Recherches sur les substances radioactives/1904/Chapitre 1

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CHAPITRE I.

RADIOACTIVITÉ DE L’URANIUM ET DU THORIUM.
MINÉRAUX RADIOACTIFS.


Rayons de Becquerel. — Les rayons uraniques, découverts par M. Becquerel, impressionnent les plaques photographiques à l’abri de la lumière ; ils peuvent traverser toutes les substances solides, liquides et gazeuses, à condition que l’épaisseur en soit suffisamment faible ; en traversant les gaz, ils les rendent faiblement conducteurs de l’électricité[1].

Ces propriétés des composés d’urane ne sont dues à aucune cause excitatrice connue. Le rayonnement semble spontané ; il ne diminue point d’intensité quand on conserve les composés d’urane dans l’obscurité complète pendant des années ; il ne s’agit donc pas là d’une phosphorescence particulière produite par la lumière.

La spontanéité et la constance du rayonnement uranique se présentaient comme un phénomène physique tout à fait extraordinaire. M. Becquerel a conservé un morceau d’uranium pendant plusieurs années dans l’obscurité et il a constaté qu’au bout de ce temps l’action sur la plaque photographique n’avait pas varié sensiblement. MM. Elster et Geitel ont fait une expérience analogue et ont trouvé également que l’action était constante[2].

J’ai mesuré l’intensité du rayonnement de l’uranium en utilisant l’action de ce rayonnement sur la conductibilité de l’air. La méthode de mesures sera exposée plus loin. J’ai ainsi obtenu des nombres qui prouvent la constance du rayonnement dans les limites de précision des expériences, c’est-à-dire à 2 pour 100 ou 3 pour 100 près[3].

On utilisait pour ces mesures un plateau métallique recouvert d’une couche d’uranium en poudre ; ce plateau n’était d’ailleurs pas conservé dans l’obscurité, cette condition s’étant montrée sans importance d’après les observateurs cités précédemment. Le nombre des mesures effectuées avec ce plateau est très grand, et actuellement ces mesures portent sur un intervalle de temps de 5 années.

Des recherches furent faites pour reconnaître si d’autres substances peuvent agir comme les composés d’urane. M. Schmidt publia le premier que le thorium et ses composés possèdent également cette faculté[4]. Un travail analogue fait en même temps m’a donné le même résultat. J’ai publié ce travail, n’ayant pas encore eu connaissance de la publication de M. Schmidt[5].

Nous dirons que l’uranium, le thorium et leurs composés émettent des rayons de Becquerel. J’ai appelé radioactives les substances qui donnent lieu à une émission de ce genre[6]. Ce nom a été depuis généralement adopté.

Par leurs effets photographiques et électriques les rayons de Becquerel se rapprochent des rayons de Röntgen. Ils ont aussi, comme ces derniers, la faculté de traverser toute matière. Mais leur pouvoir de pénétration est extrêmement différent : les rayons de l’uranium et du thorium sont arrêtés par quelques millimètres de matière solide et ne peuvent franchir dans l’air une distance supérieure à quelques centimètres ; tout au moins en est-il ainsi pour la grosse partie du rayonnement.

Les travaux de divers physiciens, et, en premier lieu, de M. Rutherford, ont montré que les rayons de Becquerel n’éprouvent ni réflexion régulière, ni réfraction, ni polarisation[7].

Le faible pouvoir pénétrant des rayons uraniques et thoriques conduirait à les assimiler aux rayons secondaires qui sont produits par les rayons Röntgen, et dont l’étude a été faite par M. Sagnac[8], plutôt qu’aux rayons Röntgen eux-mêmes.

D’autre part, on peut chercher à rapprocher les rayons de Becquerel de rayons cathodiques se propageant dans l’air (rayons de Lenard). On sait aujourd’hui que ces divers rapprochements sont tous légitimes.


Mesure de l’intensité du rayonnement. — La méthode employée consiste à mesurer la conductibilité acquise par l’air sous l’action des substances radioactives ; cette méthode a l’avantage d’être rapide et de fournir des nombres qu’on peut comparer entre eux. L’appareil que j’ai employé à cet effet se compose essentiellement d’un condensateur à plateaux AB (fig. 1). La substance active finement pulvérisée est étalée sur le plateau B ; elle rend conducteur l’air entre les plateaux. Pour mesurer cette conductibilité, on porte le plateau B à un potentiel élevé, en le reliant à l’un des pôles d’une batterie de petits accumulateurs P, dont l’autre pôle est à la terre. Le plateau A étant maintenu au potentiel du sol par le fil CD, un courant électrique s’établit entre les deux plateaux. Le potentiel du plateau A est indiqué par un électromètre E. Si l’on interrompt en C la communication avec le sol, le plateau A se charge, et cette charge fait dévier l’électromètre. La vitesse de la déviation est proportionnelle à l’intensité du courant et peut servir à la mesurer.

Fig. 1.

Mais il est préférable de faire cette mesure en compensant la charge que prend le plateau A, de manière à maintenir l’électromètre au zéro. Les charges, dont il est question ici, sont extrêmement faibles ; elles peuvent être compensées au moyen d’un quartz piézo-électrique Q, dont une armature est reliée au plateau A, et l’autre armature est à terre. On soumet la lame de quartz à une traction connue produite par des poids placés dans un plateau π ; cette traction est établie progressivement et a pour effet de dégager progressivement une quantité d’électricité connue pendant un temps qu’on mesure. L’opération peut être réglée de telle manière, qu’il y ait à chaque instant compensation entre la quantité d’électricité qui traverse le condensateur et celle de signe contraire que fournit le quartz[9]. On peut ainsi mesurer en valeur absolue a quantité d’électricité qui traverse le condensateur pendant un temps donné, c’est-à-dire l’intensité du courant. La mesure est indépendante de la sensibilité de l’électromètre.

En effectuant un certain nombre de mesures de ce genre, on voit que la radioactivité est un phénomène susceptible d’être mesuré avec une certaine précision. Elle varie peu avec la température, elle est à peine influencée par les oscillations de la température ambiante ; elle n’est pas influencée par l’éclairement de la substance active. L’intensité du courant qui traverse le condensateur augmente avec la surface des plateaux. Pour un condensateur donné et une substance donnée le courant augmente avec la différence de potentiel qui existe entre les plateaux, avec la pression du gaz qui remplit le condensateur et avec la distance des plateaux (pourvu que cette distance ne soit pas trop grande par rapport au diamètre). Toutefois, pour de fortes différences de potentiel, le courant tend vers une valeur limite qui est pratiquement constante. C’est le courant de saturation ou courant limite. De même pour une certaine distance des plateaux assez grande, le courant ne varie plus guère avec cette distance. C’est le courant obtenu dans ces conditions qui a été pris comme mesure de radioactivité dans mes recherches, le condensateur étant placé dans l’air à la pression atmosphérique.

Voici, à titre d’exemple, des courbes qui représentent l’intensité du courant en fonction du champ moyen établi entre les plateaux pour deux distances des plateaux différentes. Le plateau B était recouvert d’une couche mince d’uranium métallique pulvérisé ; le plateau A, réuni à l’électromètre, était muni d’un anneau de garde.

Fig. 2.
Fig. 3.

La figure 2 montre que l’intensité du courant devient constante pour les fortes différences de potentiel entre les plateaux. La figure 3 représente les mêmes courbes à une autre échelle, et comprend seulement les résultats relatifs aux faibles différences de potentiel. Au début, la courbe est rectiligne ; le quotient de l’intensité du courant par la différence de potentiel est constant pour les tensions faibles, et représente la conductance initiale entre les plateaux. On peut donc distinguer deux constantes importantes caractéristiques du phénomène observé : 1° la conductance initiale pour différences de potentiel faibles ; 2° le courant limite pour différences de potentiel fortes. C’est le courant limite qui a été adopté comme mesure de la radioactivité.

En plus de la différence de potentiel que l’on établit entre les plateaux, il existe entre ces derniers une force électromotrice de contact, et ces deux causes de courant ajoutent leurs effets ; c’est pourquoi la valeur absolue de l’intensité du courant change avec le signe de la différence de potentiel extérieure. Toutefois, pour des différences de potentiel notables, l’effet de la force électromotrice de contact est négligeable, et l’intensité du courant est alors la même, quel que soit le sens du champ entre les plateaux.

L’étude de la conductibilité de l’air et d’autres gaz soumis à l’action des rayons de Becquerel a été faite par plusieurs physiciens[10]. Une étude très complète du sujet a été publiée par M. Rutherford[11].

Les lois de la conductibilité produite dans les gaz par les rayons de Becquerel sont les mêmes que celles trouvées avec les rayons Röntgen. Le mécanisme du phénomène paraît être le même dans les deux cas. La théorie de l’ionisation des gaz par l’effet des rayons Röntgen ou Becquerel rend très bien compte des faits observés. Cette théorie ne sera pas exposée ici. Je rappellerai seulement les résultats auxquels elle conduit :

1° Le nombre d’ions produits par seconde dans le gaz est considéré comme proportionnel à l’énergie du rayonnement absorbé par le gaz ;

2° Pour obtenir le courant limite relatif à un rayonnement donné, il faut, d’une part, faire absorber intégralement ce rayonnement par le gaz, en employant une masse absorbante suffisante ; d’autre part, il faut utiliser pour la production du courant tous les ions créés, en établissant un champ électrique assez fort pour que le nombre des ions qui se recombinent devienne une fraction insignifiante du nombre total des ions produits dans le même temps, qui sont presque tous entraînés par le courant et amenés aux électrodes. Le champ électrique moyen nécessaire pour obtenir ce résultat est d’autant plus élevé que l’ionisation est plus forte.

D’après des recherches récentes de M. Townsend, le phénomène est plus complexe quand la pression du gaz est faible. Le courant semble d’abord tendre vers une valeur limite constante quand la différence de potentiel augmente ; mais, à partir d’une certaine différence de potentiel, le courant recommence à croître avec le champ, et cela avec une rapidité très grande. M. Townsend admet que cet accroissement est dû à une ionisation nouvelle produite par les ions eux-mêmes quand ceux-ci, sous l’action du champ électrique, prennent une vitesse suffisante pour qu’une molécule du gaz, rencontrée par un de ces projectiles, se trouve brisée et divisée en ses ions constituants. Un champ électrique intense et une pression faible favorisent cette ionisation par les ions déjà présents, et, aussitôt que celle-ci commence à se produire, l’intensité du courant croît constamment avec le champ moyen entre les plateaux[12]. Le courant limite ne saurait donc être obtenu qu’avec des causes ionisantes, dont l’intensité ne dépasse pas une certaine valeur, de telle façon que la saturation corresponde à des champs pour lesquels l’ionisation par choc des ions ne peut encore avoir lieu. Cette condition se trouvait réalisée dans mes expériences.

L’ordre de grandeur des courants de saturation que l’on obtient avec les composés d’urane est de 10-11 ampères pour un condensateur dont les plateaux ont 8cm de diamètre et sont distants de 3cm. Les composés de thorium donnent lieu à des courants du même ordre de grandeur, et l’activité des oxydes d’uranium et de thorium est très analogue.


Radioactivité des composés d’uranium et de thorium. — Voici les nombres que j’ai obtenus avec divers composés d’urane ; je désigne par i l’intensité du courant en ampères :


i × 1011.
Uranium métallique (contenant un peu de carbone) 
 2,3
Oxyde d’urane noir U2O3 
 2,6
Oxyde d’urane vert U3O4 
 1,8
Acide uranique hydraté 
 0,6
Uranate de sodium 
 1,2
Uranate de potassium 
 1,2
Uranate d’ammonium 
 1,3
Sulfate uraneux 
 0,7
Sulfate d’uranyle et de potassium 
 0,7
Azotate d’uranyle 
 0,7
Phosphate de cuivre et d’uranyle 
 0,9
Oxysulfure d’urane 
 1,2


L’épaisseur de la couche du composé d’urane employé a peu d’influence, pourvu que la couche soit continue. Voici quelques expériences à ce sujet :

Épaisseur
de la couche.
i × 1011.
mm.
Oxyde d’urane 0,5 2,7
Oxyde»d’urane 3,0 3,0
Uranate d’ammonium 0,5 1,3
Uranate»d’ammonium 3,0 1,4

On peut conclure de là, que l’absorption des rayons uraniques par la matière qui les émet est très forte, puisque les rayons venant des couches profondes ne peuvent pas produire d’effet notable.

Les nombres que j’ai obtenus avec les composés de thorium[13] m’ont permis de constater :

1° Que l’épaisseur de la couche employée a une action considérable, surtout avec l’oxyde ;

2° Que le phénomène n’est régulier que si l’on emploie une couche active mince, (0mm,25 par exemple). Au contraire, quand on emploie une couche de matière épaisse (6mm), on obtient des nombres oscillant entre des limites étendues, surtout dans le cas de l’oxyde :


Épaisseur
de la couche.
i × 1011.
mm.
Oxyde de thorium 0,25 2,2
Oxyde»de thorium 0,50 2,5
Oxyde»de thorium 2,50 4,7
Oxyde»de thorium 3,00 5,5 en moyenne
Oxyde»de thorium 6,00 5,5 en mo»enne
Sulfate de thorium 0,25 0,8


Il y a dans la nature du phénomène une cause d’irrégularités qui n’existe pas dans le cas des composés d’urane. Les nombres obtenus pour une couche d’oxyde de 6mm d’épaisseur variaient entre 3,7 et 7,3.

Les expériences que j’ai faites sur l’absorption des rayons uraniques et thoriques ont montré que les rayons thoriques sont plus pénétrants que les rayons uraniques et que les rayons émis par l’oxyde de thorium en couche épaisse sont plus pénétrants que ceux qu’il émet en couche mince. Voici, par exemple, les nombres qui indiquent la fraction du rayonnement que transmet une lame d’aluminium dont l’épaisseur est 0mm,01 :


Substance rayonnante Fraction du rayonnement
transmise par la lame.
Uranium 0,18
Oxyde d’urane 0,20
Uranate d’ammonium 0,20
Phosphate d’urane et de cuivre 0,21
mm.
Oxyde de thorium sous épaisseur.    0,25 0,38
» » 0,5 0,47
» » 3,0 0,70
» » 6,0 0,70
Sulfate de thorium · · · · · · · · · · · · · · · 0,25 0,38


Avec les composés d’urane, l’absorption est la même quel que soit le composé employé, ce qui porte à croire que les rayons émis par les divers composés sont de même nature.

Les particularités de la radiation thorique ont été l’objet de publications très complètes. M. Owens[14] a montré que la constance du courant n’est obtenue qu’au bout d’un temps assez long en appareil clos, et que l’intensité du courant est fortement réduite par l’action d’un courant d’air (ce qui n’a pas lieu pour les composés d’uranium). M. Rutberford a fait des expériences analogues et les a interprétées en admettant que le thorium et ses composés émettent non seulement des rayons de Becquerel, mais encore une émanation, constituée par des particules extrêmement ténues, qui restent radioactives pendant quelque temps après leur émission et peuvent être entraînées par un courant d’air[15].

Les caractères de la radiation thorique qui sont relatifs à l’influence de l’épaisseur de la couche employée et à l’action des courants d’air ont une liaison étroite avec le phénomène de la radioactivité induite et de sa propagation de proche en proche. Ce phénomène a été observé pour la première fois avec le radium et sera décrit plus loin.

La radioactivité des composés d’uranium et de thorium se présente comme une propriété atomique. M. Becquerel avait déjà observé que tous les composés d’uranium sont actifs et avait conclu que leur activité était due à la présence de l’élément uranium ; il a montré également que l’uranium était plus actif que ses sels[16]. J’ai étudié à ce point de vue les composés de l’uranium et du thorium et j’ai fait un grand nombre de mesures de leur activité dans diverses conditions. Il résulte de l’ensemble de ces mesures que la radioactivité de ces substances est bien effectivement une propriété atomique. Elle semble ici liée à la présence des atomes des deux éléments considérés et n’est détruite ni par les changements d’état physique ni par les transformations chimiques. Les combinaisons chimiques et les mélanges contenant de l’uranium ou du thorium sont d’autant plus actifs qu’ils contiennent une plus forte proportion de ces métaux, toute matière inactive agissant à la fois comme matière inerte et matière absorbant le rayonnement.


La radioactivité atomique est-elle un phénomène général ? — Comme il a été dit plus haut, j’ai cherché si d’autres substances que les composés d’uranium et de thorium étaient radioactives. J’ai entrepris cette recherche dans l’idée qu’il était fort peu probable que la radioactivité, considérée comme propriété atomique, appartint à une certaine espèce de matière, à l’exclusion de toute autre. Les mesures que j’ai faites me permettent de dire que pour les éléments chimiques actuellement considérés comme tels, y compris les plus rares et les plus hypothétiques, les composés étudiés par moi ont été toujours au moins 100 fois moins actifs dans mon appareil que l’uranium métallique. Dans le cas des éléments répandus, j’ai étudié plusieurs composés ; dans le cas des corps rares, j’ai étudié les composés que j’ai pu me procurer.

Voici la liste des substances qui ont fait partie de mon étude sous forme d’élément ou de combinaison :

1° Tous les métaux ou métalloïdes que l’on trouve facilement et quelques-uns, plus rares, produits purs, provenant de la collection de M. Étard, à l’École de Physique et de Chimie industrielles de la Ville de Paris ;

2° Les corps rares suivants : gallium, germanium, néodyme, praséodyme, niobium, scandium, gadolinium, erbium, samarium et rubidium (échantillons prêtés par M. Demarçay) ; yttrium, ytterbium avec nouvel erbium (échantillons prêtés par M. Urbain[17]) ;

3° Un grand nombre de roches et de minéraux.

Dans les limites de sensibilité de mon appareil je n’ai pas trouvé de substance simple autre que l’uranium et le thorium, qui soit douée de radioactivité atomique. Il convient toutefois de dire quelques mots sur ce qui est relatif au phosphore. Le phosphore blanc humide, placé entre les plateaux du condensateur, rend conducteur l’air entre les plateaux[18]. Toutefois, je ne considère pas ce corps comme radioactif à la façon de l’uranium et du thorium. Le phosphore, en effet, dans ces conditions, s’oxyde et émet des rayons lumineux, tandis que les composés d’uranium et de thorium sont radioactifs sans éprouver aucune modification chimique appréciable par les moyens connus. De plus, le phosphore n’est actif ni à l’état de phosphore rouge, ni à l’état de combinaison.

Dans un travail récent, M. Bloch vient de montrer que le phosphore, en s’oxydant en présence de l’air, donne naissance à des ions très peu mobiles qui rendent l’air conducteur et provoquent la condensation de la vapeur d’eau[19].

Certains travaux récents conduiraient à admettre que la radioactivité appartient à toutes les substances à un degré extrêmement faible[20]. L’identité de ces phénomènes très faibles avec les phénomènes de la radioactivité atomique ne peut encore être considérée comme établie.

L’uranium et le thorium sont les deux éléments qui possèdent les plus forts poids atomiques (240 et 232) ; ils se rencontrent fréquemment dans les mêmes minéraux.

Minéraux radioactifs. — J’ai examiné dans mon appareil plusieurs minéraux[21] ; certains d’entre eux se sont montrés actifs, entre autres la pechblende, la chalcolite, l’autunite, la monazite, la thorite, l’orangite, la fergusonite, la vlévéite, etc. Voici un Tableau qui donne en ampères l’intensité i du courant obtenu avec l’uranium métallique et avec divers minéraux.


i × 1011.
Uranium 
 2,3
Pechblende de Johanngeorgenstadt 
 8,3
Pech»lende de Joachimsthal 
 7,9
Pechblende de Pzibran 
 6,5
Pech»lende de Gornwallis 
 1,6
Clévéite 
 1,4
Chalcolite 
 5,2
Autunite 
 2,7
Thorites diverses 
0,1
0,3
0,7
1,3
1,4
Tantalite 
 0,2
Orangite 
 2,0
Monazite 
 0,5
Xénotime 
 0,03
Aeschynite 
 0,7
Fergusonite, 2 échantillons 
0,4
0,1
Tantalite 
 0,2
Samarskite 
 1,1
Niobite, 2 échantillons 
0,1
0,3
Tantalite 
 0,2
Carnotite[22] 
 6,2


Le courant obtenu avec l’orangite (minerai d’oxyde de thorium) variait beaucoup avec l’épaisseur de la couche employée. En augmentant cette épaisseur depuis 0mm,25 à 6mm, on faisait croître le courant de 1,8 à 2,3.

Tous les minéraux qui se montrent radioactifs contiennent de l’uranium ou du thorium ; leur activité n’a donc rien d’étonnant, mais l’intensité du phénomène pour certains minéraux est inattendue. Ainsi, on trouve des pechblendes (minerais d’oxyde d’urane) qui sont 4 fois plus actives que l’uranium métallique. La chalcolite (phosphate de cuivre et d’urane cristallisé) est 2 fois plus active que l’uranium. L’autunite (phosphate d’urane et de chaux) est aussi active que l’uranium. Ces faits étaient en désaccord avec les considérations précédentes, d’après lesquelles aucun minéral n’aurait dû se montrer plus actif que l’uranium ou le thorium.

Pour éclaircir ce point, j’ai préparé de la chalcolite artificielle par le procédé de Debray, en partant de produits purs. Ce procédé consiste à mélanger une dissolution d’azotate d’uranyle avec une dissolution de phosphate de cuivre dans l’acide phosphorique, et à chauffer vers 50° ou 60°. Au bout de quelque temps, des cristaux de chalcolite se forment dans la liqueur[23]. La chalcolite ainsi obtenue possède une activité tout à fait normale, étant donnée sa composition ; elle est deux fois et demie moins active que l’uranium.

Il devenait dès lors très probable que si la pechblende, la chalcolite, l’autunite ont une activité si forte, c’est que ces substances renferment en petite quantité une matière fortement radioactive, différente de l’uranium, du thorium et des corps simples actuellement connus. J’ai pensé que, s’il en était effectivement ainsi, je pouvais espérer extraire cette substance du minerai par les procédés ordinaires de l’analyse chimique.



  1. Becquerel, Comptes rendus, 1896 (plusieurs Notes).
  2. Becquerel, Comptes rendus, t. CXXVIII, p. 771. — Elster et Geitel, Beibl., t. XXI, p. 455.
  3. Mme Curie, Revue générale des Sciences, janvier 1899.
  4. Schmidt, Wied. Ann., t. LXV, p. 141.
  5. Mme Curie, Comptes rendus, avril 1898.
  6. P. Curie et Mme Curie, Comptes rendus, 18 juillet 1898.
  7. Rutherford, Phil. Mag., janvier 1899.
  8. Sagnac, Comptes rendus, 1897, 1898, 1899 (plusieurs Notes).
  9. On arrive très facilement à ce résultat en soutenant le poids à la main et en ne le laissant peser que progressivement sur le plateau π, et cela de manière à maintenir l’image de l’électromètre au zéro. Avec un peu d’habitude on prend très exactement le tour de main nécessaire pour réussir cette opération. Cette méthode de mesure des faibles courants a été décrite par M. J. Curie dans sa thèse.
  10. Becquerel, Comptes rendus, t. CXXIV, p. 800, 1897. — Kelwin, Beattie et Smolan, Nature, t. LVI, 1897. — Beattie et Smoluchowski, Phil. Mag., t. XLIII, p. 418.
  11. Rutherford, Phil. Mag., janvier, 1899.
  12. Townsend, Phil. Mag., 1901, 6e série, t. I, p. 198.
  13. Mme Curie, Comptes rendus, avril 1898.
  14. Owens, Phil. Mag., octobre 1899.
  15. Rutherford, Phil. Mag., janvier 1900.
  16. Becquerel, Comptes rendus, t. CXXII, p. 1086.
  17. Je suis très reconnaissante aux savants cités plus haut, auxquels je dois des échantillons qui ont servi pour mon étude. Je remercie également M. Moissan qui a bien voulu donner pour cette étude de l’uranium métallique.
  18. Elster et Geitel, Wied. Ann., 1890.
  19. Bloch, Société de Physique, 6 février 1903.
  20. Mac Lennan et Burton, Phil. Mag., juin 1903. — Strutt, Phil. Mag., juin 1903. — Lester Cooke, Phil. Mag., octobre 1903.
  21. Plusieurs échantillons de minéraux de la collection du Muséum ont été obligeamment mis à ma disposition par M. Lacroix.
  22. La carnotite est un minerai de vanadate d’urane récemment découvert par Friedel et Cumenge.
  23. Debray, Ann. de Chim. et de Phys., 3e série, t. LXI, p. 445