Redgauntlet/Chapitre 17

Redgauntlet. Histoire du XVIIIe siècle
Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume XXp. 382-394).


CHAPITRE XVII.

SUITE DES AVENTURES D’ALAN FAIRFORD.

LA SŒUR.


Notre histoire doit maintenant, comme disent les vieux romanciers, laisser Alan Fairford courir la campagne, et apprendre à nos lecteurs les aventures qui arrivèrent à Darsie Latimer, laissé (on s’en souvient) à la garde de son prétendu tuteur, le laird des lacs de la Solway, à la volonté arbitraire duquel il trouvait nécessaire pour le moment de se conformer.

Par suite de cette prudente résolution, et quoiqu’il ne prît pas un pareil déguisement sans un certain sentiment de honte, Darsie permit à Cristal Nixon de lui placer sur la figure et d’y assurer par un cadenas un de ces masques de soie que les dames pointaient fréquemment pour préserver leur teint, quand elles étaient exposées au grand air durant de longs voyages à cheval. Il se fâcha un peu plus sérieusement à propos d’une longue robe qui lui donnait toute la tournure d’une femme ; mais il fut obligé de céder aussi sur ce point.

La métamorphose fut alors complète ; car mes belles lectrices doivent savoir que, dans ces temps grossiers, lorsque les dames honoraient le costume d’homme en en portant certaines parties, leurs chapeaux, leurs habits et leurs gilets ressemblaient absolument à ceux dont se servaient les individus de l’autre sexe : elles n’avaient aucune connaissance de cet élégant compromis entre les vêtements de l’homme et de la femme, qui prend aujourd’hui, par excellence, le nom d’habit[1]. Nos mères devaient avoir des tournures bien bizarres avec de longs habits carrés sans collet, et des gilets munis de poches immensément grandes, qui leur venaient jusqu’au milieu du ventre. Mais aussi elles tiraient quelque avantage des couleurs splendides, des galons et des belles broderies qui paraient alors les vêtements de notre sexe ; et, comme il arrive souvent en pareille circonstance, la beauté des étoffes suppléait au manque de symétrie et de grâce dans la coupe des vêtements. Ceci soit dit par manière de digression.

Dans la cour de la vieille maison de Redgauntlet, moitié château, moitié ferme, ou plutôt ancien manoir délabré, converti en une demeure passable pour un fermier de Cumberland, on voyait plusieurs chevaux sellés. Quatre ou cinq étaient montés par des domestiques ou des individus d’un rang inférieur, tous bien armés de sabres, de pistolets et de carabines. Mais deux d’entre ces chevaux étaient équipés de manière à recevoir des femmes. — Sur l’un était une selle à l’usage du sexe faible, et sur l’autre, un petit coussin attaché derrière une selle d’homme.

À cette vue, le cœur de Latimer battit vivement : il comprit sans peine qu’une de ces montures lui était destinée, et l’espérance lui vint que l’autre attendait la belle Mante-Verte. Car, suivant sa coutume, il l’avait prise pour dame de ses pensées, quoique les occasions qu’il avait eues de la voir ne dépassassent pas la durée d’un souper silencieux pour la première fois, et la seconde, le temps de faire une contredanse. Ce n’était pourtant pas une chose étonnante de la part de Darsie Latimer, sur qui l’amour ne triomphait ordinairement qu’en véritable conquérant marhatte, qui dompte une province avec la rapidité de l’éclair, mais ne peut la conserver long-temps. Cependant cette nouvelle passion lui avait fait des blessures un peu plus profondes que celles qui, jusque-là, n’avaient fait qu’effleurer son cœur, et sur lesquelles son ami Fairford avait coutume de le plaisanter. La demoiselle paraissant s’intéresser sincèrement à lui ; et l’air de mystère dont elle voilait cet intérêt lui donnait, aux yeux de notre jeune homme, le caractère d’un esprit bienveillant et protecteur, aussi bien que celui d’une femme charmante.

Les autres fois, le roman de ces affections d’un jour était tout entier de sa création : l’illusion avait toujours disparu aussitôt qu’il s’était approché de plus près de l’objet de son amour ; mais dans cette occasion, son cœur n’avait pris feu qu’au milieu de circonstances qui eussent fait impression sur un esprit moins disposé à l’amour, et sur une imagination moins brillante que celle de Darsie Latimer, jeune, sans expérience, et enthousiaste comme il l’était.

Il attendait donc avec impatience la personne à qui était destiné le palefroi portant une selle de femme. Mais, avant qu’aucune belle voyageuse vînt l’occuper, il fut invité lui-même à prendre place sur le petit coussin derrière Cristal Nixon : son ancienne connaissance, Jean, lui faisait la grimace tout en l’aidant à monter, et la jolie Dorcas, ne se cachant nullement pour rire, montrait en riant une rangée de dents qui auraient pu rivaliser de blancheur avec l’ivoire.

Latimer était d’un âge où l’on se résigne difficilement à devenir la risée générale, même parmi des paysans et des laitières, et il aurait volontiers caressé de son fouet les épaules de Jean. C’était néanmoins une consolation à laquelle il ne fallait pas songer pour le moment. Mais Cristal Nixon ne tarda point à le tirer de cette position désagréable, en donnant ordre aux cavaliers de se mettre en marche. L’homme de confiance se plaça lui-même au centre de la troupe. Deux hommes marchaient en avant, et deux autres, qui venaient par derrière, avaient toujours, à ce que croyait Latimer, l’œil fixé sur lui pour l’empêcher de s’enfuir. Il pouvait de temps à autre voir, lorsque la route était droite ou qu’une montée la dominait, qu’un autre groupe de trois ou quatre cavaliers les suivait à un quart de mille de distance, et dans ce groupe il distinguait sans peine la haute taille de Redgauntlet et la démarche fière de son magnifique cheval noir. Il doutait peu que la Mante-Verte ne fût du nombre, quoique rien ne la lui fît reconnaître.

Ils voyagèrent ainsi environ depuis six heures du matin jusqu’à dix, sans que Darsie trouvât l’occasion de dire un seul mot ; car l’idée seule de rentrer en conversation avec Cristal Nixon lui répugnait, Nixon contre lequel il semblait avoir une haine instinctive : d’ailleurs le caractère taciturne et sombre du domestique n’annonçait pas qu’il accueillerait des avances, quand même on aurait songé à le faire.

Enfin, les voyageurs s’arrêtèrent pour se rafraîchir eux et leurs chevaux ; mais comme ils avaient jusqu’alors évité tous les villages et toutes les habitations qui se trouvaient sur la route, ils s’arrêtèrent alors auprès d’une de ces vastes granges en ruine, à la mode hollandaise, qu’on trouve parfois au milieu des champs, loin des fermes dont elles dépendent. Quelques préparatifs avaient néanmoins été faits dans ce lieu misérable pour les y recevoir. Il y avait, à une extrémité de la grange, des râteliers, où les chevaux mangèrent leur provende, et d’abondantes provisions de bouche furent tirées de dessous des bottes de paille recouvrant les paniers qui les contenaient. Les plus choisies et les meilleures furent mises à part par Cristal Nixon, tandis que les hommes de la troupe se jetaient sur le reste qu’il abandonna à leur discrétion. Peu d’instants après, l’arrière-garde arriva et mit aussi pied à terre, et Redgauntlet lui-même entra dans la grange avec la demoiselle à la mante verte près de lui. Il la présenta à Darsie, en lui disant :

« Il est temps que vous vous connaissiez mieux l’un et l’autre. Je vous ai promis ma confiance, Darsie, et l’heure est venue de vous l’accorder. Mais d’abord il nous faut déjeuner ; et puis, lorsque nous serons remontés en selle, je vous dirai ce qu’il vous est le plus nécessaire de connaître. Embrassez Lilias, Darsie. »

Cette invitation était inattendue, et surprit fort Latimer, dont la confusion fut encore augmentée par l’aisance parfaite et la franchise avec laquelle Lilias lui présenta et la joue et la main : elle serra elle-même la main de Darsie, l’embrassa plutôt qu’il ne l’embrassait, puis elle finit par lui dire : « Combien je suis contente, mon cher Darsie, que notre oncle nous ait enfin permis de faire connaissance !

La tête tournait à Darsie, et il fut peut-être heureux que Redgauntlet l’invitât en ce moment à s’asseoir pour manger, car ce mouvement l’aida à cacher sa confusion. Il y a une vieille chanson qui dit :


— « Quand la dame fait des avances,
Un homme a toujours l’air d’un sot. »


Vérité incontestable, et la figure de Darsie Latimer, à cet accueil si franc et si inattendu, aurait sans contredit fait une admirable vignette pour l’explication de ces deux vers. « Mon cher Darsie ! » et ensuite un baiser, une poignée de main, donnés de si bon cœur, même avec tant d’empressement ! — Oh ! tout cela était fort gracieux sans doute, — tout cela aurait dû être reçu avec beaucoup de reconnaissance ; mais notre ami avait l’esprit fait de telle manière, que rien n’était plus propre à bouleverser toutes ses idées. Si un ermite lui eût proposé de vider avec lui un pot de bière, l’illusion produite par la sainteté du révérend personnage ne se serait pas dissipée plus vite que les divines qualités de la Mante-Verte ne s’évanouirent, par suite de la franchise inopportune de la pauvre Lilias. Vexé d’une conduite si leste, honteux même de s’être encore une fois trompé, Darsie ne put s’empêcher de réciter lui-même deux autres vers de la chanson que nous avons déjà citée : —


« Fruit tombant sans secouer l’arbre
N’a pas plus de goût que le marbre. »


Et pourtant, n’était-ce pas grand dommage, — si jeune et si jolie ! — L’imagination de Latimer ne l’aurait pas créée plus parfaite sous ce rapport : — et le léger désordre de ses magnifiques cheveux bruns, qui s’échappaient en boucles naturelles de dessous son chapeau de voyage, les vives couleurs que l’exercice du matin avait répandues sur ses joues, la rendait même plus séduisante que d’habitude. Redgauntlet ne manquait pas de prendre un visage moins sévère quand il la regardait, et, pour lui parler, il avait un ton beaucoup plus doux que celui de sa grosse voix ordinaire ; la figure renfrognée de Cristal Nixon lui-même se relâchait quand il approchait d’elle, et c’était alors ou jamais que son visage misanthropique exprimait quelque sympathie pour le reste de l’humanité.

« Comment peut-elle, pensait Latimer, avoir tant l’air d’un ange, et pourtant n’être qu’une simple mortelle après tout ? — Pourquoi tant de laisser aller dans les manières, lorsqu’elle devrait être si réservée ? Comment est-il possible de concilier une conduite si leste avec la grâce et l’aisance qui la caractérisent ? »

La confusion d’idées qui occupaient l’imagination de Darsie donnait à ses regards un air singulier d’égarement, et son inattention pour les mets qu’on plaçait devant lui, de même que son silence et ses distractions, portèrent Lilias à lui demander avec sollicitude s’il sentait quelque retour de la maladie dont il avait récemment souffert. Cette demande fit lever les yeux à M. Redgauntlet, qui paraissait aussi perdu dans ses réflexions, et il répéta la même question avec un certain air d’intérêt. Latimer leur répondit qu’il se portait bien.

« Tant mieux alors, répliqua Redgauntlet ; car le chemin qui nous reste à parcourir nous met presque dans l’impossibilité de suspendre notre marche pour cause d’indisposition. — Nous n’avons pas, comme dit Hotspur[2], le loisir d’être malades. »

Lilias, de son côté, tâcha de décider Darsie à faire honneur aux mets qu’elle lui offrait avec une politesse tendre et affectionnée, répondant bien à la chaleur d’intérêt qu’elle avait déployée au moment de leur rencontre, mais si naturelle vraiment, si innocente et si pure, qu’il aurait été impossible, même au fat le plus achevé, d’y voir de la coquetterie, ou un désir de captiver un trésor aussi précieux que son cœur. Darsie, avec cette dose bien raisonnable de bonne opinion de soi-même, ordinaire à la plupart des jeunes gens qui approchent de leur vingt et unième année, ne savait comment expliquer sa conduite.

Parfois il était tenté de croire que son propre mérite, durant les courts intervalles où ils s’étaient vus, lui avait tellement attiré l’affection d’une jeune personne, élevée probablement dans l’ignorance du monde et de ses usages, qu’elle ne pouvait déguiser l’état de son cœur. Parfois aussi, il soupçonnait que sa conduite lui était dictée par son tuteur, qui, sachant que lui Latimer, devait un jour posséder une fortune considérable, pouvait avoir imaginé ce moyen hardi pour amener un mariage entre une si proche parente et lui.

Mais aucune de ces suppositions n’était applicable au caractère des parties. Les manières de miss Lilias, quoique douces et naturelles, prouvaient, par leur aisance et leur mobilité, qu’elle connaissait parfaitement le ton du monde ; et, dans le peu de paroles qu’elle avait prononcées pendant le repas du matin, il y avait une finesse et un bon sens qui ne pouvait guère appartenir à une demoiselle capable de jouer le sot rôle d’amoureuse. Quant à Redgauntlet, avec son air imposant, son terrible sourcil, son œil fier et menaçant, il était impossible, pensait Darsie, de le soupçonner d’un projet dont le but unique était son intérêt particulier ; — il se serait aussi bien figuré Cassius dévalisant la poche de César au lieu d’enfoncer son poignard dans le sein du dictateur.

Tandis qu’il réfléchissait ainsi, sans pouvoir ni manger ni boire, ni répondre aux politesses de Lilias, elle cessa bientôt de lui parler, et garda le silence.

Il y avait déjà une heure environ que durait leur halte, lorsque Redgauntlet dit à haute voix : « Regardez un peu dehors, Cristal Nixon ; si nous ne recevons aucune nouvelle de Fairladies, il faut continuer notre voyage. »

Cristal s’avança jusqu’à la porte, et revint aussitôt dire à son maître, d’une voix aussi dure que sa physionomie : « Voilà Gilbert Gregson qui arrive ; son cheval est aussi blanc d’écume que si un démon l’avait monté. »

Redgauntlet repoussa loin de lui l’assiette dans laquelle il avait mangé, et se hâta d’aller à la porte de la grange où le courrier arrivait en ce moment. C’était un jockey convenablement habillé, avec un bonnet de chasse de velours noir, et un large ceinturon serré autour de son corps, d’où pendait le sac renfermant les dépêches. Les taches de boues de différentes couleurs dont il était couvert des pieds à la tête montraient qu’il était venu ventre à terre. Il remit une lettre à M. Redgauntlet, en le saluant avec respect, puis il se retira vers l’extrémité de la grange, où les domestiques étaient tous assis et couchés sur des bottes de paille, pour prendre quelques rafraîchissements.

Redgauntlet ouvrit la lettre précipitamment, et la lut avec un air inquiet et soucieux. Après une seconde lecture, son déplaisir parut augmenter, son visage se rembrunit, et son front se montra distinctement marqué d’un signe fatal particulier à sa famille. Darsie n’avait point encore vu ses muscles se contracter de manière à reproduire aussi exactement le signe que la tradition assignait aux descendants de cette race.

Redgauntlet tenant la lettre ouverte d’une main, la frappa de l’autre avec l’index, et dit à Cristal Nixon, d’une voix basse et mécontente : « Contre-ordre ! — On nous commande de retourner vers le nord ! — Vers le nord, quand toutes nos espérances sont au sud ! — C’est une seconde histoire de Derby, où nous tournâmes le dos à la gloire, pour courir à notre ruine ! »

Cristal Nixon prit la lettre et la parcourut, puis, la rendant à son maître, se borna à dire froidement : « Une influence de femme prédomine.

— Mais elle ne prédominera pas plus long-temps, répliqua Redgauntlet. Elle s’évanouira à mesure que la nôtre s’élèvera sur l’horizon. En attendant, je vais en avant. — Et vous, Cristal, vous conduirez la troupe à l’endroit désigné dans la lettre. Vous pouvez maintenant permettre à nos jeunes gens de communiquer librement ensemble ; seulement n’oubliez pas qu’il vous faut surveiller le jeune homme de manière qu’il n’échappe pas, s’il était assez sot pour le tenter ; mais n’approchez pas d’eux de façon à gêner leur conversation.

— Je m’inquiète bien peu de leur conversation, » dit Nixon brusquement.

« Vous entendez bien mes ordres, Lilias, » reprit le laird, en se tournant vers la jeune demoiselle. « Vous pouvez faire usage de la permission, de l’autorisation même que je vous accorde, pour en apprendre à votre compagnon de route sur notre famille, autant que vous en savez vous-même. La première fois que nous nous reverrons, je l’instruirai du reste, et je me flatte de rendre à notre ancienne maison un Redgauntlet de plus. — Qu’on donne un cheval à Latimer, comme il s’appelle ; mais il faut qu’il garde encore son déguisement. — Mon cheval ! — mon cheval[3] ! »

Au bout de deux minutes, on l’entendit s’éloigner au galop de la porte de la grange, suivi par deux hommes armés.

Cependant le reste de la troupe se préparait aussi à partir d’après l’ordre de Cristal Nixon ; mais le laird lui-même était depuis long-temps hors de vue, quand ils furent prêts à se remettre en route. Lorsque tout fut enfin disposé, Darsie monta sur un cheval qui avait une selle de femme, et ne fut pas obligé de reprendre sa place sur le coussinet derrière le détestable Nixon. Il lui fallut pourtant garder sa longue jupe et remettre son masque. De plus, il remarqua qu’on lui donnait le cheval le plus lourd et le plus lent de toute l’escorte, et qu’il était surveillé de tous les côtés : néanmoins, voyager de compagnie avec la charmante Lilias était un avantage qui balançait tous ces inconvénients.

Il est vrai, cette société, qu’il aurait le matin même regardée comme une faveur du ciel, avait, alors qu’il en jouissait d’une manière si inattendue, quelque chose de moins enchanteur qu’il ne l’avait cru.

En vain, pour profiter d’une situation aussi favorable au développement de son caractère romanesque, il s’efforçait de caresser pour le faire renaître, si je puis m’exprimer ainsi, le rêve délicieux d’une tendre et vive passion. Il éprouvait seulement une telle confusion d’idées en s’apercevant de la différence qui existait entre l’être qu’il avait imaginé et la femme avec laquelle il se trouvait alors en contact, qu’il lui semblait éprouver l’effet d’un sortilège. La chose qui le surprenait le plus, c’était que cette flamme subite se fût éteinte si rapidement, quoique la beauté de la jeune personne fût encore plus grande qu’il ne s’y était attendu. — Sa conduite, s’il ne l’avait pas trouvée trop affectueuse à son égard, lui aurait paru aussi gracieuse et aussi décente qu’il aurait pu l’imaginer dans les songes les plus séduisants. Ce serait faire injure à Darsie de supposer que la pensée de s’être concilié les affections de la jeune fille plus facilement qu’il ne l’avait espéré, était le motif qui lui faisait estimer à une mince valeur un trésor si légèrement gagné : encore moins peut-on croire que sa passion momentanée avait joué autour de son cœur comme un faible rayon du soleil d’hiver dardant sur un glaçon, qu’il peut faire briller un instant mais qu’il ne saurait fondre. Latimer ne se trouvait précisément ni dans l’un ni dans l’autre de ces deux cas, quoiqu’une semblable légèreté de caractère pût avoir causé sur son changement quelque influence partielle.

La vérité est peut-être que le plaisir de l’amant, comme celui du chasseur, consiste dans la poursuite ; et que la plus ravissante beauté perd la moitié de ses attraits, comme la plus jolie fleur la moitié de son parfum, quand la main qui veut la cueillir peut trop aisément l’atteindre. — Il faut qu’il y ait doute, — qu’il y ait danger, — qu’il y ait difficulté. En effet, si le fleuve d’une affection ardente, comme dit le poète, ne coule jamais d’un cours paisible, c’est peut-être que, s’il ne rencontrait aucun obstacle, le véritable amour, le romanesque de la passion, pourrait à peine exister ; — pas plus qu’il ne pourrait y avoir de courants rapides dans une rivière, si elle n’était pas resserrée entre des rives étroites, si des rochers n’arrêtaient point ses eaux.

Que ceux pourtant qui contractent une union pour la vie sans ces embarras qui enchantent un Darsie Latimer ou une Lydia Languish[4], et qui sont peut-être nécessaires pour exciter une passion voisine de l’enthousiasme dans des cœurs froids et frivoles ; que ceux-là se gardent de mal augurer de leur bonheur futur, parce que leur alliance se forme sous des auspices plus calmes. Une estime mutuelle, une connaissances parfaite et réciproque du caractère de la personne avec laquelle on doit vivre, avantage qui s’obtient plus aisément quand on ne regarde pas, comme notre héros, à travers le brouillard d’une passion trop subite, — une convenance exacte de rang et de fortune, de goûts et de penchants, tous ces avantages se trouvent plus fréquemment dans un mariage de raison que dans une union qui suit un attachement romanesque. Dans ce dernier cas, en effet, l’imagination, qui a probablement créé les vertus et les perfections dont est comblé l’objet chéri, travaille souvent, comme à plaisir, par la suite à exagérer les conséquences mortifiantes de sa propre illusion, et à exaspérer tous les motifs de son désappointement. Ceux qui suivent la bannière de la Raison forment des bataillons pesants et bien disciplinés : portant tous un même uniforme peu splendide, et faisant beaucoup moins effet à la vue que les troupes légères commandées par l’Imagination, ils jouissent, en revanche, de plus de sécurité, et même de plus d’honneur dans les combats de la vie humaine. — Mais cette longue dissertation est étrangère à notre sujet.

Incertain sur la manière dont il devait adresser la parole à celle qu’il avait été naguère si désireux de rencontrer, et embarrassé par un tête-à-tête dans lequel sa timidité et son inexpérience lui donnaient l’air un peu gauche, Darsie avait parcouru un espace de plus de cent pas avant d’avoir pu se décider à ouvrir la conversation, ou même à lever les yeux sur sa compagne de route. Sentant néanmoins que son silence était inconvenant, il se tourna pour lui parler ; et observant, quoiqu’elle portât son masque, qu’il y avait dans tout son extérieur quelque chose qui annonçait chez elle le découragement et la peine, il se reprocha intérieurement sa coupable froideur, et se hâta de lui adresser la parole du ton le plus affectueux qu’il put prendre.

« Vous devez me croire cruellement ingrat, miss Lilias, pour avoir été si long-temps déjà dans votre compagnie, sans vous remercier de l’intérêt que vous avez daigné prendre à mes malheureuses affaires.

— Je suis contente que vous ayez enfin parlé, répondit-elle, mais vous parlez, je l’avoue, plus froidement que je ne m’y attendais. — Miss Lilias, l’intérêt que vous avez daigné prendre ! — Et à qui, mon cher Darsie, puis-je m’intéresser plus qu’à vous ? pourquoi mettre entre nous cette barrière de cérémonial, lorsque des circonstances fâcheuses nous ont déjà séparés pendant si longtemps ? »

Darsie fut encore confondu de l’ultra-naïveté, si nous pouvons employer ce mot, d’un aveu si franc. « Il faut joliment aimer les perdrix, pensa-t-il, pour les ramasser quand on vous les jette ainsi au nez ; — si ce n’est point là parler clairement, j’ignore en vérité ce qu’elle aurait pu dire de moins équivoque ! »

Embarrassé par ces réflexions, doué d’un caractère où la délicatesse allait jusqu’à la bizarrerie, presque jusqu’au ridicule, il balbutia pour toute réponse quelques mots sur la bonté de sa belle compagne et sur sa reconnaissance. Elle répliqua d’un ton moitié chagrin, moitié impatient, en répétant, avec une emphase mécontente, les seuls mots distincts qu’il avait été capable de prononcer : — « Bonté, — reconnaissance ! Ô Darsie ! sont-ce là les phrases que nous devrions échanger ensemble ? — Hélas ! je vois trop bien que vous êtes mécontent de moi, quoique je ne puisse en deviner le motif. Peut-être pensez-vous que j’ai agi trop librement en m’aventurant à rendre visite à votre ami. Mais songez que c’était dans votre intérêt seul et que je ne connaissais aucun moyen plus assuré pour vous mettre en garde contre les malheurs et la détention que vous avez soufferts, et que vous souffrez encore.

— Ma chère dame…, » répliqua Darsie rappelant ses souvenirs, et commençant à soupçonner qu’il pouvait commettre une étrange méprise ; — et les termes dans lesquels il venait de lui adresser la parole semblèrent communiquer aussitôt ce même soupçon à Lilias, car elle l’interrompit. —

« Madame ! ma chère dame ! — Pour qui, pour quoi me prenez-vous, au nom du ciel, pour me parler avec tant de cérémonie ? »

Si cette question eût été faite dans ce palais enchanté du pays des fées, où il faut répondre l’absolue vérité quand on vous interroge, Darsie aurait certainement répondu qu’il la prenait pour la fille la plus franche, la plus ultra-naïve qui eût jamais vécu depuis que notre mère Ève mangea la pomme de reinette sans la peler. Mais comme il était tout simplement sur la terre des humains, et qu’il pouvait recourir à un petit mensonge poli, il se contenta de répondre qu’il croyait avoir l’honneur de parler à la nièce de M. Redgauntlet.

« Assurément, répliqua-t-elle ; mais ne vous aurait-il pas été aussi facile de dire, à votre sœur unique ? »

Darsie sauta sur sa selle, comme s’il avait reçu un coup de pistolet.

Ma sœur, s’écria-t-il.

— Vous ne le saviez donc pas ? lui demanda-t-elle. Aussi je trouvais votre accueil passablement froid et indifférent ! »

Un tendre et cordial embrassement entre la sœur et le frère s’ensuivit aussitôt. Avec sa légèreté d’esprit habituelle, Darsie se trouva plus heureux d’être quitte des embarras qu’il éprouvait depuis une demi-heure, pendant laquelle il s’était cru en danger d’être poursuivi par l’amour d’une fille sans retenue, qu’il ne fut désappointé par la disparition soudaine des nombreux rêves auxquels il s’était abandonné tandis que la Mante-Verte avait été la déesse de son idolâtrie. Depuis quelque temps déjà, il se voyait renversé de son Pégase romanesque, et il se trouvait trop heureux de n’avoir pas les os brisés, quoiqu’il fût étendu par terre. D’ailleurs, malgré ses fantaisies et ses caprices, il avait le cœur généreux et bon ; il fut charmé de faire connaissance avec une parente si proche, si belle, si aimable, et il l’assura, dans les termes les plus chauds, de son affection pour le présent, et de sa protection pour l’avenir, dès qu’ils auraient pu se tirer de leur situation actuelle. Les rires et les larmes se mêlaient sur les joues de Lilias, comme la pluie et le soleil dans un ciel d’avril.

« Se peut-il, dit-elle, que je sois assez enfant pour pleurer d’une chose qui me rend si parfaitement heureuse, lorsque, Dieu m’est témoin, les plaisirs de la famille sont ceux que mon cœur a le plus ardemment désirés, quoiqu’il n’ait pu les goûter encore ? Mon oncle dit que vous et moi, Darsie, nous ne sommes Redgauntlet qu’à moitié, et que le métal dont était faite la famille de notre père a perdu sa force et sa dureté dans les enfants de notre mère.

— Hélas ! répliqua Darsie, je connais si peu notre histoire ! je doutais encore que j’appartinsse réellement à la maison des Redgauntlet, quoique le chef actuel de cette maison me l’eût donné lui-même à entendre.

— Le chef de cette maison ! il faut en effet que vous connaissiez bien peu la famille dont vous descendez, pour désigner mon oncle par un semblable titre. Vous-même, mon cher Darsie, vous êtes l’héritier et le représentant de notre ancienne maison ; car notre père était le frère aîné, — le brave et malheureux sir Henri Darsie de Redgauntlet, qui fut exécuté à Carlisle en l’année 1716. Le nom de Darsie qu’il ajouta au sien propre, il le prit à notre mère, héritière d’une famille du Cumberland recommandable par ses richesses et son ancienneté, dont les vastes domaines vous appartiennent incontestablement par droit d’héritage, quoique ceux de votre père aient été compris dans la sentence générale de confiscation. Mais tous ces faits devaient nécessairement vous être inconnus.

— Vraiment oui, c’est la première fois que j’en entends parler.

— Et vous ne saviez pas que j’étais votre sœur ! Je ne m’étonne plus de l’accueil froid que vous m’avez fait. Combien j’ai dû vous paraître étrange, inconséquente, hardie ! — Une jeune personne qui se mêle des affaires d’un étranger à qui elle n’a parlé qu’une fois dans sa vie, — qui correspond avec lui par signes ! — Bon Dieu ! que pouvez-vous avoir pensé de moi ?

— Et comment aurais-je donc pu savoir que nous fussions parents ? Vous n’ignorez pas que je ne m’en doutais nullement, lorsque nous dansâmes ensemble à Brockenburn.

— Je m’en apercevais avec peine, et j’aurais bien voulu tout vous apprendre ; mais j’étais surveillée de près, et avant de pouvoir trouver ou faire naître l’occasion d’en venir avec vous à une explication complète sur un sujet qui me tenait si fort à cœur, il m’a fallu me retirer. Mais depuis que mon oncle vous retient sous son pouvoir, je n’ai jamais douté qu’il ne vous eût instruit de toute notre histoire de famille.

— Il vous a laissé le soin de me l’apprendre, et soyez-en certaine, Lilias, je l’entendrai avec plus de plaisir de votre bouche que de la sienne. Je n’ai pas lieu d’être satisfait de sa conduite à mon égard.

— Vous en jugerez mieux quand vous aurez entendu ce que j’ai à vous dire ; » et elle commença son récit de la manière suivante.



  1. Amazone. a. m.
  2. Shakspeare, tragédie de Henri V. a. m.
  3. Cri de Richard III, tragédie de Shakspeare. a. m.
  4. Personnage d’une comédie de Shéridan. a. m.