Reconnaissance de la région Andine, de la République Argentine/3

III

DE CHOSMALAL À JUNIN DE LOS ANDES


Le 15 février, ayant réussi à faire passer les bagages par les moyens primitifs dont nous disposions, nous abandonnons de bon matin Chosmalal pour pouvoir atteindre, dans l’après-midi, Ñorquin. Le trajet est beau, et se fait par une route carrossable parfaitement tracé et qui fait honneur au lieutenant-colonel Franklyn Rawson, gouverneur du Territoire, à l’activité et à la constance duquel on le doit, de même que celui de Chosmalal à Pichachen, actuellement en construction. Si nous employions en routes rien que le prix du plus petit des cuirassés de l’escadre argentine, quel profit n’en résulterait-il pas pour des régions si riches et si négligées ! Comme je l’ai dit, le trajet de ce jour-là fut beau ; les champs s’améliorent ; les laves et les scories ont totalement disparu ; les prairies et les flancs sont pâtureux, et Taquimalal produit une bonne impression avec les blés dorés, se détachant sur la verdure des versants qui commencent à être couverts d’arbres dans leur partie inférieure. Du haut de la côte du Durazno, élevé de 1870 mètres, qui sépare les versants du Neuquen supérieur de ceux du Rio Agrio, on domine un immense paysage : toute la vieille vallée prolongée de l’Agrio, depuis les montagnes qui l’entourent au nord appuyées aux contreforts des Andes jusqu’aux lointaines montagnes au sud. Dans le bas, au loin, des points noirâtres disséminés sur la vaste plaine indiquent l’ancien campement militaire de Ñorquin qui a passé aux mains de particuliers.

Le chemin serpente parmi des pâurages épais, et passe à côté d’une exploitation très gaie où nous voyons des plantes grimpantes couvrant les parois et les bords du toit des pittoresques ranchos ; des fleurs rouges de mauves animent le paysage, et un ruisseau dont la source jaillit parmi des roseaux et des cressons serpente au milieu de chétifs enclos de vaches, de chèvres et de porcs. Des femmes actives lavent du linge en chantant, et des hommes dorment sur le sol ; elles plantèrent sans doute les fleurs et les plantes grimpantes ; et eux héritèrent le rancho et les enclos de quelque vieux chef qui réunit là les animaux qui lui échurent à la répartition de la razzia (malon). Si l’indien a peu changé avec la destruction de l’aduar (campement), ses femmes par contre ont progressé ; il semble qu’aujourd’hui elles sont plus femmes ; elles rient déjà. Nous galopons depuis cet établissement jusqu’à Ñorquin où nous arrivons vers le soir, sur un sol excellent ; il y a des pâturages qui rappellent la Pampa près de Tandil, dans la province de Buenos Aires, et tous les côteaux voisins verdissent.

Le spectacle de Ñorquin fait faire de tristes réflexions ; des rues d’édifices en ruines, de belles casernes sans portes, des vestiges d’un puissant campement qui n’aurait pas dû cesser d’exister, mais toujours et partout le même défaut national : la négligence et l’ignorance de la valeur de la terre aux dépens du trésor commun.

Des centaines de mille piastres ont dû coûter ces constructions qui ne sont que des ruines, quand elles auraient pu être la base d’opérations d’un grand centre de production, étant données les conditions du sol, la bonté des terrains voisins et la proximité du Chili où conduisent de faciles chemins.

Une pareille situation aux États-Unis aurait été exploitée aussi tôt qu’elle aurait été découverte ; on aurait déjà fondé des villes ; la vallée serait traversée par des chemins de fer, et les sources thermales voisines de Copahué auraient une renommée universelle. Là se serait groupé tout le raffinement de la civilisation moderne, tel est le pittoresque et grandiose site où jaillissent les eaux miraculeuses dont la réputation attire déjà chiliens et argentins ; mais les thermes sont déjà une propriété particulière en vertu d’une concession nationale.

J’apprends à Ñorquin que le général Godoy doit arriver à Codihué ces jours-ci, qu’il cherche un endroit convenable pour établir le quartier général de la division du Neuquen, d’accord avec le plan de distribution des forces militaires de la Nation, et il se trouve que celle-ci ne possède déjà plus une lieue de terre dans ces parages. Le soldat qui donna son sang pour délivrer du sauvage cette belle région doit payer une location pour le lieu où il dresse sa tente !

Plus loin, nous rencontrons l’endroit destiné à la colonie agricole et pastorale « Sargento Gabral » qui est destinée à récompenser le soldat qui voudrait se faire cultivateur ou berger, quand les années l’obligeront à quitter le service de la patrie. Là il n’y a pas un mètre carré profitable, pas même pour les chèvres ; en revanche, tout ce qu’il y a de bon autour de la Colonie a des maîtres.

À Ñorquin, il y a une extension de plus de trois lieues qui peut être arrosée, et il faut espérer qu’il ne s’écoulera pas beaucoup de temps avant qu’on colonise ce beau terrain dont l’irrigation est facile. Les forêts voisines fourniront en abondance d’excellents bois.

En passant le Rio Agrio, on pénètre dans une étendue de scories, de collines et de plateaux coupés par de profonds ravins par où courent, au milieu des arbres, de petits ruisseaux, affluents de l’Agrio, et dans le fond, on aperçoit les sommets neigeux des Andes par le Cajon de Trolope. Nous arrivons à l’Estancia « La Argentina », de création récente, qu’exploite déjà avec de gros bénéfices le propriétaire favorisé. L’Agrio, à cette hauteur, a perdu, grâce à ses affluents, l’amertume qui lui donna son nom, et qui est dûe à l’alun des volcans andins d’où il sort. Ayant besoin, pour mon projet, de me faire une idée des montagnes de l’ouest, je décidai que Wolff et Hauthal, depuis « La Argentina », suivraient cette direction et prendraient le chemin du fleuve Bio-Bio pour me rejoindre à Arco.

L’Agrio côtoie à l’orient une montagne qui se prolonge au nord par le Durazno, et dont font partie les chaînes de la Campana — Campana Mahuida — dont les richesses minérales sont inépuisables, au dire des habitants. Il ne m’est pas possible d’accepter ou de rejeter ces dires, mais je puis affirmer que dans cette chaîne intéressante on a découvert des minerais de plomb et d’argent et des couches de charbon. Les formations crétacées et jurassiques se présentent en épaisses couches fossilifères, tandis qu’à l’ouest ont disparu, paraît-il, les roches sédimentaires. La Cordillère des Andes, avec ses chaînes latérales, à l’occident de l’ancienne vallée longitudinale, sur le côté oriental de laquelle coule le Rio Agrio, est déjà formée de roches ignées plus ou moins modernes, et le gneiss se présente un peu plus au sud.

Ayant passé la nuit dans « La Argentina », nous arrivâmes le jour suivant, vers les midi au fleuve Codihué où, dans l’estancia de don Dalmiro Alsina, je rencontrai le général Godoy qui attendait le premier corps de la division militaire qui devait arriver ces jours-là. L’armée nationale a toujours été le point d’appui de notre prospérité. Ses services aux frontières ne comptent pas en général parmi ses plus beaux titres de gloire, mais ils mériteraient de l’être. Que d’abnégation ! que de sacrifices obscurs !

Ceux qui ne se sont jamais éloignés des grands centres, ceux qui n’ont pas connu le soldat au poste de frontière ne peuvent comprendre le respect que nous avons pour lui, nous qui l’avons vu dans ces effrayantes solitudes, toujours exposé à la mort, après le martyre, et toujours prêt à l’affronter sans la consolation de laisser le souvenir de son sacrifice. Que de réminiscences m’apporta ce groupe de vétérans bronzés ! Quand nos écrivains militaires raconteront-ils au peuple l’histoire du vieux fortin, le plus humble, qui parle plus haut du devoir accompli que beaucoup de batailles dont nous nous enorgueillissons ? Les vétérans des frontières sont pour moi les véritables descendants des vétérans de l’indépendance.

À Codihué, j’envoyai la troupe dans la direction du fleuve Caléufu, point que j’avais fixé pour que me rejoignissent Roth et Soot, et le 18, accompagné de Zwilgmeyer, je me dirigeai à l’ouest pour visiter les belles régions qu’arrosent le fleuve Aluminé et ses affluents. Le chemin gravit le plateau central, et de là, on a une vue étendue qui permet de distinguer clairement les cordons montagneux ; celui que côtoie l’Agrio s’incline vers le sud-est, présentant une profonde dépression par où court ce fleuve dans son rapide détour à l’est. Du nord-ouest on voit un haut chaînon qui s’abaisse à mesure qu’on s’approche au sud jusqu’à disparaître en pentes douces, et qui est remplacé par les chaînes de Gatalin qui se dirigent aussi au sud-est. Nous traversons un petit ruisseau, puis les gorges de l’Aichol, affluent du fleuve Agrio ; cet encaissement est planté de blé. Le plateau, formé de roches sédimentaires plissées, est couvert de laves néovolcaniques et s’ondule à mesure qu’il avance à l’ouest en belles collines, au-dessus desquelles apparaissent les premiers Pehuenes ou Araucaria imbricata que nous ayons vus dans le voyage. Nous nous internâmes dans les montagnes, et dans le ravin de Pino Hachado où l’on a établi une scierie qui fournit des planches aux estancias voisines, et transforme les arbres en poteaux pour la ligne télégraphique que l’on construisait de Général Roca à Chosmalal. Le Commissariat de Pino Hachado est situé dans le premier défilé du ravin dans un parage pittoresque et abrité (1340 m.).

Le jour suivant, nous vîmes de beaux paysages ; la forêt est très belle, la flore riche et utile ; les fraisiers commencent, et les pehuenes atteignent jusqu’à deux mètres de diamètre ; les chênes australs y dominent. Les montagnes coupées à pic montrent de gigantesques et merveilleux éventails en forme de feuilles de palmiers, formés par les laves quand elles se refroidirent en colonnes.

Même quand la roche des montagnes est volcanique moderne, nous rencontrons des blocs détachés de granit, vestiges de l’époque glaciaire. Nous suivons les gorges du rio Aichol jusqu’à la cime du chaînon qui sépare les eaux orientales de celles qui descendent au sud et au sud-ouest pour alimenter l’Aluminé. Dans cette chaîne nous n’avons aperçu ni arbres, ni arbustes, mais bien de beaux pâturages. Sa hauteur est relativement considérable (1670 m.). La gorge que nous descendîmes sert de lit à l’Arroyo Litran ; elle est plus large, aussi belle et fertile que l’antérieure, et débouche dans la vallée longitudinale ouverte, appelée du rio Arco, premier affluent nord de l’Aluminé. Près de ses sources, au pied du Mont Batea, est situé le Commissariat de l’Arco, parage que j’avais indiqué à Wolff et Hauthal pour nous y rejoindre. N’y rencontrant pas mes compagnons, je résolus de les y attendre et de profiter du retard pour parcourir les environs.

À un kilomètre au nord de ce point je trouvai dans un magnifique parc naturel, dont les massifs sont formés par des groupes d’araucarias et de chênes, et qui est limité à l’est par un pittoresque ravin boisé et tapissé de fougères, les sources les plus australes et orientales du Bio-Bio, ainsi que les plus boréales de l’Aluminé ; les gouttes que distille la roche parmi les racines des fougères glissent sur le pré doré et descendent, les unes à l’Océan Pacifique et les autres à l’Océan Atlantique (planche IV et V). Celui qui est accoutumé à considérer comme une barrière abrupte et colossale la ligne de partage des eaux continentales, et verrait ce tableau, éprouverait une profonde déception. S’il escaladait quelques mètres, jusqu’à dominer l’horizon au-dessus des cimes des pins qui ombragent ces sources, il apercevrait au loin, à l’occident, les sommets neigeux andins qui s’étendent depuis l’Isthme de Panama jusqu’au sud, et que les géographes de pacotille signalent en même temps comme étant la ligne de distribution des eaux du continent.

La rivière de l’Arco, vers ses sources, a une altitude de 1200 mètres au-dessus du niveau de la mer, et glisse doucement vers le sud dans la vallée formée par les cendres volcaniques. Le ruisseau affluent du Bio-Bio est plus rapide, bondit sur les roches de l’ancienne moraine frontale du grand glacier disparu, et se jette dans le beau fleuve qui a son cours principal à l’occident. Attirés par le beau paysage nous descendîmes la vallée voisine au grand galop, tant était douce la pente, et traversant le fleuve, nous nous dirigeâmes, sur des moraines et de superbes prairies jusqu’aux rives du Lac Guayetué. Ce lac étale ses eaux tranquilles à une grande distance, mais le soleil couchant ne nous permit pas de voir, ni de calculer son extrémité occidentale. Je pus cependant compter, depuis l’embouchure du fleuve, cinq ondulations ou cordons apparents, et le Volcan Llaimas qui les domine à l’ouest-sud-ouest. Peu après être sorti du lac, avant de tourner au nord, le Bio-Bio reçoit l’arroyo Rucunuco qui lui apporte le tribut des eaux du lac Ycalma, situé entre le lac Guayetué et le lac Aluminé ; le monticule de la Batea se détache isolé à l’orient de la rivière. Ainsi donc les eaux du Bio-Bio naissent à l’orient de ces chaînons andins, et les traversent ensuite pour se jeter dans le Pacifique. Cette dépression semble être le reste d’un grand bassin lacustre antérieur dont les derniers vestiges seraient les trois lacs cités : Aluminé, Ycalma et Guayetué. Les éruptions modernes ont formé de leurs laves le Cerro de la Batea, et ont comblé le lac primitif de leurs tufs, lesquels furent à leur tour détruits en partie par l’érosion de l’époque glaciaire dont on retrouve les traces dans les moraines du haut plateau. Ce plateau constitue le vestige le plus considérable de l’ancien lit du grand lac dans la seconde époque du développement des glaciers qui formèrent des moraines et dont les restes existent encore dans les cordons montagneux voisins. La basse vallée actuelle mesure plus de vingt kilomètres de l’est à l’ouest, et la population commence à y affluer, formée d’émigrants chiliens, qui s’éloignent de leur territoire, alarmés par les bruits de guerre, que répandent d’autres de leurs compatriotes afin d’acquérir ainsi, à vil prix, les champs ensemencés qu’abandonnent ceux qui croient en cette guerre aussi impossible que prophétisée sur tous les tons. Cet après-midi arrivèrent au Commissariat Wolff et Hauthal. Ils avaient fait un intéressant voyage et me fournirent les données générales dont j’avais besoin. Depuis l’estancia « La Argentina », ils avaient pénétré par la gorge de l’arroyo Pailahué, et sur le plateau et ses scories, s’étaient dirigés à l’ouest, traversant l’arroyo Manzano, et longeant les coteaux voisins de l’arroyo Butahuao, ils avaient atteint le sommet de la chaîne par la très belle et très fertile gorge de Yumu-Yumu. Cette zone montagneuse exige une étude détaillée de son orographie et de sa géologie, que je me promets de faire plus tard. Il y a là un plus grand développement des Andes dans le sens transversal, un groupement de massifs volcaniques, comme on le voit sur d’autres points de la Cordillère. Les roches indiquent un changement dans la formation géologique générale des chaînes plus au nord ; le gneiss, le granit, le porphyre apparaissent sous les roches néovolcaniques, et on n’y remarque pas de couches sédimentaires. En outre, ces chaînes qui s’abaissent vers le sud, dévient au sud-est, et je puis le dire déjà, ne correspondent pas, dans leur prolongation apparente, à la Cordillère des Andes ; mais quant à savoir si les montagnes qu’ont traversées mes compagnons doivent être considérées comme partie intégrante des Andes ou non, c’est là un problème qui ne pourra être résolu qu’après une étude détaillée de la région. Depuis la croupe du cordon indiqué qui sert de ligne de partage des eaux entre le Rio Agrio et le Rio Bio-Bio, on aperçoit à l’ouest une série de montagnes qui se dirigent au sud, puis au sud-sud-ouest avec une altitude plus grande que les chaînons de Yumu-Yumu, et tels que ceux-ci se présentent depuis la gorge (cajon) de los Burros, où coule la rivière du même nom, affluent du Rio Butahuao. Les eaux qui descendent à l’ouest alimentent la rivière Rahué qui est considérée comme un fleuve dès qu’elle reçoit les eaux de la rivière Putul, laquelle nait au pied des glaciers de la pittoresque dépression du nord, parmi les montagnes qui paraissent former là un grand nœud orographique. Le Rio Rahué se jette dans le Bio-Bio à la naissance, au nord de la belle vallée de Lonquimai, le joyau des vallées andines, au fond de laquelle serpente le Bio-Bio, parfois tranquille, et d’autres fois formant de brillantes écailles sur les pierres roulées et polies, quand son niveau diminue. Je le vis ainsi du haut du chemin de l’Arco : serpent colossal se tordant avec ses anneaux luisants dans les prés où les troupeaux de l’exode chilienne restauraient leurs forces épuisées dans la fuite rapide devant le spectre de la rapine argentine. Dans cette vallée se trouvent les ruines des fortins chiliens Lonquimai et Liucura, et les habitants racontent, avec plus ou moins d’exactitude, les chocs sanglants qui se produisirent, durant notre campagne contre les indigènes, entre les soldats argentins et chiliens qui considéraient chaque poste avancé sur le terrain d’opérations, comme appartenant — à l’Argentine, selon les uns, tandis que pour les autres il était placé sous la juridiction chilienne. Cette incertitude n’a pas encore disparu, et ne disparaîtra pas, tant que les travaux de la délimitation des frontières n’atteindront pas jusque-là. Il ne nous suffit pas, aux uns et aux autres, de dire : Ceci est à nous pour que ce le soit ; ce ne sont pas des raisons, car elles ne sont pas fondées.

Le temps pressait, et nous nous dirigeâmes au sud, en nous partageant la tâche ; Hauthal avec Wolff suivraient la basse vallée de l’Aluminé jusqu’à celle de Chimehuin, tandis qu’avec Zwilgmeyer j’examinerais la zone ondulée qui précède la ligne de montagnes à l’ouest. La vallée ouverte formée par les tufs qui comblèrent l’ancienne vallée profonde et longitudinale s’incline doucement depuis l’Arco jusqu’à ce que des collines granitiques, au milieu desquelles la rivière a creusé un profond ravin, viennent la fermer. Le paysage est vraiment beau. Les araucarias se présentent d’abord en bosquets entourés de prairies ; puis la région devient abrupte, avec des éclaircies dans les larges cimes arrondies par les anciens glaciers, et le sentier décrit des lacets au milieu des troncs-colonnes des pins parmi lesquels se mêlent déjà de nombreux cyprès. Sur ce sentier, nous rencontrons, à chaque moment, des familles chiliennes qui émigrent, formant de singuliers groupes avec leurs troupeaux qui marchent lentement : vaches, chèvres, brebis conduits par un énorme bœuf qui mugit et proteste de ce voyage ridicule quand il traverse les zones sablonneuses et ne se tait que quand il rougit son mufle dans les fraisiers. Nous arrivons ainsi au sud du défilé, au vaste bassin du lac disparu, ancienne baie de la grande dépression lacustre dont j’ai parlé antérieurement, et dans laquelle brille comme de l’acier poli le Lac Aluminé. Nous escaladons la haute moraine qui le domine au nord-ouest à son débouché pour avoir une impression du paysage, et afin de pouvoir faire plus tard l’étude de ce bassin (planche VI).

Le lac parait se diviser en grandes baies et s’étend depuis l’ouest où je crois distinguer des étrécissures au pied des montagnes neigeuses du fond ; de petites îles boisées accidentent sa surface faiblement ridée par la brise. Parmi les blocs erratiques de la moraine prédominent le granit blanc, le rose, et les diorites, mais je n’observe ni andésites ni aucune autre roche volcanique. Cette moraine se trouve sur le plateau général, fond de l’ancienne cavité qui repose sur le granit que l’on aperçoit dans l’étrécissure observée un peu plus au sud du débouché du lac. Le fleuve a déjà reçu les eaux de l’arroyo Litran, et court rapide, volumineux, déviant son cours vers le sud-est. Nous continuons au sud, traversant des collines granitiques recouvertes par des roches volcaniques de superficie horizontale. En atteignant ces collines, nous apercevons à l’ouest des montagnes boisées, derrière celles-ci, de belles cimes neigeuses. À l’orient, sur le plateau s’élèvent les montagnes qui forment la chaîne de Catalin, rocailleuses, pelées, et au nord de celles-ci le haut plateau qui la sépare des montagnes du nord de Pino Hachado. C’est sur ce versant abrupt de la rive gauche de l’Aluminé que se trouve située la future colonie « Sargento Cabral », emplacement qui est une sanglante ironie à la bonne foi de la Nation ! Belle récompense pour le soldat fidèle dans l’accomplissement de ses devoirs ! De tels faits inspirent le plus profond dégoût. Pourquoi ceux qui choisirent cette zone pour la colonisation, n’ont-ils pas arrêté plutôt leurs regards sur les belles prairies et collines voisines de Pulmari, de Quillen, etc. ?

Dans l’après-midi du 22, nous nous arrêtâmes à la Vega (prairie) de Pulmari, véritable terre promise, et le lendemain, accompagnés de Mr. Keen, administrateur de l’estancia en voie de formation dans ce parage, nous nous dirigeâmes à l’ouest pour visiter les vegas de Ñorquinco, renommées pour leur beauté, dans le voisinage desquelles on a commencé la démarcation de la frontière avec le Chili. Cette région de Pulmari et de ses environs est une des plus belles que j’aie vues jusqu’à ce jour, et judicieusement exploitée par la nation, elle deviendrait assurément, en peu de temps, un centre d’activité si la colonisation s’effectuait avec des éléments qui répondissent aux conditions du sol. Mais pour cela il est indispensable de réformer nos lois de colonisation qui eurent leur raison d’être tant que l’on croyait à l’uniformité du territoire argentin fiscal, assimilé alors au type général de la pampa — la plaine ; mais aujourd’hui que l’on sait que nous avons des territoires si variés dans leur constitution physique, base de futures industries variées qui constitueront notre principale richesse nationale, il est nécessaire de stimuler l’exploitation rationnelle de la terre et de ses ressources naturelles.

Les paysages qui se succèdent sur notre chemin sont aussi variés que beaux. Les petits lacs azurés, profonds, semblables à des lentilles irrégulières, festonnés par des araucarias et des cyprès, et les blanches rives de quartz décomposé forment, vus d’en haut, un ensemble paisible empreint d’une douce majesté, sans tons violents, au milieu d’une nature silencieuse.

Nous nous trouvons brusquement plongés dans le passé, en face de l’inanité des choses humaines, en rencontrant les crânes blanchis et les os dispersés d’un cimetière indigène tout bouleversé par les chercheurs d’ornements d’argent. Après avoir laissé derrière nous ce lugubre spectacle nous pénétrons dans une plaine magnifique où nous aurions voulu trouver la laiterie qui complèterait ce tableau enchanteur. Les petits lacs de Nompehuen et de Ñorquinco (planche VII, fig. 1 et 2) occupent le centre, et les ruines du fortin avancé évoquent les mauvais moments passés. Ici flotta la bannière aimée, lors des pénibles marches aux postes avancés de nos soldats, accomplissant le devoir sacré de défendre la patrie, sans préoccupation étrangère à ce noble idéal. Ici sont les tombes de ceux qui furent transpercés par les lances des sauvages, dans leurs luttes de cent contre un. Pauvre soldat ! ton sacrifice anonyme n’a pas encore donné de résultat, et son souvenir en est déjà perdu…

Nous campons au même endroit où la sous-commission argentine de démarcation s’est établie l’année dernière, et le lendemain j’atteignis la Vallée de Reigolil où se trouve l’établissement indigène de Curanemo (planche VII, fig. 3) ; je visitai la borne (1060 m.) placée à la source des rivières qui forment le divortium aquarum continental, auquel on arrive insensiblement car la pente n’est pas de cinq pour mille depuis l’Aluminé.

La gorge est ininterrompue entre la plaine occidentale et l’Aluminé ; et difficilement on peut considérer ce parage comme le dos d’âne andin, sans recourir à d’autres investigations. Ce chemin de Reigolil se fait au grand galop sous des galeries de roseaux et d’arbres fruitiers, et il est un des rares qui puissent être fréquentés, pendant l’hiver, jusqu’aux localités de la vallée centrale du Chili. Le puissant massif de Zolipulli, qui se prolonge au nord-ouest, coupé par les eaux qui proviennent de la dépression où l’on a érigé la borne-frontière, paraît être la continuation des montagnes neigeuses que j’avais aperçues depuis la moraine du lac Aluminé et depuis le lac Guayetué. L’impression que je reçus de cette excursion est qu’il est nécessaire de procéder à une étude très détaillée de la contrée afin de pouvoir tracer avec sécurité, et d’accord avec la lettre et l’esprit des traités, la ligne de frontières internationales qui doit passer en cette région ou zones voisines : c’est un nouvel et important argument de plus qui vient renforcer ma conviction antérieure sur l’absolue nécessité qu’il y a à effectuer une étude générale en règle de la Cordillère des Andes, avant de procéder à la démarcation en détail de la frontière commune. Le lecteur ne s’étonnera pas de ce que souvent je revienne à la question pendante de nos limites avec le Chili, s’il se rappelle qu’elle a été ma constante préoccupation depuis vingt-cinq ans, et qu’une des causes de mon voyage est d’augmenter mes connaissances générales sur les Andes. La lagune Pilhué, située non loin de la borne, est d’une beauté tranquille indescriptible, dominée par les versants des collines couverts de bois touffus jusqu’aux sommets. À l’extrémité orientale se dresse une gerbe de remarquables colonnes andésitiques caractéristiques, qui augmente l’intérêt de ce paysage, aujourd’hui solitaire, mais qui sera un des grands attraits de la région quand le chemin de fer, actuellement en construction jusqu’à la jonction des rios Limay et Neuquen, arrivera à Temuco par la vallée transversale de Reigolil. Les gens fatigués de la vie kaléidoscopique de Buenos Aires chercheront dans ces paysages merveilleux d’infaillibles calmants si notre gouvernement se préoccupe de conserver ces « réserves » pour les convertir en « sanatorium » naturels, disposant la colonisation de ces terres fiscales de manière à préserver ces belles forêts de la destruction. Le Cerro Uriburu, manteau de lave noire tacheté de jaune, rouge et lie de vin, sur les bords du vieux cratère obstrué de scories, domine tout l’ensemble. Au nord se développent les belles gorges de Nompehuen et de Rumeco où mène le sentier qui conduit au volcan Llaimas.

Nous abandonnons cette vallée, et cheminant à travers le bois d’araucarias (planche VII, fig. 4) par des versants transversaux escarpés, recouverts de blocs erratiques, nous laissons à l’ouest la gorge de Coloco, au milieu de laquelle on a érigé une seconde borne-frontière, sur le col qui sépare les eaux du Pulmari de celles qui vont alimenter un des nombreux tributaires du Reigolil, et nous descendons la vallée du Rucachoroy, moins pittoresque, mais aussi fertile et exploitable que celle du Pulmari. Le temps nous manque de plus en plus, mais à mesure que nous avançons et que nous reconnaissons la région, elle éveille de plus en plus notre intérêt et augmente notre désir de la connaître en détail ; mais il nous est impossible de nous arrêter, car le programme est vaste, et je dois le remplir. Avant d’arriver au lac Rucachoroy, nous escaladons de nouveau le haut plateau granitique, aussi recouvert de roches volcaniques, et nous atteignons, à la nuit tombante, la belle vallée de Quillen, aux environs du lac de ce nom. J’espérais rencontrer sur ses rives le campement de la 4me sous-commission argentine, et j’y réussis le jour suivant. Il était établi à l’entrée du bois, encadré dans un paysage idyllique. Ce coin de lac, encore enveloppé d’une faible brume matinale, me rappela quelques fusains d’Allongé : les joncs paraissaient surgir du vide, si profond était le calme des eaux, qui reflétaient le ciel ; plus loin, la haute futaie teignait en vert sombre les eaux couleur de plomb, et ce n’est qu’au milieu du lac que celles-ci prenaient une teinte bleu-ardoisé. Le Cerro Ponom étalait la curieuse décomposition de ses laves qui lui valurent sa dénomination obscène et au fond du tableau, le soleil levant illuminait le magnifique volcan Lanin, aux formes symétriques, qui ressemblait à ce moment à un fantastique cristal de rythrosoufre, plaque d’argent. Le Lanin est la montagne la plus caractéristique et dominante du Territoire du Neuquen, et c’était pour moi une vieille connaissance que j’avais sous les yeux depuis plusieurs jours déjà, car sa cime altière commence à se révéler au voyageur depuis la chaîne d’Aichol.

Dans le courant de l’après-midi, je quittai le campement de la sous-commission, et traversant la vallée, nous nous établîmes à la nuit dans un lieu abrité du plateau, près des sources du Picheleufu (1200 m.).

Le jour suivant, nous continuons par monts et par vaux, traversant des gorges pittoresques et des coteaux fertiles et boisés, et après avoir traversé le col granitique élevé de Huahuan (1500 m.), je me retrouvais encore une fois dans le bois d’araucarias qui recouvre le dépôt glaciaire herbeux du sommet du vieux plateau granitique. Ce plateau qui, comme un énorme coin, sépare les montagnes d’origine plus récente dont les chaînons parallèles sont si rapprochés les uns des autres, plus au nord du Bio-Bio, et qui ont produit cette apparente solution de continuité de la ligne des volcans de l’occident qui ont donné son haut relief à la Cordillère, est un fait orographique qui obligera les personnes chargées de délimiter la frontière à procéder avec la plus grande précaution pour reconnaître la véritable ligne de division internationale.

J’ai dit que je me retrouvais, parce que c’est jusqu’ici que je suis arrivé, en janvier 1876, lors de ma première excursion dans la région andine patagonique. Du groupe d’araucarias qui couronne la hauteur, j’emportai deux pignes comme souvenir, cette année-là, regrettant ne pouvoir prendre encore une jeune plante qui se dressait alors au pied de ces géants-là. Le bourgeon rugueux de cette plante s’était déjà épanoui en une large touffe rayonnée vert-émeraude étincelante sous la rosée matinale, et c’était le même paysage agreste dont je conservais le souvenir : le cône blanchâtre du Lanin au milieu des éclaircies du feuillage obscur des vieux de la forêt, et la même humble source où je me reposai avec mon bon compagnon, le chef Nahuelpan[1] pour déjeûner avec des pignons et des fraises (planche VIII). Lors de cette visite, les indigènes me dirent que le sommet neigeux s’appelait Pillan ou Quetrupillan, et je le décrivis ainsi ; mais plus tard j’ai reconnu mon erreur. Le Quetrupillan, « montagne tronquée », se trouve un peu plus à l’ouest et n’est pas visible d’ici.

La rivière encaissée Pichi-Nahuelhuapi qui déverse ses eaux dans l’Aluminé n’a pas droit à ce nom, quand même il lui est donné dans quelques cartes géographiques. Il n’appartient qu’à la lagune où il prend sa source ; la rivière est anonyme, mais le passage scabreux et caché (750 m.) est dénommé par les indiens Huahum.

Nous campâmes, cet après-midi, dans la petite vallée de Huahum (900 m.) que les indigènes appellent aussi Pilolil à cause de quelques roches à cavités profondes situées sur la rive gauche de l’Aluminé, où la rivière débouche de la vallée. Je découvris sur ce point des terrains sédimentaires, mais il ne me fut pas possible d’en déterminer l’âge, car le temps me fit défaut pour rechercher des fossiles.

Le 27, de bonne heure, je m’engageais dans le pittoresque chemin indigène que j’avais parcouru si souvent auparavant, et en peu d’heures, j’atteignis la pampa du Malleco ou Rio Malleu, où, à l’abri du promontoire andésitique de Pungechaf, campait en 1876 la tribu de Ñancucheo.

C’est dans ce passage même que j’eus, cette année-là, connaissance de la grande invasion dans la province de Buenos Aires, qu’avaient projetée les indiens soulevés par Namuncura et Catriel, et c’est de là que je résolus mon retour immédiat pour Buenos Aires, afin d’avertir de ces préparatifs ; un rude galop de Caleufu jusqu’à Carmen de las Flores me permit de jeter le cri d’alarme, trois jours avant que ne s’effectuât la terrible invasion qui désola le sud de la province. De tout ce campement il ne reste que des ossements carbonisés et les pierres calcinés des foyers, mais j’aurai toujours présent à la mémoire les pittoresques groupes de tentes et les fêtes de la nubilité auxquelles j’assistai alors, et à l’évocation de tels souvenirs, je me vois me retournant et me roulant sur les coussins du grand toldo de Ñancucheo, le brave cacique de valeur proverbiale, quand il reçut la visite du marchand d’eau-de-vie, l’araucan rusé qui évoqua, en un discours de trois jours, toute l’histoire de sa race, pour finir par recommander la liqueur dégoûtante qu’il vendait et qui l’a anéantie[2].

Je crois que toutes ces terres appartiennent encore heureusement à l’État, qui doit les faire étudier par des hommes consciencieux, et les coloniser ensuite avec la certitude d’un succès rapide et d’un bon revenu pour le trésor.

La large vallée du Malleco (730 m.) forme de vastes pâturages vers l’occident où la rivière de ce nom recueille les eaux de la lagune du Tromen (950 m.) située immédiatement au nord du Lanin qui donne aussi naissance à des tributaires du Malleco, et les sépare de ceux du lac Huechu-Lafquen (830 m.), situé sur son versant sud. Les collines voisines transversales qui séparent la vallée du Malleco dans son cours supérieur, et celle de Chimehuin, sont recouvertes d’herbes et de bois, mais les pehuenes diminuent et disparaissent en arrivant au Chimehuin supérieur. L’ancien chemin indigène entre les campements de Caleufu (cacique Shaihueque), Collon-Cura (cacique Molfinqueupu) et Pungechaf ou Malleco (cacique Ñancucheo) suit les eaux de la rivière Palihué par la pampa de ce nom, et bientôt pénètre dans les gorges qui communiquent avec la profonde vallée du Collon-Cura, traversant ainsi les chaînes volcaniques à l’est du Chimehuin, dont les sommets les plus visibles sont celui de Tantan et celui de Los Perros ; mais j’ai pris plus à l’occident, entre le Tantan et le Cerro Trinque (1080 m.) jusqu’à tomber dans la belle vallée du Chimehuin. À une époque antérieure, toute la région a été recouverte par les glaciers, à en juger par les détritus qui jonchent le sol. À midi, nous fîmes notre entrée à Junin de los Andes (750 m.), situé à l’angle formé par le rio, modifiant la direction qu’il suivait depuis son point de départ au débouché du lac Huechu-Lafquen, pour contourner la basse chaîne orientale, et dévier au pied du Cerro del Perro vers le rio Collon-Cura. Il y a plusieurs années que j’ai fait la connaissance de cette belle plaine, pendant des chasses aux autruches avec Ñancucheo et son hôte le cacique Quinchauala, et par conséquent je n’ignorais point quel beau centre d’activité elle pourrait devenir un jour, une fois le nomade soumis ou délogé ; je ne fus donc pas trop surpris de me trouver au milieu d’un noyau de population de véritable importance. La localité compte 500 habitants, et ses rues édifiées entourent le fortin déjà en ruines (planche III, fig. 2) ; mais comme toujours, ces hardis colonisateurs dignes d’être aidés par la nation étaient tous des intrus. Je calculai, dans l’après-midi, que le capital visible des maisons de commerce dépassait 200 000 piastres ; il y a des édifices qui coûtèrent 15 000 piastres ; et tout cela dépend de la bonne ou mauvaise volonté du propriétaire privilégié qui fixa à cet endroit une concession de trente-deux lieues, en vertu d’une de ces incroyables résolutions de nos hommes d’état, qui sont le résultat de l’indifférence générale. Pourquoi n’avoir pas imité dans nos reconnaissances le long de la frontière, les soldats de la conquête qui fondèrent des localités là où ils établirent leurs campements ? Des lots de terrain que les propriétaires de Junin ont acquis à moins d’une piastre l’hectare, se sont déjà vendus à plus de quatre cents piastres, d’après des renseignements qui m’ont été communiqués après ma visite.




  1. Fusillé en 1882 dans la plaine de Maipu, dans une de ces heures sombres de cette époque de lutte où l’on n’a pas toujours agi avec justice.
  2. Viaje a la Patagonia Septentrional, Buenos Aires, 1879.