Reconnaissance de la région Andine, de la République Argentine/2

II

PROGRAMME — SAN RAFAEL — CHOSMALAL


Mon programme comprenait la reconnaissance géographique et géologique de la zone voisine des Andes et de la partie orientale de celles-ci entre San Rafaël (province de Mendoza), et le Lac Buenos Aires dans le Territoire de Santa Cruz, et cela dans le terme exact de cinq mois. C’était une tâche très grande, mais je croyais pouvoir la mener à bonne fin par la distribution du travail que j’avais faite entre mes collaborateurs. Voici cette division : les ingénieurs topographes Henri Wolff et Charles Zwilgmeyer et le géologue Rodolphe Hauthal, accompagnés du dessinateur paysagiste Charles Sackmann et du chasseur du Musée Matias Ferrua devaient reconnaître la région entre San Rafaël et Chosmalal, sous forme de simple itinéraire, et de ce point où ils se réuniraient à moi, ils devaient procéder suivant les instructions que je leur donnerais sur le terrain. Les ingénieurs topographes Adolphe Schiörbeck et Eimar Soot, le géologue Santiago Roth et l’adjudant Jean M. Bernichan devaient se diriger par le Rio Negro et la Limay jusqu’à Collon-Curá ; de là Soot et Roth devaient s’interner par le fleuve Caleufu, et reconnaître ses affluents, en attendant des instructions ; Schiörbeck devait se diriger à Nahuel-Huapi avec Bernichan qui resterait là chargé de la station météorologique, tandis que le premier s’internerait par le Lac Gutierrez le plus avant possible, et reconnaîtrait les montagnes voisines.

Les ingénieurs topographes Gunard Lange, Théodore Arneberg, Jean Waag, Jean Kastrupp, Émile Frey et Ludovic von Platten, l’ingénieur des mines Joanny Moreteau, et le voyageur-naturaliste Jules Koslowsky devaient reconnaître la région entre le sud du Lac Gutierrez et le Lac Buenos Aires. Frey devait de même explorer les terres de Cholila et les vallées et montagnes situées au nord et nord-est du Lac Puelo, et à l’ouest du principal affluent nord du Chubut depuis les sources du fleuve Manso, point qu’explorerait Schiörbeck.

Lange devait explorer le réseau de lacs entre ceux de Cholila et le Fta-Leufu, jusqu’où celui-ci reçoit les eaux du fleuve Corintos, dans la Vallée 16 de Octubre. Waag reconnaîtrait la région du fleuve Corcovado ou Carrenleufu le plus loin possible dans la partie explorée par Steffen et Fischer.

Kastrupp topographierait la région à l’orient du Lac Général Paz, et la vallée de Gennua, et von Platten les vallées arrosées par le fleuve de Las Vacas et le Pico, s’internant le plus possible dans la région montagneuse. Accompagné de Koslowsky, Arneberg explorerait les lacs Fontana et La Plata, puis la région comprise entre le fleuve Senguerr et le Lac Buenos Aires, jusqu’aux premiers sommets neigeux que traversent les affluents de l’Aysen dans sa descente jusqu’au Pacifique. Moreteau aurait à sa charge l’étude géologique de la Vallée 16 de Octubre et des montagnes voisines.

Tout ce personnel compétent, appartenant aux sections topographique et géologique du Musée de La Plata se mit en marche, au commencement de janvier de l’année actuelle 1896, dès ses points de départ, sans avoir pu le faire auparavant vu les difficultés qui, malheureusement, se présentent toujours parmi nous quand les éléments dont il faut disposer ne dépendent pas directement de celui qui dirige ce genre d’investigations, mais bien des lents rouages administratifs.

Mon plan était de me rencontrer sur le terrain des recherches de chacun des collaborateurs nommés, pour avoir ainsi une impression personnelle de l’ensemble des résultats et pouvoir me rendre compte ensuite des détails. Cette description contient, donc, non seulement mon impression personnelle sur le territoire parcouru en 1896, mais aussi l’extrait des observations faites par mes collaborateurs.

Plus tard, quand tous les matériaux réunis auront été dûment préparés, on publiera des mémoires spéciaux qui contiendront les observations de chacun des membres de l’expédition, car le temps manque aujourd’hui pour préparer cette publication,

À la fin de janvier, je me trouvai à San Rafaël, département de la province de Mendoza, dont j’avais fait topographier et étudier en partie, en 1894, la géologie, convaincu de son immense avenir[1]. Les instructions que je donnai pour ce travail peuvent fournir une idée du plan que suit le Musée de La Plata dans cette sorte d’investigations et de ses projets ; c’est pourquoi j’en transcris la partie la plus importante pour n’être pas hors du sujet.

Les instructions disent :

« Étude géographique et statistique de la même région (départements de San Carlos et San Rafaël), au point de vue de la population et des éléments que peuvent procurer à la richesse nationale ses chemins et les accidents du terrain dont la connaissance convient aux intérêts de la nation.

« Suivant le programme que s’est tracé le Musée, il s’agit de faire connaître tout le territoire argentin dans ses faces multiples ; d’abord au point de vue économique, et ensuite au point de vue du maintien de l’intégrité du territoire argentin dans les régions limitrophes avec d’autres nations. La partie de notre territoire dont l’étude est maintenant confiée aux expéditionnaires, est très intéressante sous ces aspects là, et si l’investigation aboutit dans la forme prescrite, le Musée aura contribué à révéler une zone négligée jusqu’à présent, et qui peut se convertir en une des plus importantes de la République.

« Il ne suffit pas de connaître l’extension et l’importance des couches carbonnifères et leur exploitation. Il faut tenir compte que la situation géographique de cette partie de la province de Mendoza, éloignée par la distance et les accidents de terrain des principaux centres industriels, diminue les chances d’une exploitation prochaine et profitable de ces couches, et l’on doit chercher comment le charbon, s’il ne peut pour le moment être transporté aux grands centres, comme combustible, y arriverait sous une autre forme, soit employé pour fondre les métaux, soit appliqué à d’autres industries dans lesquelles il entre comme facteur important, et qui peuvent se développer dans le voisinage des mines.

« En outre, il faut prendre note de tous les éléments qui puissent faciliter le plus rapide progrès de cette région si vaste et isolée, et lui procurer des ressources d’utilité immédiate afin que la population y afflue au plus tôt.

« Nous devons nous rappeler que tant qu’il ne s’établira pas un parfait équilibre entre les éléments de production et de population dans son vaste territoire, la République n’acquerra pas la force économique et politique qu’elle doit avoir dans un avenir plus ou moins éloigné. L’abandon dans lequel se trouve l’investigation de tout ce qui peut contribuer à ce que cet avenir s’approche, est de plus en plus critiqué par les penseurs d’Europe et des États-Unis, et peut avoir de grands inconvénients pour notre développement et, par conséquent, pour le rang que nous devons occuper parmi les nations. La République ne peut rester stationnaire, ni se contenter d’une réputation, plus ou moins méritée, d’être riche. Ceux qui suivent le développement des nations sud-américaines observent qu’une bonne part du progrès de l’Argentine est fictive. En elle rien ne se meut si ce n’est ce qui est voisin des ports qui peuvent être considérés comme des morceaux de l’Europe, et sauf de rares exceptions, on abandonne l’intérieur, et le pays perd de plus en plus l’équilibre comme nation à mesure qu’on prétend le rendre plus riche, et sa cohésion sociale et politique devient de plus en plus difficile.

« Il ne se forme pas de centre de consommation aux environs des centres de production ; tout tient au littoral ; et c’est ainsi que la population reste presque stationnaire là où n’arrive pas l’immigrant que n’attire pas la triste vue des régions intérieures. Le manque de moyens de transports et de communications peu coûteuses, avec les grands centres, amène de la répugnance pour le travail sans rendement rapide, et on n’exploite pas les richesses naturelles qui abondent où qu’on les cherche. Tout cela oblige à faire une étude minutieuse de la région mendocine qui va être explorée. Nous devons tâcher que cette mauvaise impression cesse au plus tôt, et il est recommandé aux expéditionnaires qu’en faisant leurs recherches, ils aient toujours présent à l’esprit ces idées qui guident le Musée en entreprenant l’étude des territoires andins. Cette étude, avec ce grand programme, sera de grand profit, et l’initiative de cet établissement sera bien jugée par tous ceux qui s’intéressent au progrès du pays. Il faudra prendre aussi la plus grande quantité possible de photographies et de croquis pour faciliter l’examen des données à rassembler et leur transformation en un livre. »

Ici s’arrêtent les instructions données.

Les résultats obtenus durant ces reconnaissances de Lange, Wolff et Hauthal confirmèrent mes espérances. Le département de San Rafaël préoccupe déjà les hommes entreprenants : bientôt il sera traversé par des chemins de fer, et formera dans peu de temps un des centres les plus actifs de production et de bien-être de l’intérieur de la République. Les quelques jours que j’y ai passés en courtes excursions, tout en préparant un voyage, me furent très agréables ; j’ai observé personnellement les sources de richesses qui s’exploitent déjà et celles qui bientôt s’exploiteront. L’énorme cours du fleuve Diamante et de l’Atuel avec ses affluents peut arroser des centaines de milles d’hectares et la composition de ces terres permet d’espérer une compensation croissante à ceux qui leur livrent énergie et confiance.

Entre la ville de San Rafaël, située sur la rive gauche du Diamante et la Cañada Colorada (latitude sud 35° 27′ 50″) se trouve la pittoresque Sierra Pintada, reste d’une des plus vielles chaînes de la République, et pour cela même plus brisée, sans grandes élévations, composée de porphyres, de grès, de schistes, de quartz, traversée par des veines de roches volcaniques, et dans lesquelles la tradition place de riches dépôts de métaux précieux ; son sol, en plus d’un point, est semé de morceaux de marbre onix, vert, rougeâtre et bleuâtre. Sans doute, dans cette chaîne aujourd’hui délaissée, se développeront des industries productives dès que les rails y arriveront. En passant cette chaîne et ses dernières collines pâtureuses, on trouve un vaste plateau ondulé : Au couchant les montagnes qui précèdent la haute Cordillère neigeuse par où descendent l’Atuel et son affluent sud-ouest ; le Salado au sud ; au loin la Sierra Loncoche et entre celle-ci et l’Atuel la Laguna Llancanelo, reste d’un ancien et vaste lac, dominée à l’orient par la haute Sierra du Nevado, en grande partie inexplorée ; parmi les montagnes que couronne le Nevado (3810 m.), de fabuleuse et problématique richesse, au nord-ouest, derrière les versants, le pic volcanique du Diamante (2300 m.). La montagne ainsi contemplée de l’est depuis l’Atuel dans le voisinage de la confluence du Salado, les chaînes Pintada et Nevado apparaissent comme des fragments d’une longue chaîne ancienne, indépendante des chaînes montagneuses de l’occident. Il ne serait pas étrange que ces chaînes appartinssent au même système que domine la ville de Mendoza.

La large vallée longitudinale, aujourd’hui couverte de cailloux roulés et de petites lagunes salées, à l’exception des voisinages des fleuves et des bas-fonds du nord, et qui se prolonge depuis le sud de la Lagune Llancanelo dans les montagnes que limitent les bras du Río Grande, dont fait partie cette vallée, a sa plus grande hauteur dans cette partie sud, et descend graduellement vers le nord, à peine interrompue par le volcan isolé du Diamante et ses laves ; elle paraît être un reste d’un grand lac intérieur bordé au levant et au couchant par les hauteurs précurseurs des Andes, et celles du système du Nevado et de la Sierra Pintada, et plus au nord par les côteaux dont les principales protubérances sont les hauteurs de Guaiqueria et Guadal. L’apparition des volcans modernes du Diamante, de Leñas Amarillas et de ceux de l’orient, comme le Cerrito situé au nord du fleuve Diamante dans le voisinage du Cuadro Nacional, et de ceux de la Sierra du Nevado, contribua peut-être à la déviation de ces eaux, facilitant l’érosion, dans les directions qu’elles prennent actuellement. Les énormes dépôts de détritus roulés indiquent une masse considérable d’eau en mouvement, et si déjà en face de Mendoza, on observe parfaitement les moraines glaciaires, la présence de cette période et son action dans l’orographie préandine se note à première vue depuis l’Atuel jusqu’au sud. La profonde crevasse, ouverte dans le porphyre, aux environs du pont de Pituil sur l’Atuel est une des curiosités de la région, et mérite d’être reproduite ici (planche I). La plus grande dépression des chaînes orientales se trouve dans ce pittoresque « cañon ».

L’« Examen topographique et géologique », déjà cité, me permet de passer, sans plus m’arrêter, sur ces plaines qui n’attendent que l’irrigation pour se convertir en estancias productives. J’arrive à la Cañada Colorada, belle propriété, base d’une colonie importante quand son propriétaire se convaincra qu’il y a plus de profit dans l’exploitation du sol en fractions d’extension modérée que dans le système primitif actuellement implanté. L’« Alamito », aux environs de la Cañada Colorada, autrefois poste avancé des frontières, est abandonné, et ses beaux champs de luzerne se perdent sans être exploités par son propriétaire, le Trésor national.

Sans doute, il ne se passera pas longtemps avant qu’un chemin de fer traverse les Andes, suivant le défilé par où court le fleuve Salado, et ces terres acquerront alors une haute valeur. Le chemin de fer Tinguiririca-San Rafaël ne peut tarder à se construire, et sa prolongation jusqu’à Buenos Aires et Bahia Blanca, par des embranchements avec les chemins de fer qui avancent déjà dans cette direction, sera, à n’en pas douter, le chemin interocéanique de plus grand trafic par le bon marché de ses transports.

À Cañada Colorada je rencontrai l’ingénieur Wolff qui m’attendait, tandis que Hauthal et Zwilgmeyer s’étaient déjà avancé dans la direction de San Rafaël. Je fis quelques petites excursions pour examiner les couches fossilifères de la formation crétacée qui, avec la jurassique, s’étend vers l’ouest, couverte en partie par des roches volcaniques, mais je ne pus pas visiter le Cerro de l’Alquitran qui alimente avec d’autres une petite industrie susceptible d’une forte impulsion une fois étudiée la région où se rencontrent les matériaux pétrolifères. Hauthal avait fait une belle collection de fossiles au cours de quelques excursions dans cette direction, et avait atteint par l’orient la Lagune Llancanelo et les versants du Nevado, chaîne formée de couches rhétiennes ou plus anciennes et couronnée de roches néovolcaniques, surtout andésitiques, tandis qu’aux bords de la lagune alors desséchée, entourée de vastes scories, on observe le basalte olivinique. L’eau de cette lagune qui diminue chaque année est très salée sur les rives, mais à un mètre de profondeur, elle devient beaucoup meilleure et peut être bue par les animaux.

Le 5 février, nous partîmes de Cañada Colorada et nous passâmes par l’antique localité de Malargué entourée de côteaux, et dont les murs et les portes conservent les traces des attaques des indigènes. On conserve vivant le souvenir de douze femmes brulées dans une pièce par les sauvages. La formation crétacée continue avec ses couches fossilifères, et se prolonge au sud plus loin que le Río Grande. Je dois à M. Hauthal l’intéressante observation suivante : Ces couches jurassico-crétacées qui, dans une partie de la Cordillère située dans les provinces de La Rioja et Catamarca, se rencontrent au couchant des chaînes centrales des Andes, passent peu à peu, dans le sud, vers le côté oriental ; dans la région de l’Aconcagua, elles se trouvent dans les cordons eux-mêmes, mais à quelques deux cents kilomètres plus au sud, on les observe déjà à l’orient de ces cordons, et dans les chaînes de Catalin, dans le Territoire du Neuquen, elles se présentent à cent kilomètres à l’est de la Cordillère des Andes.

Le chemin depuis Malargué continue au sud, près des rives du pittoresque Arroyo de Loncoche dont les versants pâtureux, arrondis, recouverts d’une grande quantité de blocs erratiques volcaniques déchiquetés à peine roulés, et qui parfois atteignent deux mètres cubes, sont des preuves évidentes que là aussi s’est étendue l’action glaciaire.

Dans les environs de Butamallin, nous établîmes ce soir-là notre campement. Cet endroit est dominé d’un côté par un pittoresque roc volcanique, enclos (corral) naturel vers lequel les indigènes et plus tard les gauchos chassaient les guanacos, aujourd’hui encore très abondants, afin qu’ils se précipitassent de la hauteur à pic, et leur fournissent une chasse facile et productive. Les hauteurs à forme dentelée et à teinte vive et le beau paysage font contraste avec les tristes terres jaunâtres du bas que nous venions de quitter, encore enveloppées dans la brume de la lagune, et les trompeuses silhouettes du mirage sur les vastes champs de sel. Le jour suivant, nous traversons le Portezuelo (col) de Loncoche, de 2030 mètres de haut, qui sépare les eaux qui coulent au nord et au sud, dominé par les hauteurs de Butamallin et Tronquimalal (2310 m.). Ce cordon apparent de chaînes qui se détachent de l’occident s’étend à l’orient en collines et côteaux qui, à mesure qu’ils se rapprochent de la plaine orientale, diminuent de hauteur, établissant la séparation de la dépression au nord du Malargué, et s’unissent, par des scories et de petits volcans, aux montagnes longitudinales du Nevado.

Entre le campement et le Portezuelo, on observe de caractéristiques moraines glaciaires, et au-dessous la roche néovolcanique qui recouvre les couches sédimentaires crétacées, lesquelles présentent de petites bandes noires avec des fragments de charbon. La campagne s’améliore à mesure qu’on avance au sud, malgré la hauteur, et la couche d’humus, que nous voyons pour la première fois, atteint en quelques points jusqu’à trois mètres, couronnée par de gaillardes cortaderas (gynerium) qui ont probablement produit ce fertile district. À l’ouest, les promontoires à pic du Cerro Butamallin sont traversés par des coulées de roches volcaniques, et une de celles-ci traverse verticalement les roches sédimentaires voisines du chemin. Comme l’Arroyo Loncoche court directement au nord, une fois passé le Portezuelo, nous rencontrons la rivière de l’Agua Votada qui se dirige directement au sud ; les couches crétacées sont inclinées vers l’ouest, et les terres sablonneuses rougeâtres présentent des caractères métamorphiques, probablement à cause du voisinage des grandes masses volcaniques.

La rivière de l’Agua Votada, en arrivant à Butalo, tourne à l’est par des terrains sablonneux, presque sans pâturage ; nous la traversons pour escalader les pentes brisées et nues qui laissent voir leur constitution géologique crétacée et les roches néovolcaniques noires jusqu’à atteindre le défilé dans la chaîne qui vient du nord-ouest. De ce point nous avons au nord le mont Loncoche, près du défilé de ce nom, et le mont Lavatre au nord-est. On descend au sud par une gorge entre de hautes collines qui paraissent être les contreforts de la chaîne latérale de Calqueque à l’ouest, ayant à l’orient le mont Butalo.

La Vega de Comalleu forme une belle tache au milieu de ce triste paysage dans lequel les couches crétacées sont recouvertes par des roches basaltiques noirâtres, et celles-ci à leur tour par des détritus glaciaires qui forment des moraines très caractéristiques en arrivant à la vallée du Rio Grande. La vue de ce fleuve, où descend le chemin, est belle. Le fleuve divisé en divers bras présente un large lit, et les vertes prairies s’étendent jusqu’aux flancs des montagnes ; on voit d’ici que le Rio Grande a coupé la chaine latérale de Calqueque dont la formation sédimentaire s’observe dans les blocs roulés fossilifères que l’on remarque dans les moraines.

Le fleuve roulait trop d’eau, et comme en ce moment il n’était pas guéable, nous dûmes le côtoyer dans son cours général, campant sur ses rives où nous fûmes victimes des moustiques des jejenes et des taons qui donnent à cette région une renommée méritée. À l’occident, nous avions un chaînon assez élevé qui précède les véritables Andes et d’où descendent quelques ruisseaux ; à l’est les côteaux sont bas, couverts de cailloux roulés, et généralement constitués par des roches néovolcaniques qui reposent sur des sables et des conglomérats en position horizontale, couches beaucoup plus modernes que celles qui forment le cordon cité. Mais à l’est s’élèvent des monts isolés, volcaniques, assez élevés.

La vallée est large pendant quelques vingt-cinq kilomètres jusqu’au sud-sud-est qui est sa direction générale ; à cette hauteur elle se resserre à cause des masses de scories noires qui descendent des cratères que l’on voit en ligne longitudinale à l’orient, et que domine, un peu plus à l’est, le colossal volcan moderne, le Payen, de réputation légendaire pour ses richesses minérales, mais que personne n’a vues en ces dernières années.

Paysage horriblement triste. Les laves noires, se détachant dans leurs contorsions comme une gigantesque débâcle de glaçons noirs sur les sables blancs et brillants des dunes, sables qui résultent de la décomposition des tufs de ces mêmes volcans, s’étendent en pente douce depuis les cratères noirâtres, rougeâtres qui ouvrirent leurs flancs pour laisser couler ces torrents incandescents. Je n’ai pas vu dans toute la République un paysage d’un caractère plus accentué de volcanisme moderne que celui-là. Les noires laves d’Antofagasta de la Sierra, sur la haute Puna d’Atacama, avec ses cônes noircis, striés de rouge et de jaune n’impressionnent pas autant ; et le Payen, bien qu’il n’atteigne pas une élévation semblable à celles des géants de la Puna, impose davantage par l’aspect terrible de désolation de ce paysage, impression qui va en augmentant quand on passe des champs ensemencés de la large vallée aux sables et aux laves abruptes, en apparence de fraîche date. Je désirais beaucoup m’arrêter, pénétrer dans ces labyrinthes de scories couvertes d’écume noire, et arriver jusqu’aux cratères qui nous attiraient par leurs mystérieux ravinements noirs et rougeâtres jusqu’à se perdre dans la brume azurée, mais le temps nous manquait, et nous passâmes tout le jour à escalader ces scories jusqu’à rencontrer le fameux pont du fleuve, unique passage pour le moment.

Le fleuve qui, parfois, a plus de cent mètres de large, s’encaisse soudain dans une profonde crevasse de la lave jusqu’à n’avoir en quelques endroits que six mètres, et là on a jeté un pont étroit et sans balustrade, qui, bien qu’il n’offre pas de danger pour ceux qui n’ont pas le vertige, n’est pas agréable à passer quand on voit, à dix mètres sous ses pieds, le roulement écumeux des eaux sur les rochers obscurs et les cavités des côtés à pic (planche II).

Le campement fut établi, cette nuit-là, au pied d’un cratère noir et rouge, beau et triste (1170 m.), situé au pied du chaînon sédimentaire longitudinal. Il est digne de noter que ces volcans modernes, quand ils se présentent près des cordons, surgissent à leur pied comme s’ils eussent profité des points faibles des plissures que formèrent les chaînons.

Depuis le campement, nous vîmes la ligne des volcans modernes de l’orient, parallèle aux cordons montagneux de l’occident, et se détachant au nord une grande colline d’un sommet plus large que le Payen, qui paraît appartenir à un type différent de celui-ci, et faire partie d’une chaîne qui se prolonge au nord. Outre l’énorme Payen, on voit plus près une autre colline plus petite, qui est sans doute celle qui a déversé les laves qui formèrent la grande scorie voisine. La coupure dans la lave est pareille à celle de l’Atuel à Pituil, à travers les montagnes du Nevado et de la Pintada ; mais celle-là s’est faite en des roches de porphyre, tandis que celle-ci traverse des scories modernes.

Depuis le pont, le chemin escalade un versant escarpé de roches sédimentaires qui appartiennent, ce me semble, à la formation crétacée. Depuis cette hauteur (1970 m.), on domine l’orient et le nord, et l’on aperçoit un long bas-fond au nord du Payen, entre celui-ci et l’extrémité d’une chaîne longitudinale plus orientale. Mais on observe que les montagnes que nous traversâmes, deux jours auparavant, appartiennent à l’alignement du mont Butalo qui se prolonge par celui de Huircan dont nous côtoyons les flancs. Les scories arrivent jusqu’au pied des montagnes qui, sur ce point, sont formées d’une roche d’aspect porphyrique qui rappelle le Cerro Pan dans la Cordillère de Copiapo. Nous traversons deux ruisseaux, affluents du Rio Grande, séparés par de hauts côteaux et campons sur les bords de la rivière Calfuco ou Covunco (1600 m.), vallée étroite mais avec une belle végétation. Le jour suivant, 9 février, nous nous dirigeons vers le fleuve Barrancas ; au commencement le chemin passe par des terrains volcaniques, et ensuite par des formations sédimentaires avec inclusions volcaniques. À mi-chemin, s’élève un beau volcan qui a recouvert de scories le bas, qui fut, paraît-il, une ancienne lagune, et à l’est-nord-est et à l’est du Rio Grande se détache un autre beau volcan moderne, dont la base de roches stratifiées rappelle, en son ensemble, le Volcan Azufre de Copiapo, bien que ses proportions soient moindres.

Le fleuve Barrancas, c’est-à-dire, sa vallée abritée, est cultivée ; le blé et la vigne y viennent bien, ainsi que d’autres fruits. Pour arriver à ce fleuve, il faut traverser divers défilés dont la hauteur varie de 1500 à 1600 mètres, et le passage du fleuve se fait à 970 mètres. Les bas-fonds, entre les défilés, sont traversés par des ruisseaux qui se dirigent tous de l’ouest où l’est, vers le Rio Grande. Après avoir passé le fleuve Barrancas qui forme, avec le Rio Grande, le Rio Colorado, on remonte de nouveau sur de hauts côteaux avec des prés naturels, comme Ranquilco (1170 m.), et l’on arrive à l’établissement de don Benjamin Cuello (1390 m.) où nous campons cette nuit-là.

Les champs s’améliorent notablement, et l’on peut dire qu’ici commence la belle terre du Neuquen, si riche en promesses. À travers des campagnes ondulées, pâtureuses, nous continuons vers le sud le jour suivant, en traversant Butaco, crevasse au milieu de roches néovolcaniques (1890 m.), par où coule une grande rivière, et nous commençons la descente vers le majestueux Tromen, le volcan éteint le plus beau et le plus imposant de la région. Le terrain devient meilleur ici ; les champs que nous traversons sont les plus fertiles que nous ayons vus dans ce voyage. La lagune située au pied occidental du Tromen, à laquelle on arrive après avoir traversé une vaste étendue de scories, est extrêmement pittoresque, et ce jour-là les eaux vertes aux reflets dorés et aux ombres violacées comme la poitrine d’un ramier, dans le fond où s’élève le géant gris-noir, présentaient une teinte que je n’ai vue dans aucun de mes voyages. Les cygnes blancs et les flamands roses qui abondaient dans ces eaux immobiles, aux rives noires comme de l’encre de Chine, rehaussaient la singulière beauté tranquille et suave de ce paysage. Cependant, les paysans rentraient en ce moment leurs troupeaux ; le Tromen avait mugi peu de temps auparavant, et plusieurs d’entre eux craignaient qu’il ne rentrât en activité. Tout le trajet, jusqu’au bourg de Chosmalal, où nous arrivons l’après-midi, est beau et fertile. Les champs ostentent des blés et des légumes dont la croissance prouve la bonté de la terre et du climat. Il est bien dommage que la forme imprudente d’après laquelle on a distribué la terre publique n’oblige pas à la colonisation immédiate. Les concessions de grandes étendues seront toujours un discrédit pour le gouvernement argentin et un retard pour le progrès du pays. Si la distribution de la terre publique eût été faite au sud avec la connaissance préalable de ces terrains, sa population actuelle serait cinquante fois plus forte, et ce territoire une riche province argentine. Mais avec des estancies de trente-deux lieues qui ne demandent qu’un homme par lieue pour le soin des animaux, je crains bien que cette admirable région ne prospère pas rapidement.

Nous arrivons le 9, dans l’après-midi à Chosmalal (790 m.), l’ancien fort Cuarta Division, et aujourd’hui capitale du Territoire du Neuquen (planche III, fig. 1), situé au confluent du fleuve de ce nom avec le Curileo, et nous y rencontrâmes Hauthal et Zwilgmeyer. Chosmalal progresse, mais lentement. La distance et le manque de chemins ne sont pas les principaux obstacles, ce sont ceux que produit l’absence d’une bonne législation des terres qui permette au colon de travailler son bien dès le premier moment qu’il l’occupe ; c’est contre cet obstacle que l’on se heurte dans toutes nos localités naissantes du sud. Ou bien le sol appartient à un particulier favorisé qui ne le possède pas toujours en vertu de bons titres, quand il n’a pas été enlevé au fisc par surprise, ou grâce à l’indifférence de ceux qui ont le devoir de veiller à l’exécution des lois qui régissent son aliénation, ou bien il appartient au fisc, et celui-ci ne se préoccupe pas, comme il le devrait, d’enraciner le colon en lui donnant ou en lui vendant le morceau qu’il puisse cultiver. Cependant, Chosmalal a un grand avenir. Sa situation le permet, puisque là bifurquent des chemins de toutes les directions ; et les richesses minérales, abondant dans les montagnes voisines, contribueront, quand viendra le jour où nous les exploiterons, à faire progresser les colonies agricoles et pastorales qui peuvent prospérer dans les vallées fertiles. Mais aujourd’hui, bien rare est le colon qui se risque à peupler loin du centre urbain ; sa vie est en danger à cause des bandits qui passent du Chili, poursuivis par la justice de ce pays. Cela attriste de voir abandonnées de telles prairies, et de penser qu’au temps où l’indien sauvage occupait ces terres-là, la vie du blanc n’avait pas plus de vicissitudes qu’aujourd’hui.

Je visitai aux environs de Chosmalal quelques établissements où d’anciens colons chiliens cultivent la terre depuis quarante ans. L’indien les laissa travailler en paix, et le blanc, quand il expulsa l’indien, ne les dérangea pas. De longues histoires peuvent être racontées par ces hommes qui ont formé là des familles nombreuses, témoins qu’ils ont été du pouvoir des caciques, de leurs razzias et de leurs orgies, de leur décadence et de leur disparition, non pas devant la civilisation, puisqu’ils l’avaient déjà dans les mêmes conditions que l’actuel habitant de ces campagnes, mais devant le remington. Le vieux fortin qui se conserve en partie sur un rocher dominant les deux fleuves cache je ne sais combien de tragédies dans ses fossés ! Pendant les trois jours que je demeurai à Chosmalal, je fis diverses petites excursions qui me permirent de connaître ses vallées voisines, si riches en fossiles crétacés et jurassiques, et ses fameuses mines de sel qui approvisionnèrent les indigènes et approvisionneront leurs successeurs. Ce sel est très pur, cristalisé comme celui qu’on appelle sel de pierre, et il se trouve parmi des marnes crétacées mêlé à du gypse en lentilles plus ou moins grandes, en forme pareille à celle des dépôts de sel de Wielizca.

La gorge de Chacay Melehué que malheureusement je ne pus pas visiter, mais qu’examina Hauthal, est la plus peuplée et la plus fertile de la région. Par elle on arrive à travers des luzernes et des blés à la Cordillère del Viento, chaîne parallèle aux Andes. Cette montagne pittoresque est composée de grès et contient des minerais d’argent dont on a reconnu trois veines de bon titre. Dans le voisinage, il y a des couches de charbon du type Rafaelita, mais au point où on l’a rencontré, son exploitation serait difficile et coûteuse vu les altérations des couches où se trouve ce précieux combustible.


  1. Exámen topográfico y geológico de los departamentos de San Carlos, San Rafael y Villa Beltran, par Gunardo Lange, Rodolfo Hauthal et Enrique Wolff. « Revista del Museo de La Plata ». Tome VII. La Plata, 1893.