Recherches sur des hybrides végétaux/II

Traduction par Albert Chappelier.
Gauthier-Villars (Bulletin biologique de la France et de la Belgique, t. XLIp. 414-419).



II.

SUR QUELQUES HYBRIDES D’HIERACIUM OBTENUS PAR FÉCONDATION ARTIFICIELLE[1]



Bien que j’aie déjà fait plusieurs essais de fécondation entre différentes espèces du genre Hieracium, je n’ai cependant pu obtenir, jusqu’à présent, que 1 à 3 exemplaires des hybrides suivants :

H. echioides[3]H. Auricula+H. aurantiacum,[2]

H. echioides[3]H. Auricula+H. Pilosella,

H. echioides[3]H. Auricula+H. pratense,

H. echioides[3]H. echioides[3]+H. aurantiacum,

H. echioides[3]H. praealtum+H. flagellare Rchb.,

H. echioides[3]H. praealtum+H. aurantiacum.

La difficulté d’obtenir des hybrides en assez grande quantité vient de ce que la petitesse des fleurs et leur constitution particulière permet rarement d’enlever les anthères des fleurs à féconder, sans que leur propre pollen n’arrive sur le stigmate ou que le style ne soit endommagé et meure. On sait que les anthères sont soudées en un tube qui entoure étroitement le style. Dès que la fleur s’ouvre, le stigmate sort du tube, déjà couvert de pollen. Pour éviter l’autofécondation, il faut donc enlever le tube formé par les anthères dès avant l’épanouissement ; on doit, pour cela, fendre le bouton avec une fine aiguille. Si l’on fait cette opération à un moment où le pollen a déjà acquis son pouvoir fécondant, ce qui a lieu 2 ou 3 jours avant la floraison, on réussit très rarement à empêcher l’autofécondation, car, même avec la plus grande attention, on peut difficilement éviter, en fendant le tube, de répandre quelques grains de pollen et de les communiquer au stigmate. Jusqu’à présent, l’enlèvement des anthères à une époque moins avancée du développement n’a pas donné de meilleur résultat. Avant l’entrée en maturation du pollen, le style et le stigmate encore très tendres sont, en effet, extraordinairement sensibles à la compression et aux lésions et, même si on ne les a pas abîmés, ils se fanent et se dessèchent ordinairement en peu de temps, dès qu’on les a privés de leurs enveloppes protectrices. J’espère remédier à ce dernier inconvénient en plaçant la plante, pendant deux ou trois jours après l’opération, dans l’atmosphère humide d’une serre. Une expérience faite récemment dans ces conditions, avec H. Auricula, a donné un bon résultat.

Pour indiquer le but en vue duquel ont été entreprises les expériences de fécondation, je me permets de les faire précéder de quelques remarques sur le genre Hieracium. Ce genre possède une si grande richesse de formes indépendantes, qu’aucun autre groupe de plantes ne peut en offrir une semblable. Quelques-unes de ces formes ont des caractères nettement distincts et sont considérées comme formes principales ou espèces, tandis que toutes les autres sont décrites comme formations intermédiaires ou formes de passage qui unissent entre elles les formes principales. La difficulté d’enchaîner et de délimiter ces formes a toujours attiré l’attention des spécialistes. Aucun autre genre n’a suscité autant d’écrits et de discussions passionnées, et l’on n’a pu, jusqu’à présent, arriver à conclure. Il est à prévoir qu’on ne parviendra pas à une entente, tant qu’on méconnaîtra la valeur et la signification des formes intermédiaires ou de passage.

Quant à savoir si la formation d’hybrides concourt à la multiplicité des formes de l’espèce en question et dans quelle proportion, nous trouvons, parmi les principaux botanistes, des opinions très différentes et même totalement contradictoires. Tandis que quelques-uns d’entre eux reconnaissent aux hybrides une influence très étendue, d’autres, Fries par exemple, ne veulent absolument pas entendre parler d’hybrides chez Hieracium. D’autres encore se posent en conciliateurs et, tout en reconnaissant que la formation d’hybrides n’est pas rare chez les plantes sauvages, prétendent cependant qu’on ne doit pas leur accorder une grande importance, parce qu’ils sont toujours de peu de durée. La raison en serait, en partie dans leur médiocre fécondité ou même dans leur entière stérilité, en partie dans ce fait, vérifié par l’expérience, que, chez les hybrides, l’autofécondation ne se produit jamais quand le pollen des espèces souches parvient à leurs stigmates. Il serait par conséquent inadmissible que des hybrides d’Hieracium puissent se produire et se maintenir au rang de formes constantes et à fécondité illimitée, dans le voisinage des plantes dont ils proviennent.

Dans ces derniers temps, la question de l’origine des nombreuses formes intermédiaires constantes n’a pas peu gagné en intérêt, depuis qu’un célèbre spécialiste en Hieracium se plaçant au point de vue Darwinien, a défendu cette idée qu’il faut les faire dériver d’espèces disparues ou encore existantes.

Pour le cas qui nous occupe, une connaissance exacte de la forme extérieure et de la fertilité des hybrides, ainsi que la façon dont se comportent leurs descendants au cours de plusieurs générations, est indispensable si l’on veut essayer d’apprécier l’influence que peut exercer la production d’hybrides sur la diversité des formes intermédiaires chez Hieracium. La façon dont se comportent les hybrides d’Hieracium, dans la sphère que nous leur avons reconnue, doit absolument être établie par des expériences, car nous ne possédons pas une théorie définitive de la formation des hybrides. On pourrait être conduit à des considérations erronées si l’on voulait admettre, dès maintenant, comme lois de l’hybridation les règles tirées de l’observation de quelques autres hybrides, et, sans plus ample critique, les étendre aux Hieracium. Si l’on arrive, par voie expérimentale, à acquérir une connaissance suffisante de la formation des hybrides des Hieracium, on pourra, en s’aidant des données recueillies sur la végétation des différentes formes croissant à l’état sauvage, émettre un jugement motivé sur la question.

Et c’est là le but vers lequel tendent les expériences dont il s’agit ici. Je me permets maintenant de résumer brièvement les résultats, encore très peu importants, obtenus jusqu’à ce jour dans cette direction.

1. — En ce qui concerne la forme des hybrides, nous avons à noter ce phénomène remarquable que les formes résultant, jusqu’à présent, d’une même fécondation ne sont pas identiques. Les hybrides H. praealtum + H. aurantiacum et H. Auricula + H. pratense sont représentés chacun par deux, et H. Auricula + H. pratense par trois exemplaires, tandis que chacun des autres n’en a jusqu’à présent donné qu’un. Si nous comparons les caractères particuliers de ces hybrides avec ceux qui leur correspondent chez les plantes souches, nous trouvons, ou bien que ce sont des formations intermédiaires, ou bien qu’ils se rapprochent tellement de l’un des caractères souches que l’autre s’efface beaucoup ou échappe presque à l’observation. C’est ainsi que nous voyons, chez l’une des deux formes de H. Auricula + H. aurantiacum, les fleurs du disque d’un jaune pur ; seules les ligules des fleurs marginales ont, à leur surface extérieure, un léger soupçon de rouge ; chez l’autre forme, par contre, le coloris se rapproche beaucoup de celui de l’H. aurantiacum : au centre seulement, le rouge orangé passe au jaune doré foncé. Cette différence est à remarquer, car, chez Hieracium, le coloris a la valeur d’un caractère constant. Les feuilles, les inflorescences, etc. offrent des cas analogues.

Si l’on compare, dans l’ensemble de leurs caractères, les hybrides et les plantes souches, les deux formes de H. praealtum + H. aurantiacum représentent alors, à peu près, des formes intermédiaires, avec cependant des divergences pour quelques-uns de leurs caractères. Par contre, nous voyons chez H. Auricula + H. aurantiacum et H. Auricula + H. pratense les différentes formes s’écarter beaucoup les unes des autres, de manière que l’une d’elles se rapproche de l’une des deux plantes souches, et la seconde de l’autre : dans le cas de l’hybride cité en dernier lieu, il existe encore une troisième forme qui tient presque le milieu entre elles.

La supposition s’impose d’elle-même que nous avons seulement affaire à des termes isolés de séries encore inconnues qui résulteraient de l’action immédiate du pollen d’une espèce sur les cellules ovulaires d’une autre.

2. — Les hybrides en question, à l’exception d’un seul, donnent des graines capables de germer. Il faut signaler, comme ayant une fécondité parfaite : H. echioides + H. aurantiacum ; comme étant fécond, H. praealtum + H. aurantiacum, et H. Auricula + H. pratense ; peu fructifère, H. Auricula + Pilosella ; non fructifère, H. Auricula + H. aurantiacum.

Des deux formes de ce dernier hybride, l’une, celle à fleur rouge, était complètement stérile, l’autre, celle à fleur jaune, donna une seule graine bien formée. Il ne faut pas oublier de citer encore ce fait, que, parmi les semis de l’hybride à fécondité limitée H. praealtum + H. aurantiacum, une plante eut une fécondité parfaite.

Les descendants provenant des hybrides par autofécondation n’ont, jusqu’ici, pas varié ; par leurs caractères, ils concordent entre eux et avec l’hybride dont ils dérivent.

Ont fleuri, jusqu’à présent, deux générations de H. praealtum + H. flagellare et une de chacun des hybrides H. echioides + H. aurantiacum, H. praealtum + H. aurantiacum, H. Auricula + H. Pilosella, avec 14 à 112 exemplaires.

3. — Il faut noter ce fait que, chez l’hybride à fécondité parfaite H. echioides + H. aurantiacum le pollen des plantes souches n’était pas capable d’empêcher l’autofécondation, bien qu’il fût répandu en grande quantité sur les stigmates quand ils sortaient du tube formé par les anthères au moment de l’épanouissement des fleurs. Deux capitules ainsi traités donnèrent des semis s’harmonisant complètement avec l’hybride. Une expérience, tout à fait semblable, commencée, dès le printemps de cette année, avec l’hybride à fertilité partielle H. praealtum + H. aurantiacum a conduit à ce résultat que les capitules, chez lesquels les stigmates avait reçu du pollen des plantes souches ou d’autres espèces, donnaient sensiblement plus de bonnes graines que ceux qui avaient été abandonnés à l’autofécondation. L’explication de ce phénomène réside probablement dans ce seul fait que, dans le cours normal de l’autofécondation, une partie des ovules susceptibles d’être fécondés ne le sont pas, à cause de la mauvaise qualité de leur propre pollen ; en effet, une grande partie des grains de pollen de l’hybride montre, sous le microscope, un développement imparfait.

Même chez des espèces sauvages et parfaitement fertiles, il n’est pas rare de trouver quelques capitules où la formation du pollen échoue et de rencontrer également beaucoup d’anthères qui ne produisent pas un seul bon grain de pollen. Si, dans ce cas, il se forme quand même des graines, la fécondation doit provenir d’un pollen étranger. Différentes sortes d’insectes favorisent la production d’hybrides, notamment les laborieux Hyménoptères qui ont une prédilection pour les fleurs d’Hieracium et contribuent certainement à porter sur les stigmates le pollen des plantes voisines qui s’attache facilement à leur corps velu.

Les quelques indications que je puis donner ici, montrent que le travail en est encore à ses débuts. J’hésitais bien à parler de recherches à peine commencées ; la conviction que l’exécution des expériences projetées demanderait de nombreuses années et l’incertitude où j’étais de savoir s’il me serait donné de les mener à bonne fin, ont seules pu me déterminer à la communication d’aujourd’hui. Grâce à M. le Directeur Dr Nægeli, de Munich, qui m’a fort aimablement envoyé les espèces me faisant défaut, principalement celles des Alpes, je suis maintenant en mesure de mettre en expérience un plus grand nombre de formes ; j’espère pouvoir, dès l’année prochaine, obtenir quelques faits complétant et confirmant les résultats actuels.

Si, pour terminer, nous comparons ces résultats, évidemment encore très incertains, avec ceux que nous ont fourni des croisements entre différentes formes de Pisum, [que j’ai eu l’honneur de communiquer ici en 1865[4]] nous trouvons, entre eux, des différences très marquées. Chez Pisum, les hybrides qui proviennent directement du croisement de deux formes ont, dans tous les cas, le même type ; leurs descendants, par contre, sont inconstants et varient suivant une loi bien déterminée. Il semble ressortir des expériences faites jusqu’ici, qu’il en est tout le contraire chez Hieracium. Au moment de la discussion des expériences sur Pisum, j’ai indiqué qu’il y a également des hybrides dont les descendants restent invariables, que, par exemple, d’après Wichura, les hybrides de Saules se reproduisent sans modifications, comme des espèces pures ; nous aurions donc, chez Hieracium, un cas analogue. A-t-on le droit, en présence de ce fait, de supposer que la polymorphie des genres Salix et Hieracium soit en relation avec la façon particulière dont se comportent leurs hybrides ? C’est là encore, jusqu’à présent, une question que l’on peut bien soulever, mais à laquelle on ne peut répondre.




  1. Communication faite dans la séance du 9 juillet 1869. Imprimé dans Verhandlungen des naturforschenden Vereines in Brünn, Tome VIII, 1869, pp. 26-31.
  2. Cette manière d’écrire veut dire que l’hybride a été obtenu par fécondation de H. auricula par le pollen de H. aurantiacum.
  3. La plante en expérience n’est pas exactement l’H. echioides type, elle semble appartenir à la série qui fait la transition avec H. praealtum ; elle est cependant plus proche d’H. echioides, c’est pourquoi on l’a incorporée dans le cycle des formes de ce dernier.
  4. Verhandlungen des naturforschenden Vereines in Brünn, Tome IV, p. 3.