Reconnaissance de la région Andine, de la République Argentine/1

I

COUP D’ŒIL RÉTROSPECTIF


Quand, en 1873, je fis ma première excursion au Rio Negro, les frontières au sud de Buenos Aires et de Mendoza avaient pour centres principaux et extrêmes Azul, dans la province de Buenos Aires, Rio IV dans celle de Cordoba, Villa Mercedes et San Luis dans celle de ce nom, et San Rafaël dans celle de Mendoza. Bahia Blanca était un point isolé, et il y avait danger de mort de passer de là à Azul et au Tandil. Je me rappelle qu’un après-midi de mars, une heure après mon arrivée à Bahia Blanca, les indiens faisaient une invasion par le même chemin ; et les voisins, alarmés, se réunirent dans le Fort pour se préparer à la défense. Quand, en 1875, je retournai à Carmen de Patagones pour la troisième fois, le voyage d’Azul à Bahia Blanca était encore très dangereux, à tel point qu’à son retour la messagerie, qui m’avait conduit, fut attaquée par les sauvages ; son conducteur, les peones et passagers furent assassinés. Dans ce voyage, le fortin avancé de Bahia Blanca était celui de la Nouvelle Rome, et jamais ne s’effacera de ma mémoire l’impression que je reçus en passant, avec seulement deux jeunes gens, de ce fort au Rio Colorado, et en rencontrant les traces des lances du chef sanguinaire Pichun, dont les nuées de poussière indiquaient mon chemin vers le fleuve. Trois jours après, ce chef assassina sur le même chemin, à Romero Grande, huit conducteurs de bestiaux, trop confiants, avec lesquels je m’étais croisé, ce jour-là, au fleuve, et dont je rencontrai, six mois plus tard, les restes, en revenant par le même chemin.

Avec quel enthousiasme, avec quelles agréables visions de l’avenir de ces régions, ai-je marché cette année-là jusqu’au pied des Andes, en face de Valdivia, et ai-je vécu de la vie du Seigneur de la Terre dans les tolderias des caciques Shaihueque et Ñancucheo, pour arriver ensuite au lac Nahuel-Huapi, réalisant ainsi mon rêve d’enfant ! Que de doux souvenirs me laisse cette évocation ! Comme s’écoulaient les heures dans la contemplation de ces paysages vierges encore de civilisation, et que je couvrais, dans mon imagination, de troupeaux, de semailles, d’industries, et de navires sillonnant fleuves et lacs !…

Le chemin de fer n’arrivait alors qu’à Carmen de Las Flores, à 200 kilomètres de Buenos Aires, et que de magnificences naturelles étalait le territoire parcouru de cette station au grand lac ! Je ne comprenais pas qu’une nation virile, maitresse d’un des morceaux les plus beaux et les plus fertiles de la terre ne se préoccupât pas de l’étudier pour profiter de toutes ses ressources ; je cherchais la cause de cet abandon, et la trouvais dans les faciles jouissances matérielles du grand centre — Buenos Aires — où inconsciemment, nous concentrions nos aspirations, enveloppés dans le cosmopolitisme qui nous absorbait, y étalant notre vanité de maitres d’une terre généreuse, et nous contentant du souvenir des gloires passées que, dans notre paresse, nous admirions comme des efforts d’hommes différents de ceux d’aujourd’hui, sans penser un instant que tous les hommes sont égaux quand ils aiment et vénèrent de la même manière le sol où ils sont nés.

Un an plus tard, trouvant de nouvelles terres, des fleuves et des lacs navigables, des forêts immenses, dans les sources du Santa Cruz, et en traversant les terres fertiles entre ce fleuve et Punta Arenas, comme s’élargissait mon esprit devant de telles preuves de richesses ! et quel souhait ne faisais-je pas pour que l’on en tirât profit pour l’agrandissement de la République !

En 1876, je pus visiter la colonie naissante du Chubut, oasis dans le désert, isolée a l’extrême sud à la manière des établissements danois dans le glacial Groënland, tant était inconnu l’intérieur de la Patagonie. Le Port Deseado se trouvait encore dans le même état où l’avait laissé Viedma, en l’abandonnant au siècle passé, et la baie de Santa Cruz était aussi solitaire qu’au temps où l’amiral Fitz Roy répara là les avaries de la vieille « Beagle », en profitant des marées qui appellent encore si peu l’attention pour l’utilité de nos ports. Accompagné de Charles Darwin, Fitz Roy remonta le puissant fleuve jusqu’à la plaine mystérieuse, avec son beau réseau de lacs, que je visitais quarante ans plus tard, et dont les extrémités sont encore inconnues.

Ce voyage avait pour objet non seulement de reconnaître le fleuve Santa Cruz, mais aussi de vérifier la véritable situation de la Cordillère des Andes. En ce temps, chiliens et argentins nous nous disputions les terres de Magellan, situées à l’orient des Andes, et cette excursion confirma, dans mon opinion, notre droit à ces terres si fertiles.

En 1879, je visitai de nouveau la Patagonie, toujours poussé par les mêmes idées de connaître ces territoires jusque dans leurs derniers recoins, et de convaincre par des preuves irrécusables les incrédules et les indifférents, que le grand facteur de notre grandeur sera la Patagonie, appréciée à sa juste valeur. Le Rio Negro avait beaucoup progressé, pendant le temps écoulé entre mon premier voyage à ses sources et le dernier que j’entreprenais ; la ligne de frontières entre la civilisation et la barbarie avait avancé, et les campements se trouvaient déjà à Choelechoel et à Chichinal, et dans des lieux déserts que j’avais visités, s’établissaient des gens laborieux. Dans ce voyage là, j’arrivai jusqu’aux belles prairies qui sont à l’occident du Tecka, au 43e degré, tout près du point où sept ans après se fonda la colonie « 16 de Octubre ». Je visitai de nouveau le lac Nahuel-Huapi, reconnaissant sa rive sud jusqu’aux fjörds de l’occident, et j’arrivai pour la seconde fois aux tolderias, aux huttes de Shaihueque, en des conditions bien pires que quatre ans avant, et pus être témoin des derniers jours des tribus nomades et sauvages, ayant alors des jours de joie, au milieu d’autres très pénibles, en pressentant la réalisation prochaine de mes aspirations : l’exploitation par le travail de cette Suisse argentine, comme je l’avais appelée au retour de ma première visite.

Je n’ai pas l’intention d’étendre ce coup d’œil rétrospectif, et je m’arrête avec peine, car il me serait agréable de raconter des scènes pittoresques disparues déjà des lieux où elles se passèrent, aujourd’hui surtout que les années ont adouci les souvenirs, et fait oublier les amertumes ; je le ferai dans les années de repos si j’y arrive, je ferai alors le récit de mes impressions dans les régions andines, avant l’anéantissement des tribus, quand on vivait comme l’indien nomade, indépendant, seigneur et maitre des pampas et des montagnes, sans autres lois que celles que lui imposaient ses besoins limités, s’alimentant des animaux, quand ce n’était pas du vol fait « au chrétien », se vêtissant des ouvrages de leurs femmes, et guerroyant de temps en temps pour des questions de « beuverie » ou de « sorcellerie »…

Comme Directeur du Musée de La Plata, et disposant déjà d’autres moyens, j’ai continué, avec des collaborateurs plus ou moins actifs, l’étude de ces territoires là ; et les galeries et les archives de l’établissement, au développement duquel je consacre toutes mes forces, conservent les résultats de ces études.

De nouvelles explorations au fleuve Santa Cruz firent avancer nos connaissances sur la géologie, la géographie et la biologie de ces territoires, et permirent de réunir des données précieuses sur le Territoire du Chubut jusqu’au Lac Buenos Aires. C’étaient les préliminaires d’explorations plus vastes et détaillées qui devaient se faire en leur temps.

En 1893, le Gouvernement de la Nation décida de prêter son concours pour que les travaux réalisés par le Musée pour étudier le sol argentin se réalisassent avec plus de facilité, ce qui devait donner de meilleurs résultats. Cette année-là, s’ouvrit donc une ère nouvelle pour cet établissement ; les aspirations de ses collaborateurs avaient été appréciées, et ils se livrèrent, avec plus d’entrain que jamais, à l’exécution du vaste programme qui condense leurs efforts pour le progrès intellectuel et matériel de la Nation. C’est ainsi que nous avons parcouru, depuis l’année 1893 à 1895, les régions glacées de la Puna, depuis la ligne qui nous sépare de Bolivie, jusqu’au département de San Rafaël dans la province de Mendoza, étudiant la géographie, la géologie, la minéralogie, etc., sur les hautes cimes et dans les vastes plaines, et révélant pour la première fois la physionomie exacte de l’orographie andine en une si vaste extension, jusqu’alors presque totalement inconnue, regrettant que l’on n’ait pas fait plus tôt de telles études pour éviter plus d’un désordre dans le tracé des frontières internationales.

Comme je l’ai dit ailleurs, je renvoie à plus tard la publication des études faites en ces régions-là.

À la fin de 1895 je résolus de retourner au sud, et de parcourir les régions que j’avais pu visiter, et celles qu’il ne m’avait pas été possible d’atteindre en 1875 et 1880. Je considérais nécessaire, je dois dire, indispensable ce voyage là pour compléter la reconnaissance préliminaire de la région occidentale de la République, et il m’était agréable de diriger en personne les travaux qu’exécutaient mes dévoués collaborateurs, car, dans cette excursion, je me proposais d’apprécier les modifications qui, dans le cours de vingt années, s’étaient produites dans les régions du Sud. Dans ces vingt années, l’indien indompté avait disparu ; il n’y avait plus ni forts, ni fortins pour résister à ses déprédations et là où autrefois se plantait le campement (la tolderia), où j’avais souffert et rêvé pour oublier mes déboires s’élevaient des villages ; les cris des conseils de guerre s’étaient tus pour toujours, et les animaux qui paissaient dans ces prairies fertiles n’étaient pas volés, mais formaient le noyau des immenses troupeaux de l’avenir. Je désirais voir tout cela, et me rendre compte si l’effort répondait à la conquête faite sur le sauvage, et comparant avec le passé le présent, je voulais juger par moi-même si le progrès rêvé existait en réalité, ou s’il était retardé, et pour quelles causes ? Ainsi préparé et disposé, j’entrepris l’excursion que je vais raconter sans m’étendre dans des détails qui devront être consignés dans des mémoires spéciaux, dès que seront coordonnés les nombreux matériaux déjà réunis.