient en opposition directe avec les doctrines de l’abbesse, et je haïssais tellement celle-ci pour sa sévérité, que je trouvais un plaisir enfantin à mettre sa vigilance en défaut, et à contredire dans le fond de mon âme tout ce que j’étais obligée en public d’écouter avec respect. La liberté des opinions religieuses amène, je pense, la liberté des croyances politiques ; car je n’eus pas plus tôt renoncé à l’infaillibilité du pape, que je commençai à mettre en doute la doctrine des droits héréditaires et imprescriptibles. Bref, quelque étrange que la chose puisse paraître, je sortis d’un couvent de Paris non pas tout à fait whig et protestante, mais avec autant d’inclination à le devenir que si j’avais été élevée comme vous à portée d’entendre le son presbytérien du carillon de Saint-Gilles[2].

— Davantage peut-être, car plus on est près de l’Église… mais ce proverbe est bien vieux. Et comment vos opinions libérales se sont-elles accordées avec les préjugés tout contraires de mon oncle ?

— Elles se seraient accordées comme le feu et l’eau, si j’avais laissé voir mes opinions ; mais comme c’eût été m’exposer à des reproches ou à des insultes continuelles, et même à pis encore, j’ai pris grand soin de garder mon secret : de sorte que des censures pour ma froideur à l’égard de la bonne cause, étaient les pires désagréments que j’eusse à subir, et ils étaient bien suffisants.

— J’applaudis à votre prudence.

— Vous avez raison ; mais mon oncle me donna un si terrible échantillon de son caractère décidé, avant même que nous eussions fait connaissance pendant une semaine, que je compris bien quel risque je courrais en contredisant son humeur. Je vais vous conter la chose, car elle vous apprendra mieux à apprécier la nature romanesque et déterminée de son caractère, que tout ce qu’il me serait possible de vous dire sur sa témérité et son enthousiasme.

« J’avais été pendant de longues années au couvent. — Je fus à ma sortie placée chez une vieille dame écossaise de haut rang, fille d’un infortuné dont la tête avait été accrochée, en 1715, à Temple-Bar[3]. Elle vivait d’une petite rente que lui faisait la cour de France, et des gratifications que lui accordaient les Stuarts : la pension que je lui payais chaque année augmentait d’une manière satisfaisante son petit revenu. Elle n’était ni méchante ni très-avare ; — elle s’abstenait de me battre, et ne me laissait pas mourir de faim. — Mais elle était si complètement esclave du rang et des préjugés, si profondément versée dans la généalogie, et si amèrement aigrie dans ses opinions sur l’Angleterre, que je pensais parfois que les Hanovriens qui avaient assassiné son pauvre père, comme elle avait coutume de me dire, avaient eu grand tort de laisser sa pauvre chère fille sur la terre des vivants. Je fus donc charmée lorsque mon oncle arriva subitement, et annonça son intention de m’emmener en Angleterre. Ma joie extravagante, à l’idée de quitter lady Rachel Rougedragon, fut un peu abattue quand j’observai l’air mélancolique, les manières hautaines et le ton impérieux de mon proche parent ; il causa pourtant avec moi le long du chemin, plus qu’on ne l’aurait attendu de son caractère taciturne, et il parut vouloir sonder mes dispositions naturelles, et surtout mon courage. Or, quoique je sois une Redgauntlet apprivoisée, néanmoins je conserve encore assez de l’esprit propre à notre famille, pour rester aussi calme dans le danger qu’aucune personne de mon sexe ; et en deux occasions pendant le cours de notre voyage (une fois nous faillîmes être attaqués par des bandits, et l’autre, notre voiture versa), j’eus le bonheur de me conduire de manière à donner à mon oncle une idée très-favorable de mon intrépidité : cette circonstance l’encouragea sans doute à mettre à exécution le singulier dessein qu’il méditait.

Avant d’arriver à Londres, nous changeâmes de voiture plus d’une fois, et nous prîmes bien des routes différentes pour approcher de cette capitale. Alors, comme un lièvre qui redouble de vitesse à mesure qu’il approche davantage du trou dans lequel il court se blottir, et qui enfin s’y précipite en faisant le plus grand saut qu’il lui est possible de faire, nous avançâmes à marches forcées, et nous prîmes un logement obscur dans la vieille petite rue de Westminster, non loin de l’abbaye.

Le matin du jour où nous arrivâmes, mon oncle sortit, et ne revint pas de quelques heures. En attendant, je n’eus d’autre occupation que d’écouter les différents bruits qui se succédaient les uns aux autres, ou qui régnaient en confusion tous ensemble pendant cette matinée. J’avais cru que Paris était la plus bruyante capitale du monde ; mais Paris, comparé à Londres, était plongé dans un silence de mort. Le canon tonnait de loin et de près ; — les tambours, les trompettes, les musiques militaires sonnaient, retentissaient et perçaient les nuages presque sans interruption ; pour achever le concert, les cloches étaient en branle continuel dans une centaine de clochers ; on entendait de temps à autre les acclamations d’une immense multitude, semblables au mugissement d’une mer orageuse, et tout cela sans qu’il me fût possible de concevoir le moins du monde ce qui se passait, les fenêtres de notre appartement donnant sur une cour de derrière, qui paraissait totalement abandonnée. Ma curiosité devint extrême, car je fus enfin persuadée qu’il fallait qu’on célébrât quelque grande fête, pour causer un vacarme si continuel.

Mon oncle arriva enfin, et avec lui un homme d’un extérieur vraiment hideux. Je n’ai pas besoin de vous le décrire ; car, — ne tournez pas la tête, — il est derrière nous en ce moment.

— Ce respectable personnage était M. Cristal Nixon sans doute ?

— Lui-même : ne faites aucun geste qui puisse indiquer que nous parlons de lui. »

Darsie montra d’un signe qu’il la comprenait, et sa sœur continua son récit.

Ils étaient tous deux splendidement habillés, et mon oncle, prenant un paquet que portait Nixon, me dit : « Lilias, je vais vous mener voir une grande cérémonie ; — couvrez-vous aussi vite que possible du vêtement que vous trouverez dans ce paquet ; et préparez-vous à m’accompagner. » J’y trouvai un habillement de femme, splendide et élégant, mais coupé d’après une mode quelque peu antique. Ce peut être celle d’Angleterre, pensai-je, et courant me renfermer dans ma chambre, pleine de curiosité, je m’habillai à la hâte.

Quand j’eus fini, mon oncle m’examina avec attention. — Elle pourra passer pour une des jeunes filles qui jettent des fleurs, » dit-il à Nixon, qui répondit seulement par un signe de tête.

Nous sortîmes ensemble de la maison ; et telle était leur connaissance parfaite des ruelles, des cours, des passages, que, malgré la multitude qui encombrait les grandes rues, celles que nous traversions étaient silencieuses et désertes ; et les passants, las sans doute d’avoir vu de plus belles choses, nous honoraient à peine d’un regard, quoique, en toute autre occasion, et dans un pareil faubourg, nous eussions certainement attiré sur nous une attention importune. Nous traversâmes enfin une rue fort large, où de nombreux soldats étaient sous les armes, tandis que d’autres, épuisés sans doute du service qu’ils avaient déjà fait, mangeaient, buvaient, fumaient, et dormaient derrière leurs armes mises en faisceaux.

— Un jour, Nixon, dit mon oncle à l’oreille de son domestique, nous forcerons bien ces messieurs en habits rouges à porter leurs mousquets un peu plus soigneusement.

— Ou sinon, gare à eux ! » répondit Nixon d’une voix aussi déplaisante que sa physionomie.

Sans qu’on nous adressât de questions, sans qu’on nous arrêtât, nous passâmes au milieu des gardes, et Nixon frappa trois coups à une petite porte de derrière pratiquée dans un immense et antique bâtiment qui se trouvait en face de nous. Elle s’ouvrit, et nous entrâmes sans voir qui nous avait ouvert : des corridors sombres et étroits nous conduisirent enfin dans une vaste salle gothique, dont la magnificence était telle que je ne saurais vous la décrire.

Elle était éclairée par dix mille bougies, dont l’éclat m’éblouit d’abord les yeux, attendu que nous sortions de ces passages noirs et secrets. Mais, quand ma vue commença à s’affermir, comment vous faire la description des choses que j’aperçus autour de moi ? De longues rangées de tables étaient occupées par des princes et des nobles en costume d’apparat ; — par les grands officiers de la couronne, portant leurs plus beaux habits et les insignes de leur dignité ; — par de révérends prélats et de respectables juges, premiers dignitaires de l’Église et de la magistrature, revêtus de robes plus sombres, mais non moins imposantes ; — par d’autres personnages enfin dont la mise antique et sévère annonçait des hommes d’importance, quoique je ne pusse même imaginer qui ils étaient. La vérité se présenta soudain à mon esprit : — c’était, et les conversations que j’entendis me le confirmèrent, c’était le festin du couronnement. Devant une table plus élevée que toutes les autres, et occupant le haut bout de la salle, était assis sur un trône le jeune souverain lui-même, entouré des princes du sang et d’autres personnages illustres, recevant les hommages et les félicitations de ses sujets. Des hérauts et des poursuivants d’armes, vêtus de leurs habits armoriés, bizarres, mais splendides, et des pages d’honneur, recouverts des riches livrées du temps passé, se tenaient derrière les convives royaux. Dans les galeries qui régnaient autour de cette salle spacieuse brillait tout ce que ma pauvre imagination avait pu concevoir de magnifique en richesses et de séduisant en beauté. D’innombrables rangées de dames, dont les diamants, les joyaux et la mise brillante faisaient les moindres charmes, regardaient du haut de leurs sièges resplendissants le superbe spectacle qui se déployait au-dessous d’elles, formant elles-mêmes un coup d’œil aussi éblouissant et aussi enchanteur que celui dont elles étaient spectatrices. Sous les galeries, et derrière les tables des convives, était une multitude de gentilshommes portant des habits dignes de la cour, mais dont le costume, quoique assez riche pour ne pas sembler mesquin à un royal lever, ne se distinguait pas au milieu d’une scène aussi splendide. Nous errâmes quelques minutes parmi toute cette foule, n’attirant ni les regards ni l’attention de personne. Je vis alors plusieurs jeunes filles habillées comme moi ; je ne fus donc plus honteuse de la bizarrerie de mon habillement, et, suspendue au bras de mon oncle, je ne songeai qu’à admirer la splendeur magnifique d’un pareil spectacle, et à m’applaudir de la bonté qu’il avait eue de me procurer le plaisir de le voir.

Peu à peu je m’aperçus que mon oncle avait des connaissances parmi les personnes qui restaient sous les galeries, et qui semblaient n’être, comme nous, que simples spectatrices de la solennité. Ils se reconnaissaient les uns les autres par un seul mot, par un simple serrement de main ; — ils échangeaient des signes convenus sans doute, — et finirent par former un petit groupe, dont nous étions le centre.

« N’est-ce pas un grand spectacle, Lilias ? me dit mon oncle. Tout ce qu’il y a de noble, de riche et d’illustre dans la Grande-Bretagne est ici rassemblé.

— C’est vraiment, répondis-je, tout ce qu’aurait pu imaginer mon esprit de la puissance et de la splendeur royale.

— Ma fille, » reprit-il à voix basse (et mon oncle, quand il parle bas, sait prendre une voix aussi effroyable que sa voix de tonnerre), « tout ce qu’il y a de noble et de grand dans ce beau pays est ici rassemblé ; — mais c’est pour se courber en esclaves et en parasites devant le trône du nouvel usurpateur. »

Je le regardai surprise, et je distinguai sur son large front le signe héréditaire qui avait marqué celui de notre malheureux aïeul.

« Pour l’amour de Dieu ! » dis-je à demi-voix, « songez, monsieur, où nous sommes.

— Ne craignez rien, répondit-il, nous sommes entourés d’amis. » — Il continua ; et cependant son corps robuste et nerveux était ébranlé par une agitation qu’il tâchait vainement de cacher. — Voyez, dit-il, voilà Norfolk, renégat de la foi catholique, qui plie le genou ! — Voilà l’évêque de —, traître de l’Église d’Angleterre, qui fait aussi la courbette ! — et, honte des hontes ! — voici ce gigantesque Errol qui baisse la tête devant le petit-fils du meurtrier de son père ! Mais un signe apparaîtra ce soir au milieu d’eux. — Les mots : Mené, Tekel, Upharsin, seront lus sur ces murailles aussi distinctement qu’une main infernale les écrivit sur celles de Balthasar !

— Pour l’amour de Dieu, » repris-je sérieusement effrayée, « il est impossible que vous projetiez ici un acte de violence !

— On n’y songe nullement, folle, répondit-il ; et le moindre malheur ne peut arriver, pourvu que vous retrouviez ce fameux courage dont vous êtes si fière, et que vous obéissiez à mes ordres. Mais faites-le avec calme et célérité, car il y va de cent vies !

— Hélas ! que puis-je faire ? » demandai-je, presque morte de terreur.

« Seulement être prompte à exécuter mes ordres ; dit-il, il ne s’agit que de relever et de jeter un gant. — Tenez, le voici ; prenez-le dans votre main ; — mettez la queue de votre robe par-dessus ; soyez calme, ferme et prête, ou, à tout risque, j’y vais moi-même.

— Si l’on ne médite aucun acte de violence… » répondis-je en prenant machinalement le gantelet de fer qu’il me mettait dans la main.

Je ne pouvais m’imaginer où il voulait en venir ; mais, dans l’exaltation d’esprit où je le voyais, j’étais convaincue que la désobéissance de ma part amènerait quelque terrible explosion. La nécessité du moment m’arma d’une soudaine présence d’esprit, et je résolus de tout faire pour éviter la violence et l’effusion du sang. Je ne fus pas long-temps tenue en suspens. Aux bruyantes fanfares des trompettes et aux voix des hérauts se mêlèrent des trépignements de pieds de chevaux : un champion armé de toutes pièces, comme ceux qu’on rencontre dans les romans, accompagné d’écuyers, de pages et de tout un cortège de chevalerie, s’avança en caracolant sur un coursier barbe. Le défi qu’il portait à quiconque oserait contester le titre du nouveau souverain fut prononcé à voix haute, — une et deux fois.

« Partez à la troisième, me dit mon oncle ; apportez-moi le gage de ce beau fanfaron, et laissez le mien en place. »

Je ne pouvais concevoir comment j’y pourrais parvenir, attendu que nous étions entourés et pressés de toutes parts. Mais, lorsque les trompettes sonnèrent une troisième fois, un passage s’ouvrit comme par enchantement entre moi et le champion, et la voix de mon oncle me dit : « À présent, Lilias, à présent ! »

D’un pas précipité, mais ferme, et avec une hardiesse que je n’ai jamais pu m’expliquer depuis, j’exécutai ma périlleuse mission. À peine me vit-on, je crois, échanger les gages du cartel, et je me retirai en un instant. « Noblement fait, ma fille ! » me dit mon oncle, à côté de qui je me trouvai, tandis que les assistants se resserraient autour de nous. « Couvrez notre retraite, messieurs, » dit-il à voix basse à ceux qui l’environnaient.

Place nous fut faite jusqu’à la muraille, qui sembla s’ouvrir pour nous ; et nous rentrâmes dans les noirs corridors par lesquels nous avions déjà passé. Dans une petite antichannbre mon oncle s’arrêta, et, m’enveloppant à la hâte d’un manteau qui s’y trouvait suspendu, nous passâmes devant les sentinelles ; — nous parcourûmes de nouveau le labyrinthe de rues et de ruelles désertes, et nous regagnâmes notre logement éloigné sans attirer le moins du monde l’attention.

— J’ai souvent ouï dire, interrompit Darsie, qu’une femme qu’on suppose un homme déguisé, — et pourtant, Lilias, vous n’avez pas l’air bien masculin, — avait ramassé le gantelet du champion lors du couronnement du roi actuel, et en avait laissé un autre en place, avec un papier contenant offre d’accepter le défi, pourvu qu’on observât les lois du champ clos. J’avais toujours regardé ce fait comme un conte, et je me doutais peu de toucher de si près aux acteurs d’une scène si audacieuse. — Comment avez-vous pu trouver assez de courage pour y jouer votre rôle ?

— Si j’avais eu le temps de réfléchir, répondit Lilias, j’aurais refusé aussi bien par principes que par crainte. Mais, comme bien des gens qui font des actes de hardiesse, j’allai en avant, parce que je n’eus pas le loisir de penser à tourner le dos. L’affaire fit peu d’éclat, et le roi, dit-on, a commandé qu’aucune enquête ne fût faite à ce sujet, par prudence, et par douceur sans doute, quoique mon oncle préfère attribuer l’indulgence de l’électeur de Hanovre, comme il l’appelle, tantôt à la pusillanimité, et tantôt à un mépris présomptueux de la faction qui conteste ses droits.

— Et les manœuvres qu’il vous a fallu exécuter sous la direction de ce fou d’enthousiaste ne vous ont-elles plus exposée depuis lors à d’aussi grands périls ?

— Non, — à aucun de la même espèce, quoique j’aie été témoin de bien des machinations étranges et désespérées par lesquelles, en dépit de tout obstacle, et au mépris de tout danger, il s’efforce de relever le courage d’un parti abattu. J’ai traversé en sa compagnie toute l’Angleterre et l’Écosse, et j’ai vu les scènes les plus extraordinaires et les plus différentes. Tantôt j’ai logé dans les châteaux de l’orgueilleuse noblesse des comtés de Chester et de Galles, où les aristocrates qui s’y sont retirés avec des principes aussi vieux que leurs habitations et leurs manières continuent à nourrir des opinions jacobites. La semaine d’après, peut-être, nous la passions parmi d’infâmes contrebandiers ou des bandits montagnards. J’ai vu mon oncle jouer souvent un rôle du héros et parfois celui d’un conspirateur vulgaire, sachant, avec la flexibilité la plus surprenante, prendre toutes sortes de formes pour gagner des prosélytes à sa cause.

— Et il trouve aujourd’hui, je pense, que ce n’est pas une tâche facile.

— Si malaisée en effet que, différentes fois, dégoûté, j’imagine, par la lâcheté de plusieurs amis, par l’abandon complet et la froideur des autres, il a été sur le point de renoncer à son entreprise. Combien je l’ai vu souvent affecter un visage riant et des manières joyeuses, se mêler aux plaisirs de la noblesse et même aux jeux du bas peuple, pour se concilier momentanément une espèce de popularité, tandis que de fait son cœur se brisait en voyant ce qu’il appelait la dégénération de l’époque, le manque d’activité parmi ceux de son âge, et le défaut de zèle chez la génération qui s’élève ! Après avoir employé le jour dans les plus rudes exercices, il passait la nuit à se promener dans sa chambre solitaire, déplorant la chute de sa cause, et souhaitant la balle de Dundee ou la hache de Balmerino[4].

— Étrange illusion ! il est bien étonnant qu’elle ne cède pas à la force de la réalité.

— Oh ! mais les réalités ont paru depuis peu flatter ses espérances. Le mécontentement occasionné par la paix, — l’impopularité du ministère qui s’est étendue jusqu’à la personne du maître, — les différentes émeutes qui ont troublé le calme de la capitale, et un état général de dégoût et de froideur qui semble attaquer le corps de la nation, ont donné un nouvel encouragement aux espérances mourantes des jacobites. Bien des gens, tant à la cour de Rome qu’à celle du Prétendant, si on peut donner ce nom à ses partisans peu nombreux, ont commencé à prêter une oreille plus favorable aux insinuations d’hommes qui, comme mon oncle, espèrent encore, quand l’espoir est perdu pour tout le monde : je crois en vérité qu’on médite en ce moment une dernière tentative. Mon oncle depuis peu a remué autant qu’il a pu, pour se concilier l’affection des peuplades sauvages qui habitent les rives de la Solway, sur lesquelles notre famille possédait un droit seigneurial avant la confiscation, et où, lors de l’affaire de 1745, le crédit de notre malheureux père et le sien levèrent un corps de troupes considérable. Mais les paysans ne veulent plus obéir à ses ordres, et entre autres excuses ils se fondent sur votre absence, alléguant que vous êtes leur chef naturel. Ce motif a augmenté son désir de s’emparer de votre personne, et, s’il est possible, même d’influencer votre esprit de manière à vous faire autoriser sa conduite.

— C’est une autorisation qu’il n’obtiendra jamais. Mes principes et ma prudence m’interdisent également cette démarche : d’ailleurs, elle ne servirait en aucune manière ses projets. Quelques prétextes que ces hommes simples puissent mettre en avant pour se soustraire aux importunités de notre oncle, ils ne peuvent, par le temps qui court, songer à se soumettre de nouveau au joug féodal, qui fut définitivement brisé par l’acte de 1748, abolissant le vasselage et les juridictions héréditaires.

— Oui, mais mon oncle regarde cet acte comme émané d’un gouvernement usurpateur.

— La chose n’est pas étonnante, car il était lui-même seigneur, et il a ainsi perdu toute son autorité. Mais il s’agit de savoir comment la question sera comprise par les vassaux qui ont secoué l’esclavage féodal et reconquis une liberté dont ils jouissent depuis tant d’années. Au reste, pour couper court, dussent cinq cents hommes prendre les armes, sur un simple signe de mon doigt, ce doigt ne se lèverait pas en faveur d’une cause que je désapprouve, et mon oncle peut bien y compter.

— Mais vous pouvez temporiser, » dit Lilias, sur qui l’idée du déplaisir de son oncle produisit évidemment une forte impression, — « vous pouvez temporiser et laisser la bulle de savon crever d’elle-même, comme font la plupart des nobles dans ce pays ; car il est étonnant combien peu d’entre eux osent s’opposer directement à mon oncle. Je vous supplie d’éviter toute rupture ouverte avec lui. Vous entendre, vous chef de la maison de Redgauntlet, vous déclarer contre la famille des Stuarts, ce serait lui briser le cœur, ou le pousser à un acte de désespoir.

— Oui, mais vous oubliez, Lilias, les conséquences d’une pareille complaisance : la maison de Redgauntlet et moi nous pouvons perdre nos titres d’un même coup.

— Hélas ! j’avais oublié ce péril. Je me suis familiarisée avec des intrigues dangereuses, comme les garde-malades s’accoutument, dit-on, dans un hospice de pestiférés, à l’air qu’on y respire, au point d’oublier qu’il leur est nuisible.

— Et pourtant, si je pouvais me débarrasser de lui sans en venir à une rupture ouverte… Dites-moi, Lilias, croyez-vous qu’il ait en vue une tentative immédiate ?

— Pour vous dire la vérité, je ne puis le révoquer en doute. On s’est remué plus que d’habitude parmi les jacobites de ce pays. Leur espoir, comme je vous l’ai dit, est ranimé par des circonstances qui n’ont aucun rapport avec leur propre force. Immédiatement avant que vous vinssiez en Angleterre, le désir qu’avait mon oncle de vous découvrir devint, s’il est possible, plus vif que jamais. Il parlait d’hommes qui allaient bientôt se rassembler, et de l’influence que votre nom produirait sur eux. À cette époque eut lieu votre première visite à Brokenburn. Mon oncle soupçonna que vous pouviez être le jeune homme qu’il cherchait, et ce soupçon fut confirmé par les papiers et les lettres que l’infâme Nixon n’hésita pas à prendre dans votre poche. Pourtant une méprise aurait occasionné un fâcheux éclat ; mon oncle se hâta donc d’aller à Édimbourg suivre le fil qu’il tenait, et tira assez de renseignements du vieux M. Fairford, pour ne plus douter que vous ne fussiez son parent. Cependant moi, au risque de courir quelque danger personnel, et tentant des démarches trop hardies peut-être, je tâchai, par l’entremise du jeune Fairford, votre ami, de vous mettre sur vos gardes.

— Et sans succès ! » répliqua Darsie, rougissant sous son masque en se rappelant combien il s’était mépris sur la conduite de sa sœur.

« Je ne m’étonne pas que mes avertissements aient été infructueux, dit-elle, la chose devait être ainsi. D’ailleurs, il vous aurait été difficile d’échapper. Vous fûtes épié tout le temps que vous passâtes à Shepherd’s-Bush et à Mont-Sharon par un drôle qui ne vous quittait presque jamais.

— Ce misérable, ce petit Benjiel s’écria Darsie ; je lui tordrai son cou de singe la première fois que je le rencontrerai.

— Ce fut lui en effet qui informait de vos mouvements notre Cristal Nixon.

— Et Cristal Nixon aussi ! — je lui dois des gages pour la besogne qu’il a faite ; car je me trompe fort, ou c’est lui qui m’a jeté à terre lorsque je fus fait prisonnier en face des pêcheries.

— C’est assez vraisemblable, car sa tête et sa main sont capables de toute félonie. Mon oncle en fut bien peiné ; car, quoique l’émeute eût pour but de s’emparer de vous au milieu de la confusion, aussi bien que de mettre les pêcheurs en rébellion contre les lois, sa dernière pensée eût été qu’on ne dût toucher à un seul cheveu de votre tête. M. Nixon s’est insinué dans tous les secrets de mon oncle, et quelques-uns de ces secrets sont si terribles et si dangereux, que, bien qu’il y ait peu de chose que M. Redgauntlet ne puisse oser, je doute qu’il ose se brouiller avec ce misérable valet. — Et pourtant, je sais sur Cristal des choses qui porteraient mon oncle à lui passer son sabre au travers du corps.

— Qu’est-ce, pour l’amour du ciel ? j’ai un désir tout particulier de le savoir.

— Ce vieux brutal, cet homme infâme dont la figure et les sentiments déshonorent également la nature humaine, a eu l’insolence de parler à la nièce de son maître comme à une personne à la main de qui il lui était permis de prétendre ; et quand je le regardai avec la colère et le mépris qu’il méritait, le misérable a murmuré certaines menaces, comme s’il tenait la destinée de notre famille dans ses mains.

— Je vous remercie, Lilias, » dit vivement Darsie ; « — je vous remercie de tout mon cœur de m’avoir instruit de ce fait. Je me suis reproché comme chrétien l’envie indéfinissable que j’ai sentie la première fois que j’ai vu ce coquin, de lui envoyer une balle dans la tête ; et voilà que vous venez de m’expliquer parfaitement et de justifier même cette très-louable envie. Je m’étonne que mon oncle, avec la finesse d’esprit que vous lui supposez, ne lise pas dans l’âme de ce reptile.

— Je crois qu’il le sait capable de tout, égoïste, entêté brutal, et sanguinaire. Mais il est convaincu qu’il possède les qualités indispensables à un conspirateur, — un courage intrépide, un sang-froid et une adresse imperturbables, une fidélité à toute épreuve. Sous ce dernier rapport il peut se tromper, car j’ai entendu rejeter sur Nixon la manière dont notre pauvre père fut pris après l’affaire de Culloden.

— Nouvelle raison qui justifie ma haine instinctive ; mais je serai en garde contre lui.

— Voyez, il nous observe. — Ce que c’est que la conscience ! il sait que nous parlons de lui à présent, quoiqu’il ne puisse avoir entendu un mot de ce que nous avons dit. »

Il sembla qu’elle avait bien deviné ; car Cristal Nixon vint en ce moment près d’eux, et dit avec une affectation de jovialité qui allait fort mal à sa vilaine figure : « — Allons, mes jeunes demoiselles, vous avez eu bien le temps de babiller ce matin, et vos langues, je pense, doivent être fatiguées. Nous allons traverser un village, et il faut vous séparer. — Vous, miss Lilias, restez un peu en arrière ; et vous, mistress, miss, ou monsieur, suivant qu’il vous plaira qu’on vous appelle, marchez un peu eu avant. »

Lilias retint son cheval sans dire mot, mais ce ne fut pas avant d’avoir lancé à son frère un regard expressif pour lui recommander la prudence ; il y répondit par un signe indiquant qu’il comprenait, et qu’il se conformerait à cet avis.



  1. Le lord chancelier est le tuteur naturel des mineurs. a. m.
  2. La plus ancienne église d’Édimbourg, dans la grande rue de la vieille ville. Le clocher est très élevé et se termine en forme de couronne ; il y a dans ce clocher un carillon à clavier sur lequel, tous les jours, un homme payé par la ville exécute des morceaux de musique. a. m.
  3. On exposait alors les têtes des traîtres sur la porte de Temple Bar, à Londres. a. m.
  4. Lord Dundee, qui figure dans le Vieillard des tombeaux sous le nom de Graham de Claverhouse, fut tué à la bataille de Killierankie (gorge des montagnes d’Écosse), peu de temps après la chute de Jacques II (en 1688), dont il défendait la cause. Lord Balmerino fut décapité à Londres, devant la Tour, après la rébellion de 1745, sous le Prétendant. a. m.