Rayons perdus (1869)/Texte entier

Alphonse Lemerre (p. --180).
LOUISA SIEFERT


RAYONS
PERDUS


DEUXIÈME ÉDITION
AUGMENTÉE ET PRÉCÉDÉE D’UNE PRÉFACE
PAR
M. CHARLES ASSELINEAU

PARIS
ALPHONSE LEMERRE, ÉDITEUR
47, PASSAGE CHOISEUL, 47

1869
PRÉFACE
DE LA SECONDE ÉDITION

Un volume de poésies dont toute l’édition s’épuise en quelques semaines, & qu’on est obligé de réimprimer, c’est un événement assez rare en librairie pour qu’on le remarque & que l’on cherche à s’en rendre compte.

Le succès ici ne peut être imputé ni à la renommée de l’auteur, ni à son autorité dans le monde, ni au concours des journaux.

Les Rayons perdus sont l’œuvre d’un tout jeune poëte, & ce poëte est une jeune fille dont la vie n’a point dépassé jusqu’ici l’enclos de la maison paternelle. Les journaux ne le connaissent point, & nulle coterie n’a intérêt à surfaire son mérite.

S’il a réussi, c’est donc par des raisons de sympathie particulières, &, cette sympathie, je ne puis mieux l’expliquer qu’en exprimant mes impressions personnelles à la lecture des Rayons perdus.

Ce livre, je l’ai lu des premiers, & le charme que j’y ai trouvé d’abord, c’est celui de la sincérité.

Communément les femmes qui écrivent en vers ont pour premier soin de se déguiser, de se transformer. Elles jouent la poésie, si l’on veut bien me passer ce mot de théâtre & de carnaval, en « travesti », se croyant apparemment plus à l’aise sous un costume qui n’est pas le leur. Pour quelques-unes c’est affaire d’imitation, les modèles parlant généralement & même presque universellement au masculin. En France, constatons-le, la Poésie est un art d’hommes : une demoiselle, des mieux élevées & du meilleur monde, ne craint pas de s’exposer au piano devant une foule ; elle n’hésite pas à répéter devant une assemblée souvent aussi nombreuse que le public d’une salle les accents passionnés d’une Desdemone, ou d’une Rachel (J’ai su tromper les yeux d’un père…) ; elle osera même aller faire une copie au Louvre et dresser son chevalet parmi les rapins. Mais publier des vers chez un éditeur, c’est-à-dire faire vendre un livre dans une boutique à une demi-lieue de chez soi, cela ne se fait pas, cela est mal vu. Aussi les femmes, en petit nombre, qui s’y risquent, se limitent-elles par concession aux sentiments généraux & banals : on est la Muse de la Patrie ; on chante la religion, la nature, la famille, la paix du foyer. Quant à parler en son propre nom, quant à rhythmer ses douleurs et ses espérances, ses propres sentiments et ses propres pensées, qui l’oserait ? Il faut un rare courage pour affronter cette digue si puissante en France, l’usage ; tellement rare que dans ce siècle qui pourtant compte toute une pléiade de dames poëtes d’un talent distingué, une seule, madame Desbordes-Valmore, a osé être franchement & constamment femme, ne peindre, n’exprimer que les sentiments & les passions de son sexe, fille, amante, femme, mère, sans la moindre complicité avec les idées & les ambitions de l’autre sexe, femme devant la barricade de Saint-Merri, comme auprès du lit de sa mère ou du berceau de son fils. « Qu’elle chante, a dit un jour Charles Baudelaire, les langueurs de la jeune fille, la désolation morne d’une Ariane abandonnée, ou les enthousiasmes de la maternité, son chant garde toujours l’accent délicieux de la femme… Cette torche qu’elle agite à nos yeux pour éclairer les mystérieux bocages du sentiment, ou qu’elle pose, pour le raviver, sur notre plus intime souvenir, amoureux ou filial, cette torche, elle l’a allumée au plus profond de son propre cœur. » Mais pour atteindre à une telle hauteur d’audace, il faut l’intrépidité d’un héros, ou l’ingénuité d’un enfant : il faut être une guerrière comme Louise Charly la Lyonnaise, ou une pauvre hirondelle voyageuse comme Marceline Desbordes !

L’auteur des Rayons perdus est un poëte sincère, & nous l’en félicitons, car cette sincérité est la marque d’une âme fière & loyale, de la chaleur du cœur & de l’innocence de l’esprit. Jeune fille, de quoi parlerait-elle, sinon comme elle le dit elle-même, de l’éternel roman

Que toute jeune fille à mon âge imagine ?

Elle a aimé, & elle ose le dire ; elle a souffert, & elle en est orgueilleuse. On devine à la franchise de ses épanchements l’influence d’une de ces fortes éducations qui font l’âme pure & noble sans l’affaiblir & sans l’enniaiser. Son poëme est bien le poëme de la femme, & de la femme de dix-huit ans ; c’est le cantique de toutes les espérances & de toutes les illusions, auxquelles se mêlent nécessairement les regrets, la mélancolie, les colères d’un cœur parfois désappointé ; illusions encore sans doute, car l’auteur des Rayons perdus est à cet âge heureux & riche où les premières déceptions sont affronts & blessures pour l’âme invulnérée. On sourit à entendre une enfant de vingt ans à peine parler de désespoir et dire que tout est fini pour elle dans la vie. Qu’importe cependant si l’illusion est naïve, & pourvu que l’expression nous rende la grâce & l’énergie d’un sentiment vrai ? Par sa candeur & sa franchise mademoiselle Siefert retrouve par moments la fraîcheur des premiers âges & la simplicité des grands modèles. Il est tel vers, tel passage dans les Rayons perdus qui nous a rappelé la plainte d’Antigone allant au supplice : « Je n’aurai point connu l’amour ni l’hymen, & je n’aurai point élevé d’enfant ! »

Quel rêve, encor plus doux que celui de l’amour !
Des larmes sourdent presque au bord de ma paupière
Quand je songe à l’enfant qui me rendrait si fière,
Et que je n’aurai pas, que je n’aurai jamais,
Car l’avenir, cruel en celui que j’aimais,

De cette enfant aussi veut que je désespère…
Jamais on ne dira de moi : C’est une mère.

Antigone, il est vrai, va mourir ; mais n’est-ce point une mort aussi que ce détachement violent d’un espoir, ou d’une chimère ? Qui n’a pas été un peu Werther à vingt ans ? Ces renoncements, ces dégoûts de la vie, sont-ils autre chose que la suprême révolte d’une âme ignorante du mal & désenchantée, qui ne veut pas se rendre à la réalité sans combats, et navrée de survivre à son rêve ?

La sincérité, voilà donc, selon moi, le premier motif de la sympathie qui a accueilli le début de ma demoiselle Siefert. N’est-il pas vrai que plus le poëte est « personnel » & plus il intéresse ? Le cœur de l’homme sera toujours pour l’homme le sujet préféré, & quand ce cœur est le cœur d’une femme, l’intérêt, par l’attrait du mystère, s’augmente d’une curiosité qui l’avive & d’une pitié qui l’attendrit.

Le second mérite du livre est dans la fermeté du langage. On n’y trouve rien de ce vague, de ces équivoques, de ces obscurités dont ordinairement les femmes emmaillottent leur style, peut-être par habitude du voile, du masque et du vêtement flottant. Mademoiselle Siefert parle une langue claire, agile, précise. Je ne nierai pas qu’il ne s’y rencontre parfois de la négligence, & même de l’incorrection. Ces incorrections, je les déplore ; mais j’ai confiance dans l’avenir qui les redressera. Un esprit aussi énergique & aussi droit doit aimer à se corriger. À l’exemple de la grande Marceline, dont le souvenir ne peut être évité ici à cause de l’analogie des talents signalée dès les premiers jours par les lecteurs compétents, mademoiselle Siefert procède par cris, par élans. Elle a de ces vers inoubliables, comme il en foisonne dans les Pleurs, dans Bouquets et Prières, & dans les autres recueils du même auteur. Je n’ai pas besoin d’ouvrir le livre pour les retrouver ; ma mémoire m’en fournit plus qu’il n’en faut pour la preuve :

Non, non, je ne suis pas de ces femmes qui meurent,
Et qui font ce dernier plaisir à leurs bourreaux !



Pourquoi
Ton cœur bat-il si fort, s’il ne bat pas pour moi ?



(Amour)
Ton souffle impérieux a passé sur mon âme.



Quand mon masque s’en va décollé par mes pleurs…



Ah ! toi, l’indifférent, tu souffres à ton tour !



Tu m’as trop bien appris que l’empire est aux forts.



Allons, ce sacrifice encore,
Et puis tout sera consommé !

De tels jets font trou dans la mémoire & font image à l’esprit. Le livre en fournirait un grand nombre. Le vers généralement est plein et nourri, dru, comme le voulait Joseph Delorme. Un poëte, après une première lecture des Rayons perdus, écrivait pour résumer son jugement : « Très-féminin de sentiment, & en même temps très-viril d’expression. » Ce double mérite, ces deux mérites contrastés suffisent pour constituer à l’auteur une véritable originalité & pour expliquer son succès, cet étrange succès, étrange de nos jours, de cinq cents exemplaires vendus en moins d’un mois. S’il n’a pas jusqu’ici beaucoup retenti à Paris, ce succès n’en est pas moins rare.

Dans sa ville natale, à Lyon, mademoiselle Siefert a obtenu les plus honorables suffrages, celui de M. de Laprade, celui de M. Soulary, qui a publié dans le Salut public un compte rendu enthousiaste, bientôt suivi d’autres articles élogieux dans les divers journaux de la ville, le Courrier, le Progrès, la Discussion.

Ce succès grandira sans doute & se confirmera à Paris, d’où mademoiselle Siefert a déjà reçu les témoignages les plus favorables. MM. Sainte-Beuve, Émile Deschamps, Théodore de Banville, Leconte de Lisle, Auguste Vacquerie, François Coppée, d’autres encore se sont empressés d’applaudir à son début & de lui adresser leurs félicitations & leurs encouragements. L’an dernier, avant la publication du volume, une pièce adressée à Guernesey lui valait cette approbation décisive qui est la viatique du poëte qui se met en marche. Et Elle, celle que nous avons deux fois nommée, celle de qui on l’a rapprochée comme une digne élève, la grande femme-poëte du xixe siècle, Marceline Valmore, de quels sourires maternels & de quels applaudissements chaleureux n’eût-elle pas salué cet essor d’un jeune talent où revivent ses tendresses & son génie ! Elle, la mère des douleurs, l’infatigable messagère d’espoir & de charité, que n’eût-elle pas lu dans cette pensée hautaine & dans ce cœur résonnant sous les mêmes marteaux qui l’ont frappée ! Elle l’eût adopté sans doute, & l’eût baptisé de ces larmes qu’elle ne ménagea jamais ni à la souffrance ni à la gloire.

Nous espérons que Paris, le public & la presse feront à cette nouvelle édition, bien réellement nouvelle puisque elle est augmentée de pièces inédites, l’accueil qu’elle mérite & que lui présagent de si hautes sympathies[1].

Charles ASSELINEAU.
I.

Quand, au bord de chemin, vient la biche craintive,
Elle hésite un instant avant de le passer ;
Elle voudrait cacher sa course fugitive,
Redoutant le chasseur qui la pourrait blesser.

Dans ses grands yeux scintille une larme captive,
Sur sa robe soyeuse un frisson vient glisser,
L’épouvante en son cœur comme un foyer s’active,
L’effroi de l’inconnu l’empêche d’avancer.

Mais de l’autre côté la forêt est plus verte,
Le gazon plus épais, le taillis plus fourré,
L’eau murmure plus fraîche en son lit plus serré.

Quelle arène splendide à son audace offerte !
Elle regarde encor, le courage la prend,
Et, relevant la tête, elle part en courant.


II.

Je suis comme la biche indécise & tremblante
Devant le taillis vert au gazon savoureux ;
Un désir insensé prend mon cœur douloureux
D’échapper à tout prix à ma vie accablante.

Sous le lourd poids du sort je me sens chancelante ;
Mes rêves, succombant comme de vaillants preux,
Gisent là, devant moi, couchés en rangs nombreux,
Et l’espérance fuit, à revenir si lente !

Oh ! je veux m’en aller à la gloire, là-bas !…
Mais pour l’atteindre, il faut aussi franchir la route
Où tous les préjugés font le guet l’arme au bras.

Je les sais sans pitié, j’ai peur, je les redoute,
Le trouble où je me vois accroît encore mon doute,
Le danger est certain… Si je n’arrivais pas !…

SOUVENIRS D’ENFANCE.


Plus ne suis ce que j’ai été.
Marot.     


Il me semble parfois que ma plaie est guérie :
Et, souriant encor, je regarde au miroir
Revenir doucement mon enfance fleurie.

Je ne sais pas comment, mais je crois la revoir
Ce qu’elle était hier, toute rose & paisible,
Avec son ignorance, avec son fol espoir.

Une ride aujourd’hui court, à peine sensible,
De l’une à l’autre tempe en fugitif sillon,
Et rien n’effacera cette ligne invisible.


Non, rien : la vie en vain perdrait son aiguillon,
J’échapperais en vain au tourment qui m’accable,
Comme devant l’oiseau s’enfuit le papillon ;

Ni l’oubli, ni la paix, ni l’amour ineffable
Ne combleront ce pli fait en quelques instants.
J’aurai toujours présent ce témoin implacable.

Et, cependant, mon Dieu ! je n’ai que dix-huit ans !
Qui le croirait, à voir des larmes sur ma joue
Et cette ride au front creusée avant le temps ?

Ah ! je me ressouviens de la méchante moue
Que je faisais jadis au seul mot d’obéir.
— N’était-ce pas hier ? je m’y perds, je l’avoue.

Tout enfant, dans ce coin je venais me blottir,
À petits pas, sans bruit, serrant fort ma poupée
Contre moi ; je pensais qu’elle eût pu me trahir.

Et j’y restais longtemps toute préoccupée,
Écoutant, retenant, commentant au hasard
Tout ce dont mon oreille avait été frappée.


Et lorsqu’en ma cachette il venait un regard,
Furieuse, enrageant d’avoir été surprise,
Je m’enfuyais avec mon dépit à l’écart.

Plus tard je me retrouve, au souffle de la brise,
Laissant mes blonds cheveux flotter sur mon cou nu,
Courant, criant, chantant, toujours en entreprise,

M’enivrant de la vie & du charme inconnu
De bondir comme un faon sur la verte prairie.
— Hélas ! beau temps joyeux, qu’es-tu donc devenu ?

Et puis, sur les genoux de ma mère chérie
Je venais tout à coup jeter mon front ardent,
Tandis qu’elle disait : « Calme-toi, je t’en prie ! »

Mais lorsqu’elle ajoutait tout bas, me regardant,
Sa main sur mes cheveux : « Ma petite lionne ! »
Je sentais croître encor mon orgueil débordant.

Je me rappelle aussi les lectures d’automne
Que ma mère faisait le soir à haute voix,
Pendant que gémissait la bise monotone


Dans les arbres jaunis, comme un cerf aux abois
Qui pleure & qui se plaint de sa course forcée
Lorsqu’il est pourchassé des chiens au fond des bois.

C’était, je m’en souviens, l’immortelle odyssée
Du grand Chasseur-de-daims, du Gros-serpent altier,
D’Uncas le cerf agile à la taille élancée.

Livre simple & puissant, qui gardes tout entier
Le sauvage parfum des forêts primitives
Et le chant de l’oiseau perdu dans le sentier,

Oh ! comme tu plaisais à nos âmes naïves !
Quelles émotions nous causaient tes combats !
Comme nous les aimions tes belles fugitives !

Et quand l’heure arrivait de prendre nos ébats,
Transformés tout à coup en guerriers fantastiques,
Poussant des cris affreux ou nous parlant tout bas,

Nous poursuivions, avec les sauvages tactiques,
Des Hurons, si peureux qu’on ne les vit jamais.
Quels rires nous avions ! quels hourras frénétiques


Nous poussions à l’aspect des bizarres plumets,
Que notre fantaisie arborait sur l’oreille !
Ô joie aux grands éclats, toi qui nous animais,

Où donc es-tu ? dors-tu ? faut-il qu’on te réveille ?
Reviendras-tu bientôt ? as-tu fui pour toujours,
Douce fée enfantine à la lèvre vermeille ?…

Un jour vint toutefois après ces anciens jours
Où la nature fut à mes yeux comme vide,
Il fallait la peupler de vivantes amours.

Alors j’ouvris un livre inconnu, puis, avide,
Je le lus & relus pendant près de trois ans.
Qu’était la blonde Alice auprès de Zobéide ?

Et combien j’étais loin des rouges Mohicans,
Habitants des forêts, chasseurs de chevelures !
Car c’était le pays où sont les talismans,

Les palais merveilleux aux splendides tentures,
Les immenses jardins aux bosquets verdoyants,
Les eaux, les fleurs, les chants, les fines ciselures,


Les étoffes de soie aux reflets flamboyants,
Les coupes, les cristaux, les riches pierreries,
Les poignards incrustés, niellés, chatoyants,

Les habits somptueux chargés de broderies,
Les cierges parfumés confondant leur senteur
Avec celle des nuits pleines de rêveries !

Tout ce qu’on peut créer de grand ou d’enchanteur,
Toutes les visions sublimes ou sereines,
Tous les songes fleuris d’un paradis menteur ;

Et les beaux jeunes gens épris des nobles reines,
Sacrifiant leur vie au bonheur d’un moment,
Offrant en holocauste aux pieds de ces sirènes

Leur cœur brave & loyal pour un regard aimant ;
Et les femmes, péris idéales, dont l’âme
Exhale en un soupir le plus pur dévoûment !

Êtres charmants, formés de rayons & de flamme,
Sœurs des lotus sacrés qu’arrose l’eau du Nil,
Vous que la terre tue & que le ciel réclame,


Vous étiez sûrement des houris en exil,
Et vous aviez perdu vos ailes azurées,
Filles de la rosée & du soleil d’avril !

Puis, comme repoussoir aux vierges éthérées,
Que défendaient si mal, dans leur pompeux sérail,
Les esclaves armés & les grilles dorées,

Je me souviens encor de l’étrange attirail
Du grand calife Haroun-al-Raschid si fantasque,
Toujours accompagné comme un épouvantail

De l’eunuque Mesrour à la chair noire & flasque,
Ridicule, peureux, bavard, sot, impudent,
Grimaçant comme un singe & laid comme un vieux masque ;

Et du cher Giaffar, le raisonneur prudent,
Le donneur de conseils au bon sens inflexible,
Aussi ferme vizir que souple confident.

Enfin je lus Homère : Achille l’irascible,
Beau comme un Apollon avec ses cheveux d’or,
Et ses compagnons d’arme à l’ardeur invincible,


Patrocle, Diomède, Ajax, le vieux Nestor,
Devinrent les héros de nouvelles chimères.
J’en rêvais nuit & jour. Et que dirai-je encor ?

Ce fut le tour d’Eschyle aux puissantes colères,
Prométhée inspiré découvrant le vrai Dieu
Par delà les débris des idoles grossières.

Sans que j’en susse rien cependant, au milieu
De ce bizarre amas de songes & d’histoires,
La lumière, pour moi, se faisait peu à peu.

Les grandes vérités rayonnantes ou noires,
Les mondes inconnus, le passé submergé,
Remplacèrent ainsi les contes illusoires.

Le menton dans la main & le regard plongé
Dans les rangs infinis de confuses images,
Que de jours j’ai perdus sans en avoir congé !

Tout alors devenait tableau : les trois rois mages,
Que la légende amène aux pieds du Christ enfant,
M’apparaissaient vêtus de robes à ramages.


J’assistais au retour de Rhamsès triomphant.
Thèbes m’était connue ainsi qu’Éléphantine :
J’avais vécu là-bas sous leur ciel étouffant.

Je savais les sentiers des monts de Palestine,
Le Jourdain, le Liban, le rocher de Sion
Et l’Arche, qu’au salut du monde Dieu destine.

Je voyais chaque peuple & chaque nation,
L’antiquité vivait, pensait, luttait encore
Ivre de liberté jusqu’à la passion.

Quand l’orient rougit aux clartés de l’aurore,
Je venais avec Ruth glaner aux champs de blé :
Les épis ondoyaient au soleil qui les dore ;

Dans son manteau royal de rosée emperlé,
Le grand lys, plus paré que Salomon le sage,
Tendait au rossignol son calice emmiellé ;

La rose de Sâron au purpurin corsage
Enivrait les rameaux d’une douce senteur,
Et saluait le vent d’un parfum au passage ;


Tandis que les grands bœufs, traînant avec lenteur
Les chariot criards chargés de lourdes gerbes,
Par bouffée aspirant ce vent réparateur,

Ou laissant un rayon lustrer leurs flancs superbes,
L’œil humide & perdu dans l’espace éthéré,
À leurs pieds gravement arrachaient quelques herbes.

Le cri d’un scarabée, au corselet doré,
Vibrait à l’unisson des soupirs de la brise,
Qui disait, elle aussi, son cantique sacré.

Tout chantait, tout priait dans la nature éprise,
Chaque voix à son tour, pour louer le Seigneur,
Montait du vallon vert & de la roche grise.

Et l’homme alors, qu’il fût berger ou moissonneur,
Bénissait dans son cœur l’Auteur puissant & tendre
De toute cette paix & de tout ce bonheur.

Puis la scène changeait : il me semblait entendre
Le bourdonnement sourd d’une grande cité ;
Sous mes yeux je voyais Jérusalem s’étendre.


Le temple était ici grave dans sa beauté,
Le Golgotha là-bas avec sa tête chauve,
Gethsémani plus loin, Hébron de ce côté.

Dans la rue escarpée & sous le soleil fauve,
Passaient & repassaient entre les murs étroits
Les prêtres parfumés d’hyacinthe & de mauve.

Tout à coup surgissaient, inflexibles & droits,
Les prophètes, ces gueux sublimes, ces poëtes,
Secouant leurs haillons à la face des rois.

Je voyais onduler les masses inquiètes
Du peuple, soulevé comme une vaste mer
Par la terrible voix de ces tribuns ascètes.

Sans défense, debout, le regard triste & fier,
La barbe & les cheveux tout souillés de poussière,
Comme ceux-là qui vont menant un deuil amer,

Pieds nus, à peine ceints d’une toile grossière,
Hâves, maigres, mais plains de sombre majesté,
Le front illuminé d’une étrange lumière,


Le geste rare & grand dans son austérité,
C’étaient Osée, Amos, Jérémie, Isaïe,
Ces soldats du Très-Haut & de la vérité.

Ils allaient, dénonçant sous la pourpre haïe
Les rois dégénérés soumis à l’étranger,
Par qui la loi divine était toujours trahie.

Ils venaient provoquer Israël à venger
Le culte de justice & de beauté morale
Que tous, dans leur fureur, ne cessaient d’outrager.

Et je considérais cette lutte inégale
Pleine d’ombre & de jour, d’audace & de grandeur,
Entre l’esprit de vie & la force brutale.

Le texte, tout grondant d’une orageuse ardeur,
D’éclairs inattendus illuminait la page
Qui me brûlait les yeux de leur rouge splendeur.

Soudain, comme l’oiseau lassé d’un long voyage
Qu’emportent çà & là les vents impétueux,
Ma pensée abordait une nouvelle plage.


C’était le soir, bien loin des bruits tumultueux ;
Les pâles oliviers, tout baignés d’ombres bleues,
Étendaient vers le ciel leurs grands bras tortueux.

Les alcyons, frôlant les vagues de leurs queues,
Se balançaient gaîment par troupes dans les airs
En franchissant d’un seul coup d’aile plusieurs lieues.

Tout était pur & calme, & sur les flots déserts,
Aux limpides clartés dont Phébé les inonde,
De gracieux dauphins laissaient voir leurs dos verts.

C’était un pan du ciel de la Grèce féconde,
Un des sites sacrés chers à l’humanité ;
C’était le cap Sunium plongeant dans la mer blonde.

Charme mystérieux de la toute beauté !
Mon âme respirait dans ce doux paysage
Le sain apaisement de la sérénité.

Et puis c’était saint Paul devant l’aréopage,
Aux neveux de Platon révélant l’Inconnu,
Le Dieu saint, juste & bon, tout-puissant & tout sage.


Plus loin encor, c’était esclave, vieux & nu,
Épictète mourant prêchant le stoïcisme
Au monde, dont le jour fatal était venu.

Rayons éblouissants d’un seul & même prisme,
Prophète d’Israël, philosophe ou chrétien,
J’ai senti, j’ai compris votre austère héroïsme.

Oui, vous me servirez d’exemple & de soutien,
Je vous suivrai. Déjà votre voix m’encourage ;
Avec vous, grâce à vous, je ne regrette rien.

Ma foi reste debout & défiera l’orage !


Avril 18…

AMOUR.

 
Ô rêves de jeunesse, éblouissant mirage,
Qui vous arrachera de mon cœur éperdu ?
Qu’étaient donc ma raison, ma force, mon courage,
Qu’ils aient fui pour un mot dans la nuit entendu ?

Amour ! oh ! c’est bien toi dont j’ai senti la flamme,
Toi qui fais mon souci, toi qui fais mon effroi !
Ton souffle impérieux a passé sur mon âme ;
Je tremble, je supplie, oh ! que veux-tu de moi ?

Qu’on ne me parle plus d’aurore ou de rosée,
De chansons au matin, d’astres au firmament ;
Laissez-moi, par pitié, j’aime, je suis brisée,
Et j’ai tout oublié pour ce cruel tourment.


Mais quoi ! je pleure encor ? Oh ! l’amour, c’est la vie,
Le bien, le beau, le grand, la foi, la vérité ;
C’est Dieu même qui parle & soudain nous convie
À jouir tout vivants de l’immortalité !

Écoutez, écoutez : j’aime, je suis aimée,
Je puis vaincre la mort & braver l’inconnu ;
Mon ciel était obscur, mon âme était fermée ;
Voici : le jour s’est fait & l’amour est venu !


Juillet 18…

ESPÉRANCE.


Qu’il était fatigué ce soir
Au moment de son arrivée !
À mes côtés il vint s’asseoir ;
Sa journée était achevée.

Je lui disais : « Vous êtes bon ! »
Car je n’osais pas tout lui dire,
Hélas !… & lui répondait : « Non ! »
Avec son plus charmant sourire.

Puis il lui fallut s’en aller,
Quoiqu’il en eût bien peu d’envie.
Et, moi, je l’écoutais parler
Tout émue & toute ravie ;


Tandis qu’en ces instants si courts
J’entendais, du moins il me semble,
Son cœur qui me criait : Toujours !
Le mien qui murmurait : Ensemble !


Août 18…

INQUIÉTUDE.

 
Vous voulez à tout prix fuir la mélancolie,
Votre rire fait peur, il donne le frisson ;
Celui du désespoir, celui de la folie
N’ont pas un plus étrange son.

Quel sera votre sort ? L’horizon devient sombre
Et je tremble pour vous, moi qui vous aime tant !
Tout est plein de menace, hélas ! tout est plein d’ombre
Dans l’avenir qui vous attend.

Ah ! de grâce, reviens, reviens à ta jeunesse,
Prends la mienne, plutôt que de périr ainsi ;
Viens te vivifier dans les flots de tendresse
Que j’abandonne à ta merci !


Il t’en coûtera peu, quelquefois un sourire ;
C’est tout ce qu’en retour je demande de toi.
Comment n’entends-tu pas dans ma voix qui soupire
L’amour qui te dit : Crois en moi ?

Mon Dieu ! si tu savais la vie enchanteresse
Que je t’aurais donnée en te donnant ma main ;
Si tu savais les fleurs dont mon heureuse ivresse
Aurait jonché notre chemin !

Tout ce qu’une enfant pure a de charme pudique,
Tout ce qu’une âme vierge a de ciel étoilé,
Aurore rougissante, attrait mélancolique,
Pour toi j’aurais tout dévoilé.

Et cette passion tu ne l’as pas comprise !
Hélas ! ce soir encor tu parlais d’oublier,
Et tu disais, ingrat, dans ta triste méprise,
Que nous pouvons nous délier

Des souvenirs chéris, notre unique richesse,
Seul bien qui reste vrai dans ce monde de deuil,
Écho qui retentit jusque dans la vieillesse,
Guirlande attachée au cercueil !


Ô mon amour aimé, cette dure parole
Devait-elle sortir d’un cœur tel que le tien ?
Ce qu’elle avait pour moi d’amèrement frivole,
À tes yeux n’était-ce donc rien ?

Dis-moi, ce n’était pas ta sincère pensée ?
Sur mon front un soupçon que tu laissais planer ?
Si tu l’entends ainsi j’en serais offensée,
Et j’aurais peine à pardonner.

Je ne sais pas encor comment on se renie,
Ni comment on insulte à son propre passé ;
Je t’en prie, entre nous plus de cette ironie
Qui flétrit ce qu’elle a blessé.

Toutes ces lâchetés n’ont sur moi nulle prise,
L’on me dirait en vain : « Le printemps reparaît,
« La sève bouillonnante ouvre l’écorce grise
« Des arbres morts de la forêt.

« La terre resplendit de verdure nouvelle,
« La nature a repris son aspect d’autrefois,
« Les oiseaux font leurs nids, la rose est toujours belle,
« La mousse est fraîche au fond des bois… »


Rien ne reverdira dans mon âme en détresse,
Elle a senti trop tôt le souffle des hivers,
Elle ne sait plus rien que bercer sa tristesse
Aux accents plaintifs de ses vers.

Mais toi, mon Dieu ! mais toi, quelle sera ta vie ?
Pour supporter le poids d’un si lourd avenir,
Auras-tu le courage ? auras-tu l’énergie ?
Hélas ! que vas-tu devenir ?


Septembre 18…

MARGUERITE.

 
C’était un soir de juin paisible. Du midi
Le vent soufflait chargé d’un parfum attiédi,
Et les deux vieilles tours massives & carrées,
D’un rayon de soleil couchant étaient dorées.
Le ciel d’un bleu d’opale avait des tons charmants ;
Les arbres & les fleurs tressaillaient par moments ;
Partout les foins coupés dormaient sur les prairies.
On eût dit la nature en proie aux rêveries ;
Nous étions réunis tous au bout du jardin ;
Personne ne troublait le silence serein
Qui, du ciel calme & pur, tombait sur toutes choses
Et venait rafraîchir les hommes & les roses.
Moi, j’étais à l’écart, tenant sur mes genoux
Ma petite cousine aux grands yeux si doux :

C’est une ravissante enfant que Marguerite
Avec ses cheveux blonds, sa bouche si petite
Et son teint transparent. — Amour ou chérubin,
Dont rien n’altère encor le sourire divin !
Elle avait tant joué qu’elle était un peu lasse,
Et, comme on voit la fleur sous la brise qui passe
S’incliner, la mignonne avait fermé les yeux,
En appuyant sur moi son front pur & joyeux.
Enlacée à mes bras, elle était immobile ;
La lumière baignait son visage tranquille ;
Elle ne dormait pas, elle semblait rêver.
Et je la regardais se perdre & s’élever
Dans ce cher pays bleu, splendide & solitaire,
Où, depuis si longtemps, je vis loin de la terre.
Tout à coup quelqu’un dit en nous montrant ainsi :
« ― Vraiment, c’est un tableau tout à fait réussi.
« Et comme la petite à la grande ressemble ! »
« Nul n’y pensait avant qu’elles fussent ensemble.
« On dirait, n’est-ce pas ? à les regarder bien,
« Les deux sœurs, ou la mère & l’enfant. » L’entretien
Alors se renoua, sérieux ou frivole.
Autour de moi, chacun, ayant pris la parole,
Sur ce premier avis voulut donner le sien.
Mais, je n’écoutais plus, je n’entendais plus rien,

Non, plus rien que l’haleine égale & reposée
Qui sortait doucement de la lèvre rosée.
Mon cœur seul parlait haut sans craindre de témoin ;
Un mot avait suffi pour l’emporter bien loin,
Et je berçais toujours ma petite cousine
Tandis qu’un long soupir soulevait ma poitrine :
— Les deux sœurs, me disais-je, oh ! non, dans sa douceur
Je la connais bien, moi, l’amitié d’une sœur ;
Je sais ce qu’elle vaut & combien elle est sûre.
Sa tendresse est habile à panser la blessure
Profonde que l’amour nous fait ; son dévoûment
Est, jusqu’en ses détails, sympathique & charmant ;
Sa force est patiente & son ardeur fidèle.
Ma sœur, puissent mes jours s’écouler auprès d’elle !
Puisse Dieu lui donner ce qu’il m’ôte ici-bas !
Ma sœur est mon amie & ne changera pas.
Marguerite est trop jeune. Oh ! si c’était ma fille,
Si j’avais une enfant, tête blonde & gentille,
Fragile créature en qui je revivrais,
Rose & candide avec de grands yeux indiscrets,
Sans cesse demandant des chansons, des caresses
Et de tendres baisers, quelles folles ivresses
Me causeraient sa voix, son parler hésitant
Ou le timbre joyeux de son rire éclatant !

Pour elle, être à mon tour ce qu’est pour moi ma mère,
Et, comme par un souffle, en cette vie amère,
Sentir les maux guéris & les pleurs essuyés
Par le bruit de l’enfant qui jouerait à mes pieds ;
Être le but, la vie & l’âme de cette âme,
L’instruire de ma foi, l’échauffer de ma flamme
Et ne rien demander que sa joie en retour,
Quel rêve, encor plus doux que celui de l’amour !
Des larmes sourdent presque au bord de ma paupière
Quand je pense à l’enfant qui me rendrait si fière,
Et que je n’aurai pas, que je n’aurai jamais ;
Car l’avenir, cruel en celui que j’aimais,
De cette enfant aussi veut que je désespère.
Pourtant elle eût porté le nom de mon grand-père,
Je l’aurais appelée Olympe comme lui.
Doux & brillant reflet du rayon qui m’a lui
Dans les jours d’autrefois, les jours de mon enfance,
Ce nom, porté par elle, à sa fraîche innocence
Se serait rajeuni de nouveau pour longtemps ;
Écho de la vieillesse & chanson du printemps,
Fleur nouvelle naissant de la plante brisée,
Matin tout emperlé des pleurs de la rosée,
Prestige du passé, rêve de l’avenir,
Vie & mort, jour & nuit, espoir & souvenir !

Mais pourquoi tant choyer cette folle chimère ?
Jamais on ne dira de moi : C’est une mère !
Et jamais un enfant ne me dira : Maman !
C’en est fini pour moi du céleste roman
Que toute jeune fille à mon âge imagine.
Du bouquet effeuillé je n’ai plus que l’épine,
La brise s’est changée en ouragan glacé :
Ma vie à dix-huit ans comprend tout un passé.


Juin 18…

EN PASSANT EN CHEMIN DE FER.

PANTOUM.

 
Discrets, furtifs & solitaires,
Où menez-vous, petits chemins ?
Vous qu’on voit, pleins de frais mystères,
Vous cachant aux regards humains.

Où menez-vous, petits chemins
Tapissés de fleurs & de mousse ?
Vous cachant aux regards humains,
Que votre ombre doit être douce !

Tapissés de fleurs & de mousse,
Abrités du froid & du vent,

Que votre ombre doit être douce
À celui qui s’en va rêvant !

Abrités du froid & du vent,
Le voyageur vous voit & passe.
À celui qui s’en va rêvant,
Peut-être ouvririez-vous l’espace ?

Le voyageur vous voit & passe,
Il se retourne en soupirant :
Peut-être ouvririez-vous l’espace
À son cœur malade & souffrant ?

Il se retourne en soupirant,
Emporté plus loin dans la vie.
À son cœur malade & souffrant
Votre silence fait envie.

Emporté plus loin dans la vie,
Le voyageur reviendra-t-il ?
Votre silence fait envie,
Ô chers petits chemins d’avril !

Le voyageur reviendra-t-il

Fouler l’herbe que l’agneau broute,
Ô chers petits chemins d’avril !
Qui l’attend au bout de sa route ?

Fouler l’herbe que l’agneau broute,
Au moins, ç’aurait été la paix.
Qui l’attend au bout de sa route ?
Pourquoi fuit-il l’ombrage épais ?

Au moins, ç’aurait été la paix,
La fraîcheur sauvage & champêtre.
Pourquoi fuit-il l’ombrage épais ?
Le bonheur était là, peut-être.

La fraîcheur sauvage & champêtre,
Loin de tous les regards humains,
Le bonheur était là, peut-être,
Dans un de ces petits chemins.

Loin de tous les regards humains,
Mes rêves cachent leurs mystères,
Dans un de ces petits chemins
Discrets, furtifs & solitaires !

LA CURE.


Clochers silencieux montrant du doigt le ciel !
Théophile Gautier.     


C’est un vieux cimetière étroit, pauvre, rustique,
Où d’humbles croix de bois, lugubre floraison,
Se détachent en noir sur le vert du gazon.
Puis une église avec un auvent pour portique,
Dont le petit clocher montrant le ciel du doigt,
Par un mouvement doux s’accoude sur le toit.

Adossée à l’église & plus modeste encore
La cure : une fenêtre avec un rideau blanc,
Un pot de basilic, un volet chancelant,
Au devant un jardin qu’un seul rosier décore
Et que ferme une claie, aux vieux ais vermoulus
Qui depuis bien longtemps ne se rejoignent plus.


Le tout calme, discret, charmant, mélancolique ;
Quelques saules pleureurs, un ou deux peupliers
Et comme fond, là-bas, de gros & grands noyers.
Pas une âme d’ailleurs sur le sentier oblique,
Qui fuit le long du mur & des buissons chétifs :
Seule, la rêverie y marche à pas furtifs.

L’ABBAYE.

 
La chapelle de l’abbaye
Avait été toute envahie
D’un flot d’oisifs & de flâneurs ;
Et sur le marbre blanc des dalles,
Deux moines, traînant leurs sandales,
Guidaient à travers les dédales
Tous ces curieux promeneurs.

Devant ces royales merveilles,
Ainsi qu’un noir essaim d’abeilles,
La foule en groupes se formait.
Cependant rien n’était antique
Dans ce beau pastiche gothique,
Et pas un cercueil authentique
Sous ces grands tombeaux ne dormait.


La nef alors se trouvait pleine.
Les moines au blanc froc de laine
Brusquement s’étaient écartés.
Nous errions aussi dans l’église,
À travers l’atmosphère grise,
Jetant un coup d’œil à la frise,
Un autre aux murs peints & sculptés.

Derrière la grille dorée,
À chaque côté de l’entrée
Du chœur, sous un rayon étroit
De clarté pâle & frissonnante,
Sortant de l’ombre environnante,
Jeunes, beaux, la robe traînante,
Les deux moines se tenaient droit.

Les yeux figés sous la paupière,
On eût dit des hommes de pierre,
Œuvre d’un artiste fervent.
— Ô moines ! dans l’humaine sphère,
Dans les devoirs que Dieu confère,
N’aviez-vous autre chose à faire
Qu’à poser en tableau vivant ?

LA LANDE AUX ROCHERS.


Qu’il faisait calme & beau, ce soir-là ! L’Angelus
Tintait naïvement de village en village,
Les flots du lac roulaient déferlant sur la plage,
La rainette chantait au revers du talus.

Une charrette au loin, de deux bœufs attelée,
Passait. Nonchalamment assis sur le brancard,
Gaule au poing, pieds pendants, le bouvier nasillard
Éveillait en sifflant l’écho de la vallée,

Tandis que d’un beau ciel, or & pourpre au couchant,
Vert & bleu sombre à l’est, tombait sur les collines
Un vague crépuscule aux teintes opalines,
Qui confondait le bois, le marais & le champ.


C’était la paix partout, la paix sereine & grave ;
Et ceux qui descendaient de la lande aux rochers,
Ce soir-là, relevaient aussi leurs fronts penchés
Et se sentaient le cœur plus joyeux & plus brave.


Juin 18…

POURQUOI ?


Pour la première fois, quittant votre air morose,
Vous m’avez, hier soir, donné le bras. Tandis
Que j’allais près de vous ainsi, comme jadis,
J’ai senti contre moi palpiter quelque chose.

Mon visage soudain est devenu tout rose ;
Vous m’avez demandé ce que j’avais, je dis
N’importe quoi… : Mon Dieu ! c’était mon paradis,
Dont la porte s’ouvrait quand je la croyais close.

J’écoutais, j’écoutais (hélas ! le saviez-vous ?)
Votre cœur, sous ma main, qui battait à grands coups,
Et je vous regardais, disant : Il ressuscite !


Mais l’effroi s’abattit alors sur moi, plus vite
Qu’une pierre qui tombe en un lac… Oh ! pourquoi
Ton cœur bat-il si fort s’il ne bat pas pour moi ?


26 Juin 18…

ANGOISSE.

 
Il est malade, il souffre & je ne puis rien faire,
Rien pour le soulager, rien même pour lui plaire.
Je n’ose m’informer tout haut de sa santé ;
L’intérêt que j’y prends serait interprété.
J’ai peur de l’irriter par ma sollicitude,
Et Dieu sait cependant si mon inquiétude
N’est pas cent fois plus vive à la cacher ainsi !
Hélas ! veiller sur moi, feindre encor, quel souci !
N’être pas toute à lui, quand mon unique envie
Eût été pour jamais de lui donner ma vie,
Quel supplice cruel ! — Je m’y résigne mieux
Lorsque alerte & dispos il est moins soucieux ;
Mais le savoir tout seul, si malade & si triste,
Ayant besoin de moi sans que, moi, je l’assiste,

Oh ! ma force est vaincue & mon cœur déchiré !
Grâce aujourd’hui, mon Dieu ! j’en ai trop enduré.

Peut-être je ferais par mes soins, ma tendresse
Ce que les autres n’ont pas fait. Une caresse,
Un murmure, un regard doux & compatissants
À calmer la douleur sont souvent si puissants !
Un sourire… qui sait ce que peut un sourire ?
Oh ! je le guérirais, l’amour a tant d’empire,
L’amour !… il n’y croit point, je le sais aujourd’hui,
Mais que m’importe à moi, je ne pense qu’à lui !
Il est malade, il souffre & je ne puis rien faire,
Rien pour le soulager, rien même pour lui plaire.

S’il s’arrête un instant lorsqu’il vient à passer,
En silence, je sens mes larmes s’amasser
Et me brûler le cœur en tombant goutte à goutte.
Quel que soit le tourment que j’y trouve sans doute,
Ah ! je préfère encor l’entendre, lui parler,
Prendre ma faible part de ses peines, mêler
À ses soupirs les miens, trembler pour lui, le plaindre,
Chercher dans l’avenir ce que nous devons craindre
(Car c’est presque un lien qu’un même désespoir),
Et, malgré tout, je sens qu’il m’est doux de le voir.


J’eusse été loin d’ailleurs, l’amour m’eût avertie
Comme il a toujours fait par une sympathie
Étrange à concevoir en sa réalité.
Et dans quel trouble affreux n’eussé-je pas été ?
Avec ce doute au cœur, loin de lui, sans nouvelles.
Mes angoisses alors eussent été mortelles.
Quoi donc ? dois-je étouffer de trop justes regrets ?
Mais le pourrai-je, ô Dieu ! lorsque je le voudrais ?
Il est malade, il souffre & je ne puis rien faire,
Rien pour le soulager, rien même pour lui plaire.


Juin 18…

REGARD MOUILLÉ.

 
Quand tu constates les ravages
Du mal qu’autrefois tu m’as fait,
Devant cette mer sans rivages,
Tu sembles rester stupéfait.

Et de tes paupières baissées,
Sur moi tombe un regard sans prix,
Ainsi se croisent nos pensées :
Tu soupires, moi je souris !


6 Juillet 18…

QUAND MÊME.

 
Deux hommes sont en lui, deux hommes bien distincts,
L’homme des préjugés & celui des instincts :
L’un fantasque, inquiet, irritable, sceptique,
Volontaire, dur même & quelquefois cynique ;
L’autre tout dévoûment & générosité,
Patience, douceur, délicate bonté,
Esprit étincelant, charme, attachante grâce,
Tout ce qui prend le cœur & pour jamais l’enlace.
Autant le premier blesse, autant l’autre séduit.
Contraste inexpliqué ! c’est le jour & la nuit,
C’est la compassion avec l’indifférence,
C’est le faux & la vrai sous la même apparence,
La défiance unie à la naïveté,
La volonté tenace à l’instabilité,
Labyrinthe, dédale, âme pleine d’abîme,

Qui plaît sans le vouloir & fait mourir sans crime,
Qui répond à chacun par un rire moqueur.
Voilà pourtant celui qui m’a touché le cœur !

Ah ! si Dieu m’eût permis d’avoir part à sa vie,
Je n’avais d’autre but, je n’avais d’autre envie
(Et j’en atteste ici mon invincible amour !)
Que d’épurer sans cesse & d’amener au jour
Tout ce que cet enfant gâté de la nature
Au jour de sa naissance a reçu sans mesure ;
Tout ce qu’en son erreur il écarte aujourd’hui
Et tout ce qu’il étouffe ou fera taire en lui,
Jusqu’à l’heure prévue où son âme lassée
N’aura pour le combat ni force, ni pensée.
Oh ! d’un sommeil mortel le voir là s’endormir
Sans pouvoir rien de plus que prier & gémir !
Mon Dieu ! qu’ai-je donc fait pour qu’il m’ait condamnée
À ce supplice affreux qui grandit chaque année ?

Dans l’exaltation de ma propre douleur,
Peut-être, malgré moi, lui portai-je malheur ?
Peut-être ai-je hâté la crise inévitable
En frappant sur ce cœur qu’il veut invulnérable
Et qui devait pour moi s’ouvrir ou se fermer !

 
Hélas ! il s’est fermé pour se garder d’aimer,
Fermé dans le silence & dans la solitude !
Ma tendresse absolue & ma sollicitude
Ont éveillé son doute au lieu de l’entraîner,
Et comme il ne voulait jamais s’abandonner
À ces pensers du ciel, à ces rêves d’aurore,
Qu’il avait peur de lui, de moi, que sais-je encore ?
Voyageur éperdu qui frappe dans la nuit
La main qui le guidait, il me repousse & fuit.
C’est en vain que je souffre, en vain que je supplie,
En vain que je me meurs, il veut que je l’oublie.
– Oublier !… il l’a dit ce mot du désespoir,
Il l’a dit en parlant de vertu, de devoir,
Il l’a dit froidement, avec insouciance,
Au nom de la raison & de l’expérience ;
Et lui, dont j’ai connu la sensibilité,
Lui, qui voit la pâleur de mon front révolté,
Lui, qui sait les tourments d’une douleur si vraie,
Lui, dont une parole aurait guéri ma plaie,
Lui, quand j’ai crié grâce à ce mot redouté,
Lui, qui voit & sait tout, il me l’a répété !…

Juste ciel ! est-ce là tout ce qu’apprend la vie ?
Est-ce là cette énigme ardemment poursuivie

Qui nous dira le grand secret ?
Est-ce le sort fatal ? est-ce la loi suprême ?
L’amour par qui je vis & ma souffrance même,
Tout, dans l’oubli, s’abîmerait ?

Oh ! s’il en est ainsi de la sagesse humaine,
Si l’on doit, de sa vie, écarter toute peine
Comme une perte de son temps,
Si l’on doit mesurer ses plus amères larmes,
Si l’on doit, pour garder une paix sans alarmes,
Compter au chagrin ses instants ;

Si l’on doit mépriser comme un bruit misérable
Tout ce que le passé, de sa voix adorable,
À votre oreille vient crier ;
Si toute grandeur pure à la raison se brise,
Si l’égoïsme seul sur vous doit avoir prise,
Si le cœur doit se renier ;

S’il n’a plus sa fierté constante qui le venge,
Si, pareil au polype inerte, il faut qu’il change
Selon le sort inattendu
Qui l’ampute au hasard & lui fait mille entailles ;

Si la sagesse n’est, après tant de batailles,
Qu’un intérêt bien entendu ;

Oui, s’il en est ainsi, je hais & je méprise
Le bonheur, la raison, la vertu, que l’on prise
Sur toute autre chose ici-bas.
Je n’aurai jamais trop de dédain & de rage,
D’horreur & de dégoût, de vengeance & d’outrage
Pour ces calculs lâches & plats !

Et je saurai souffrir, & je dirai que j’aime,
Et je ceindrai mon front comme d’un diadème
De ma couronne de douleurs ;
Et rien n’empêchera ma passion candide
De monter jusqu’au ciel, radieuse, splendide,
Embellie encor par ses pleurs !


Septembre 18…

JALOUSIE.


I.

Ah ! toi, l’indifférent, tu souffres à ton tour :
L’angoisse t’a mordu, les peines sont venues ;
Tu trembles & tu crains en attendant le jour,
Et la nuit te remplit de terreurs inconnues.

J’ai vu luire en tes yeux, par un brusque retour,
Des larmes, jusque-là vainement retenues ;
Et toi, qui ris de tout, toi, qui ris de l’amour,
Pour sonder l’avenir tu regardes les nues.

Tout n’est donc pas mensonge en nos maux ici-bas,
Que tu subis aussi, toi, dont le cœur la nie,
De la loi de douleur la sanglante ironie ?


Et tu peux donc aimer, toi, qui ne m’aimes pas ?
Mais quel déchirement qu’une telle pensée,
Dans ma blessure encor, quelle épine enfoncée !


II.

Oh ! ce sonnet me pèse à l’égal d’un remord !
Que je m’occupe ou non, que je veille ou je rêve,
Ce souvenir ne peut me laisser paix ni trêve,
Car pour moi chaque vers est un serpent qui mord.

L’épreuve est salutaire alors qu’elle rend fort
Et d’un souffle puissant jusqu’au ciel nous enlève,
Mais tout ressentiment transperce comme un glaive,
Et ces angoisses-là sont angoisses de mort.

Arrière donc, vipère à la langue empestée,
Amertume égoïste & vile, pour jamais
Retourne au gouffre noir qui t’avait enfantée !

Moi, je veux vivre, aimer & sentir désormais
Tout ce que peut souffrir une âme généreuse,
Qui demande au devoir le secret d’être heureuse

III.

Dans les champs reverdis passe un air pur & doux,
Une blanche vapeur estompe la vallée ;
Toute ligne s’efface aux horizons plus mous,
La nature aujourd’hui de tendresse est voilée.

Adieu sombre chagrin, tristesse aux pleurs jaloux,
De votre étreinte encor je suis tout ébranlée.
Âpres poisons du cœur, bien loin enfuyez-vous,
Laissez venir la paix à mon âme troublée.

Je n’ai que trop senti vos aiguillons maudits,
Et je veux maintenant que tout ce que je dis
Soit trempé de douceur & de mélancolie,

Comme aujourd’hui l’on voit la lumière affaiblie,
Glisser avec langueur jusqu’aux prés odorants
Et changer l’ombre humide en rayons transparents.


Septembre 18…

VIVERE MEMENTO.


La vie est si souvent morne & décolorée,
À l’ennui l’heure lourde est tant de fois livrée
Que le corps s’engourdit,
Et que l’âme, fuyant les épreuves amères,
S’envole & vient saisir à travers les chimères
L’idéal interdit.

On trouve ainsi l’oubli des autres, de soi-même,
On n’est plus de la terre, on plane, on rêve, on aime,
Toute chose est à vous ;
La notion du vrai si bien est renversée
Que, dans vos doigts, les fils, dont la vie est tissée,
Semblent soyeux & doux.


Sondant imprudemment ce que Dieu vous dispense,
On veut que tout travail porte sa récompense
Et tout arbre son fruit.
On repousse un devoir humble, austère ou stérile,
Et cette paix factice à la fin vous exile
De ce monde de bruit.

On meurt en peu de temps lorsqu’on vit cette vie ;
Cette ivresse d’esprit du sommeil est suivie.
On s’éveille au tombeau.
Plus charmeresse encor que la mélancolie,
Comme un souffle léger cette douce folie
Éteint votre flambeau.

Si jamais âme humaine a goûté ce vertige,
Et, semblable à la fleur arrachée à sa tige
Que soulève le vent,
Si jamais un esprit a délaissé la terre,
Ce fut moi, dans les jours où j’aimais à me taire
Pour m’en aller rêvant.

Que de fois je mentis à ma propre souffrance,
Alors que s’élançait au loin mon espérance
Fraîche & riante encor !

Que de fois ce semblant de liberté bénie
A brillé dans ma nuit obscure, indéfinie,
Avec des rayons d’or !

Et pourtant, non ! malgré sa lueur scintillante,
Son prisme éblouissant, cette flamme brillante
N’était pas la clarté.
Ce leurre décevant, qui vient & se retire,
Décuple en vous trompant le sévère martyre
De la réalité.

Car la loi de la vie est sérieuse & grave ;
Comme le temps au front met la ride & la grave
Avec son dur couteau,
Ainsi profondément dans notre âme indécise,
Inscrivons ces deux mots de latin pour devise :
Vivere memento !

Oui, souviens-toi de vivre ; oui, malgré la tempête
Ne t’abandonne pas, ne courbe pas la tête,
Résiste, espère, crois !
Ne fuis pas, âme triste, aux sphères inconnues,
Mais, labarum sacré ! si tu sondes les nues,
Vois-y luire la croix !


Dieu t’a donné le corps pour prison sur la terre,
Il t’astreint à l’épreuve, à la souffrance austère,
À la misère, au deuil.
Le premier cri de l’être, arrivant en ce monde,
Est un cri de douleur, dont l’angoisse profonde
Ne finit qu’au cercueil.

La vie est un combat sans repos ni relâche.
Lutte donc vaillamment. Le désespoir est lâche :
Dieu hait la lâcheté !
Chaque jour il nous rend par un nouveau prodige
La force & la vertu, mais de nous il exige
La bonne volonté.

Il est dans sa bonté ton secours, ta ressource,
De toute chose il est la fin comme la source,
Le but & le moyen.
S’il t’a donné la vie avec devoir de vivre,
Quand le joug est trop lourd, lui-même te délivre
Et te sert de soutien.

Marche donc devant toi d’un cœur contant & brave,
Laisse aux faibles l’oubli qui restreint & déprave,
Vis & sache pourquoi !

Vis par le dévoûment, vis par le sacrifice,
Vis par la vérité, par la pure justice,
Vis aussi par la foi !

Vis par la liberté, par la joie & les larmes,
Vis par l’art créateur qui des maux fait des charmes,
Par le divin espoir ;
Vis par la charité, vis par la patience,
Par l’amour pur, vainqueur de l’âpre expérience
Et vis par le devoir !

Vis & marche en avant, forte de la pensée
Que la vie éternelle est pour nous commencée
Dès notre premier jour,
Et que Dieu qui te voit, Dieu, le Saint & le Juste,
Promet à ton travail la récompense auguste
De son immense amour !

— Hélas ! je t’entends bien, voix chrétienne & stoïque,
Tu me montres le but idéal, héroïque,
Que mon âme comprend.
Mais la force me manque & parfois le courage ;
L’étoile disparaît derrière le nuage.
Et le doute me prend.


Comme un cheval ardent couvre son mors d’écume,
En stériles efforts tristement je consume
Mon jeune sang qui bout.
Mes pieds se sont meurtris aux pierres de la route,
La bataille perdue est changée en déroute
Et je me sens à bout.

Je songe & je regarde, ô vanité bornée !
Que sont les jours de l’homme & qu’est sa destinée
Devant l’éternité ?
Ce qu’est l’herbe jetée au gouffre formidable,
Ce qu’est ce monde-ci perdu dans l’insondable
Et dans l’immensité !

Seigneur, qui restes seul immuable & paisible,
Que suis-je, atome vain de ce globe invisible
Pour m’adresser à toi ?
Hélas ! j’ai tant souffert, console-moi, mon Père ;
Viens secourir l’enfant qui ploie & désespère ;
Éternel, réponds-moi !


Octobre 18…

LES REMEMBRANCES.


Il n’est si triste amour qui n’ait son souvenir.
A. de Musset.     


Quel glas de désespoir résonne à mon oreille ?
Je souffre ; mon front brûle & mon corps est transi.
N’aura-t-il point pitié de mes trois ans de veille,
D’angoisse & de souci ?

Depuis trois ans, je crains le coup qui me menace :
Celui que j’aime tant repousse mon amour,
Et l’âpre sentiment de sa froideur tenace
M’accable nuit & jour.


Le danger, qui depuis trois ans sans cesse plane
Sur ma tête courbée, est aujourd’hui présent :
Je n’ai pas entendu l’arrêt qui me condamne,
Mais mon cœur le pressent.

Le gémissement sourd du vent, l’heure qui sonne,
Le cri de la chouette entendu dans la nuit,
La porte que soudain l’on ouvre… je frissonne,
J’ai peur du moindre bruit.

Hélas ! étaient-ce donc de fausses apparences
Que tous ces mots si doux, promesses d’avenir,
Sur qui j’avais fondé toutes les espérances
Dont il veut me punir ?

Non, non, c’est impossible & je ne puis le croire,
Ce qu’il a fait pour moi dément sa cruauté.
J’écoute les récits que me fait ma mémoire
Sur ce temps enchanté.

Lorsqu’il m’avait souri, qu’il m’avait regardée,
Quand par hasard sa main avait touché ma main,
Je me sentais de calme & de joie inondée
Jusques au lendemain.


Quoi de plus naturel qu’il fût tout dans ma vie,
Que mon désir prévînt sa visite du soir,
Et que ma seule idée incessamment suivie
Fût toujours de le voir ?

Même au loin il savait occuper ma pensée,
Il écrivait souvent, il écrivait si bien !
Son amitié d’ailleurs était tout empressée
Et ne négligeait rien.

Lorsque, découragée en dépit de son zèle
Et triste, je cédais à l’ennui triomphant,
Laissant là ce long mot si froid : Mademoiselle !
Il disait : Pauvre enfant !

Il exauçait alors mes moindres fantaisies ;
Mais quand il disait : Non ! quel bonheur d’obéir !
Comme à ses volontés parfois au vol saisies,
J’immolais mon plaisir !

Comme je m’inclinais, moi qu’on dit indomptable,
Comme j’étais joyeuse en ma soumission ;
Comme je lui prouvais qu’un orgueil intraitable
Cède à la passion !


Ah ! s’il m’avait aimée ou seulement comprise,
Comme il eût été fier de mon humilité !
À son lucide esprit, quelle étrange méprise
Cacha la vérité ?

Lui, qui me reprochait d’être presque trop franche,
N’ai-je donc pas trahi mon secret mille fois ?
N’a-t-il pas su me voir devenir toute blanche
Et demeurer sans voix ?

Le soin que je prenais de ma simple parure,
Quand nous allions au bal, ne lui parlait donc pas ?
Oh ! comment n’a-t-il point entendu le murmure
Qui montait sur nos pas ?

Sa place était toujours à mon côté marquée,
Jamais il ne perdait mon fauteuil du regard ;
Il en usait ainsi jusqu’à l’heure indiquée
Par lui, pour mon départ.

Et ceux qui l’avaient vu sous les yeux de ma mère,
De moi se rapprocher un peu plus chaque jour,
Disaient, l’ignorait-il ? disaient, quelle chimère !
Disaient : Amour, amour !


Mais cet instant rapide où j’avais cru comprendre,
Où j’avais cru toucher la fin de mon tourment,
Oh ! cet instant béni qui pourra me le rendre
Dans son trouble charmant ?

Il paraissait heureux de ma profonde joie,
Si franchement heureux, que, dans un élan fou,
Je lui jetai, semblable à la tige qui ploie,
Mes bras autour du cou.

Une larme germa d’abord à sa paupière,
On l’eût dit attendri de ce geste d’enfant,
Car il lui révélait mon âme tout entière,
Ce baiser confiant !

Puis soudain, tressaillant à mon étreinte ardente,
Si pleine de candeur & d’ingénuité,
Il me repoussa presque en disant : Imprudente !
Avec sévérité.

Oh ! de ce moment-là, je me sentis perdue :
« — Jamais, jamais, me dis-je, il ne me répondra.
« Ma passion par lui ne peut être entendue,
« Jamais il n’aimera. »


Poëtes, qui pleurez, ô pléiade sacrée !
Vous, qui menez le deuil de vos beaux jours flétris,
Vous, qui vous en allez l’âme désespérée,
Ô vous, grands cœurs meurtris !

Vous tous, qui vous plaignez de votre triste histoire,
Qui prenez à témoin les cieux sourds & jaloux,
Qui trouvez un supplice en ce que la mémoire
Vous offre de plus doux,

Dites-moi, dites-moi si vos regrets se fondent
Sur des bonheurs pareils à mes bonheurs anciens ?
Si les pleurs douloureux, qui dans vos yeux abondent,
Coulent comme les miens ?…

Ce baiser fut le seul, cruelle & pure étreinte !
Car mes jours même étant en danger, je n’osai
En demander un autre, un adieu ! dans la crainte
Qu’il me fût refusé.

Cette scène d’ailleurs par lui fut oubliée.
Il resta plus longtemps, il revint plus souvent ;
Mais je sentais en moi l’espérance pliée
Comme une fleur au vent.


Bientôt ma mère & moi, nous rendîmes visite
À son logis d’automne, une vieille maison,
Un rustique chalet que toujours il habite,
Dans l’arrière-saison.

Nous trouvâmes au bout d’une courte avenue,
Une barrière ouverte au-devant de nos pas ;
Sa mère nous reçut, & comme bienvenue
Me pressa dans ses bras.

Dans le petit jardin quelques tardives roses
Mariaient leur parfum à celui du jasmin.
Ah ! plus encor pour moi, les fleurs d’amour écloses
Embaumaient ce chemin !

La maison nous ouvrait sa porte entrebâillée ;
Nous montâmes ensemble à son balcon couvert,
Admirant la campagne à peine dépouillée
De son feuillage vert.

À nos pieds s’étendait la riante vallée.
Avec ses peupliers & son marais trompeur ;
La colline voisine apparaissait voilée
D’un réseau de vapeur.


Les grands monts enflammés d’une lumière intense
Prenaient mille couleurs sous le soleil du soir,
Et les sapins, gardiens de l’horizon immense,
Frangeaient le ciel de noir.

Un hymne universelle d’allégresse divine
S’élevait de la terre & toujours reprenait…
Mais tout à coup mon cœur bondit dans ma poitrine,
C’était lui qui venait !

Sifflant entre ses dents une vieille romance,
Il venait souriant ; sur le gazon jauni
Son pas impatient résonnait en cadence,
Il semblait rajeuni.

Son costume de chasse ajoutait à sa taille
Quelque chose de fier, de leste en même temps ;
Il balançait gaîment un grand chapeau de paille :
Il n’avait que vingt ans !

Tandis que, de plaisir, je devenais vermeille,
Quand j’aperçus au loin son regard attachant,
Il était coloré d’une teinte pareille
Par le soleil couchant.


Sa chienne le suivait, léchant sa main pendante,
Intelligente bête aux poils longs & soyeux,
Qui, dès qu’elle nous vit, fit, de sa voix stridente,
Entendre un cri joyeux.

Il fut plus captivant que de coutume encore.
Répéter ce qu’il dit, il n’importe aujourd’hui,
Sa parole vibrait attrayante & sonore :
Il parle si bien, lui !

Nous causâmes longtemps sur cette galerie
Avant d’aller errer dans le petit jardin,
Quand il vit à l’écart une rose fleurie
Et le cueillit soudain :

« — En octobre, dit-il, une rose encor belle !
« La voulez-vous ? tenez, c’est la seule à coup sûr. »
« — Voyez là-bas, lui dis-je, une branche rebelle
« S’abrite au pied du mur. »

Il courut la couper, une autre dans l’allée,
Comme il me revenait, lui barra le chemin ;
Chaque tige semblait fière d’être appelée
À périr par sa main.


La verveine étendait ses feuilles odorantes ;
Le jasmin s’étoilait de pétales nacrés ;
Le grenadier courbait ses branches murmurantes
Aux frais boutons pourprés.

À la hâte il cueillait les gerbes enlacées
Et me les apportait d’un air joyeux ; nos doigts
S’effleurèrent ainsi sous les feuilles pressées,
En tremblant bien des fois.

Notre gaîté pourtant résonnait moins rieuse.
Le coup d’œil échangé devenait plus furtif ;
Car la félicité profonde est sérieuse
Et le bonheur craintif.

Nous étions, moi tremblante & lui presque timide.
« — Oh ! me dis-je, s’il m’aime, il le dira ce soir.
« J’ai vu sous ses longs cils luire une perle humide,
« C’est un signe d’espoir ! »

Le jardin dévasté n’avait plus une rose ;
Le soleil avait fui derrière l’horizon ;
Les arbres frémissants racontaient quelque chose
À l’herbe du gazon.


L’heure du départ vint, il souriait de même ;
Mon trouble intérieur n’avait su l’émouvoir.
Avec un son de voix d’une douceur extrême,
Il me dit : « À ce soir ! »

Le soir, le lendemain, les jours se succédèrent.
Il me fallut alors le quitter, n’emportant
Qu’un bouquet desséché, dont les débris gardèrent
Un parfum persistant.

J’en conserve un rameau, souvenir plein de charme,
Il me rappelle encor ce beau jour d’autrefois ;
Et quand je le regarde, une brûlante larme
Ruisselle entre mes doigts.

Ses lettres de jadis que j’avais tant aimées,
Dans le petit coffret dont je garde la clé,
Sont près des brins jaunis aujourd’hui renfermées,
Là, j’ai tout rassemblé.

Car à ces vieilles fleurs mon histoire ressemble
Avec son innocence & sa naïveté :
L’espoir & le bouquet se sont fanés ensemble ;
L’amour seul m’est resté.


Lorsque j’étais partie, une âpre inquiétude
M’avait mordue au cœur en le laissant ainsi.
Hélas ! ce triste instinct devint la certitude
Deux mois après ceci.

Je le revis enfin, mais ce fut pour apprendre
Qu’il ne pouvait m’aimer (qui me dira pourquoi ?),
Et que ce doux aveu, que j’avais cru surprendre,
N’était pas fait pour moi.

Depuis ce jour j’attends, je tremble de tout craindre.
L’épouvante me prend comme prend un remord ;
Mais je n’ai pas cessé de l’aimer sans me plaindre,
Même devant la mort.

Avec enthousiasme, avec mélancolie,
Depuis ce jour je vois que j’aime sans retour…
Oh ! ne me dites pas que c’est une folie ;
Mon Dieu ! non, c’est l’amour !


Novembre 18…

MORTE !

 
Morte ! oh ! serait-il vrai ? morte, pleine de vie !
À son calme avenir quel mal l’a donc ravie ?
Qui donc l’a pu frapper avant qu’elle eût vingt ans ?
Dans la fraîche candeur de ses premiers printemps,
Quand elle n’était pas au tiers de sa journée,
Quel souffle, pauvre fleur ! l’a si vite fanée ?
Ô malheureuse enfant ! le secret bien-aimé
Qu’à tous les yeux son cœur a tenu renfermé.
Son secret, je le sais ; sa douleur, je la sonde.
Je puis dire combien sa plaie était profonde
Et ce qu’elle a souffert pour en périr ainsi :
Celui que j’aime tant, elle l’aimait aussi.
Hélas ! mais sans secours, toute seule, éperdue,
Comme un oiseau qui fuit dans l’immense étendue,
Ne trouvant nulle part de pitié ni d’appui,

Elle aima mieux mourir que de vivre sans lui ;
Et quand, le mois dernier, sa mère & sa famille,
Ignorant que l’amour tue une jeune fille,
Ont enfin obtenu de sa soumission
Qu’elle abjurât son rêve & son illusion,
Son âme douce, faible & de fraude incapable,
S’en est allée à Dieu pour n’être pas coupable.
Ces tristes jours pourtant n’avaient pas emporté
Son parfum d’innocence & de virginité :
Son voile nuptial se transforme en suaire ;
Et, toute fraîche encor sur son lit mortuaire,
Sa couronne de fleurs semble dire aujourd’hui :
Elle aima mieux mourir que de vivre sans lui !

Ô toi, que nous aimions avec tant de tendresse !
Ô toi, dont la froideur si féconde en ivresse
Nous force à te bénir en nous tordant les bras !
Ô toi, qui l’as tuée & qui me briseras,
Toi, qui n’eus pu choisir entre nous deux sans crime,
Quelle est cette puissance infernale ou sublime,
Ce don mystérieux, ce charme souverain
Qui prend, pour les broyer contre ton cœur d’airain,
Nos cœurs passionnés & jusqu’en ces supplices
Nous verse un poison sûr aux mortelles délices ?


Comment n’as-tu pas vu qu’elle t’aimait aussi ?
Nous, qui n’avions que toi pour unique souci,
Nous nous étions, hélas ! elle & moi, devinées,
Sans prévoir toutefois combien nos destinées
Devaient se ressembler en malheurs, en regrets.
— Qui nous eût dit alors que je lui survivrais ?
Qu’avant moi, sous nos yeux, elle serait frappée ?…
Et peut-être en effet que la mort s’est trompée,
Qu’elle devait rester, que je devais partir,
Et, sans lutte, laisser l’oubli m’anéantir ?…

C’est fini maintenant, elle s’est endormie.
Sa profonde douleur m’a faite son amie.
Le passé disparaît. J’effeuille, avec des pleurs,
Sur son morne tombeau, ces vers, comme des fleurs.
La mort apaise tout : jalousie & colère !
Voici, le pardon vient & l’horizon s’éclaire ;
Plus d’ombre ou de terreur, plus de mal ou d’orgueil !
Je vois dans l’infini, qui s’ouvre à ce grand deuil,
Son front transfiguré par son amour fidèle ;
Je me rappelle enfin que tu fus aimé d’elle,
Et je dis, le cœur plein d’un sympathique effroi :
Elle aima mieux mourir que de vivre sans toi !


Novembre 18…

À LAQUELLE ?


Quand tu dors à qui rêves-tu,
Toi, leur seule & chère espérance ?
À laquelle, ô cœur combattu,
T’arrêtes-tu de préférence ?

Est-ce à celle qui dort toujours
Dans le cercueil au cimetière,
Âme naïve & sans détours
Dont tu méprisas la prière ?

À celle qui ne dort jamais,
Par la passion dévorée,

Qui crut un jour que tu l’aimais
Quand tu ne l’avais qu’admirée ?

À celle qui dort près de toi
Et, telle qu’une souveraine,
Te sourit sans savoir pourquoi,
Belle, indifférente & sereine ?

L’une, hélas ! fleur qui, pour s’ouvrir,
Eût eu besoin d’une caresse,
Loin de toi, n’a su que mourir
Afin de prouver sa tendresse.

L’autre combat avec la mort,
Ferme encor quoique exténuée,
Pour te préserver du remord
De te dire : « Je l’ai tuée ! »

La troisième, sans s’en douter,
Cueille le fruit de tant de larmes.
Oh ! celle-là, pour te dompter,
Dis-moi, quelles sont donc ses armes ?

Quand autour de toi tout s’est tu,

Quand le foyer n’a plus de flamme,
Quelle voix parle dans ton âme ?
Quand tu dors à qui rêves-tu ?


Mars 18…

EXIL.


Enfin j’ai cédé, je me plie
Encor cette fois sous ta main.
Ta volonté s’est accomplie :
Me voilà hors de ton chemin.

Pourtant, parce que trop docile
Et trop faible, je me soumets
Au cruel arrêt qui m’exile,
Crois-tu ne me revoir jamais ?

Ah ! pauvre orgueilleux, tu te trompes,
On ne me traite pas ainsi.
Il se peut bien que tu me rompes
Au choc de ton cœur endurci ;


Mais prétendre dans la poussière
Étouffer mes cris & mes pleurs…
Ah ! prends-y garde, je suis fière,
N’insulte pas à mes douleurs !

Comme une torche résineuse
Qu’embrassée on renverserait,
Flamberait droite & lumineuse
Contre la main qui la tiendrait,

Ma flamme, que tu veux éteindre,
Jette des feux multipliés,
Et, foulée aux pieds, pour t’atteindre
Elle te brûlera les pieds !

Et déjà, lames vengeresses,
Les souvenirs percent ton sein ;
En quelque lieu que tu paraisses,
Les vieux jours volent en essaim.

Ainsi, dans ta course attardée,
Pourquoi te détourner soudain !
Mon ombre s’est-elle accoudée
À la grille de ce jardin ?


En effet, voici venir l’heure,
Belle autrefois de tant d’espoir,
Où sur le seuil de ma demeure
J’allais t’attendre chaque soir.

Pourquoi donc passes-tu si vite ?
Le pas de la porte est désert,
À le franchir nul ne t’invite,
Ton repos est bien à couvert.

Et si tu viens dans cette chambre,
Où sont écloses mes amours,
Où, de mai jusques en septembre,
Quatre ans, je t’ai vu tous les jours ;

Où nous avions pris l’habitude
D’une si douce intimité,
Pourquoi donc cette inquiétude ?
Pourquoi donc cet air agité ?

Pourquoi ces vieilles remembrances,
Ces retours vers le temps enfui ?
Qu’as-tu fait de mes espérances,
Pour t’en souvenir aujourd’hui ?


Hélas ! pourquoi ? qui peut le dire ?
Lorsque j’y songe bien longtemps,
J’imagine que je vais lire
Dans tes sentiments inconstants.

Je crois pouvoir ouvrir ton âme,
Expliquer ton cœur sans le mien ;
Mais soudain les fils de la trame
S’embrouillent… je n’y comprends rien.

Peut-être, toujours trop crédule,
M’abusé-je encore en ceci.
De ce cher passé qui me brûle,
N’as-tu ni regret ni souci ?

Et quand, triste fantôme, j’erre
Aux lieux où mon cœur s’est lié,
Peut-être en ton humeur légère
As-tu déjà tout oublié ?

Ah ! si tu ris lorsque je pleure,
Dans l’angoisse où je me débats
La tombe me serait meilleure :
Au moins je ne t’entendrais pas.

ORGUEIL !


Non, non, je ne suis pas de ces femmes qui meurent
Et rendent ce dernier service à leurs bourreaux,
Pour qu’ils vivent en paix & sans soucis demeurent.

Vois-tu, ces dévoûments sont niais s’ils sont très-beaux.
Les hommes, je le sais, se complaisent trop vite,
Le pied sur ces cercueils, à poser en héros,

Et j’ai dégoût d’ouïr la manière hypocrite
Dont ils disent toujours de ces doux êtres morts :
« Un ange prie au ciel pour moi. Pauvre petite ! »

Tu m’as trop bien appris que l’empire est aux forts.
Mourir, c’est oublier. J’aime mieux ma misère.
Tu ne me verras pas succomber sans efforts.


Aux affres du tombeau, moi, que l’angoisse enserre,
Je ne réponds encor que par un refus ;
Car je veux qu’à défaut d’un repentir sincère,

Tu te dises un jour : « Quel aveugle je fus ! »


Juin 18…

ANNIVERSAIRE.


Voici venir le jour où mourut mon grand-père.
Hélas ! c’est pour mon cœur encor tout éperdu
Un de ces souvenirs sur lesquels rien n’opère,
Et qui, toujours vivant, tantôt me désespère,
Tantôt brille à mes yeux comme un rayon perdu.

Dans la coupe secrète où mes larmes s’assemblent,
Toutes celles qu’alors m’arracha la douleur
Ruisselèrent. Et là, dans l’ombre, elles ressemblent
À ces frais diamants, à ces gouttes qui tremblent
Dans le mystérieux calice d’une fleur.

Car si j’ai très-souvent les paupières humides,
Je ne me laisse pas troubler par les sanglots.

Je suis fière, très-fière, & mes pleurs sont timides.
Ainsi je les recueille & les garde limpides
Dans le calme puissant & doux des vastes flots.

Puis, semblable à l’enfant qui se penche sur l’onde,
Lorsque mon front pensif s’incline sur ma main,
Mes regards abaissés plongent dans l’eau profonde
Du lac intérieur, dont la fraîcheur m’inonde
Et verse dans mon sang l’élément surhumain.

Toute âme porte en soi ce gouffre, cet abîme,
Puits sans fond, flot sans rive, espace illimité !
Dans cette sombre mer vient se laver le crime,
Et quand il a subi ce baptême sublime,
L’homme le plus souillé reprend sa pureté.

Comme du haut du ciel les étoiles tremblantes
Projettent sur les eaux leurs sillons fugitifs,
Ainsi mes pauvres morts aux ombres chancelantes,
Dans ce vaste océan fait de larmes brûlantes,
Transparaissent toujours à mes yeux attentifs.

Ce fidèle miroir aujourd’hui me retrace
Mon grand-père : c’est lui qui revient à pas lents,

C’est lui qui me sourit, & soudain je l’embrasse
Tel qu’il était jadis, plein d’humour & de grâce,
Le front auréolé de ses beaux cheveux blancs.

Nous avions l’un pour l’autre une extrême tendresse,
Naïve comme moi, sereine comme lui ;
Dans cette intimité suave & charmeresse,
Chacun de ses regards m’était une caresse,
Chaque mot de ma bouche écartait son ennui.

En vain depuis longtemps il a quitté la vie,
Pas un jour n’a passé pour moi sans un regret ;
Sa mémoire toujours m’a partout poursuivie,
J’ai cherché dans les cieux son image ravie
Et j’ai dit : Parle-moi ! croyant qu’il répondrait.

Ah ! quand je t’appelais de ta couche paisible,
Grand-père, j’ignorais que Dieu sait mieux que nous
Quand il faut que la mort, de sa main invincible,
Délivre de la terre une âme trop sensible
Et lui fasse goûter un repos sûr & doux.


Juillet 18…

L’IMAGE.


Si je veux abuser mon cœur
D’une autre image que la sienne,
Peu à peu, tristement moqueur,
Il retrace l’image ancienne.

C’est un pêle-mêle inouï,
Où tous les traits viennent se fondre,
Et le fantôme évanoui
Ressuscite pour me répondre.

Je vois ses yeux bruns d’autrefois,
Ses cheveux blonds, son cher sourire,
Je frémis encore à sa voix
Comme au vent frémit une lyre.


Tout ce qui m’enchantait jadis
Reprend de nouveau forme & vie,
Et, devant moi, le paradis
S’ouvre, qui m’avait tant ravie !

Hélas ! hélas ! il est fermé,
Ainsi que j’en eus le présage,
Et celui que j’ai tant aimé,
Lui-même a changé de visage.

Moi seule puis me souvenir
De tout ce qui m’avait séduite,
Moi seule encor puis revenir
À la félicité détruite.

Car celui que j’aimais est mort.
— Ô la triste & bizarre épreuve !
Je puis le pleurer sans remord,
De son vivant je suis sa veuve.


Juillet 18…

RÊVERIE.


Laine blanche, crochet, roulés entre mes doigts,
Combien vous ai-je dit de secrets autrefois ?
Combien avez-vous vu de doux rêves éclore ?
Vous en souvenez-vous ?… Hélas ! j’en tremble encore.

Quand mon cœur palpitait d’espérance & d’orgueil,
Nous épiions un bruit de pas à notre seuil,
Un coup rapide & sec derrière notre porte,
Tandis qu’en même temps une voix claire & forte
Vibrait & demandait si l’on pouvait entrer.
La rougeur du bonheur me venait colorer,
Je relevais soudain mon front ému pour dire :
Bonjour ! ou bien : bonsoir ! avec un doux sourire,

Et vous, je vous laissais tomber sur mes genoux.
J’en tremble encore… Hélas ! vous en souvenez-vous ?

Il arrivait parfois que j’étais trop troublée
Pour pouvoir m’exprimer. La causerie ailée
Nous effleurait alors, passant comme un oiseau
Qui voltige léger & prompt. Votre réseau
Était couleur de neige & moi couleur de rose.
Oh ! comme en ce temps-là, la plus petite chose
Me faisait vous quitter, vous prendre tour à tour !
J’avais eu beau souffrir tout le reste du jour,
Comme j’oubliais tout quand l’heure était venue !
Voyez comme ma main devient blanche & menue,
Dans mes doigts amaigris à peine je vous tiens :
Vous tremblez maintenant… & moi, je me souviens !


Août 18…

TRISTESSE.


Rentrez dans vos cartons, robe, rubans, résille !
Rentrez, je ne suis plus l’heureuse jeune fille
Que vous avez connue en de plus anciens jours.
Je ne suis plus coquette, ô mes pauvres atours !
Laissez-moi ma cornette & ma robe de chambre,
Laissez-moi les porter jusqu’au mois de décembre ;
Leur timide couleur n’offense point mes yeux :
C’est comme un deuil bien humble & bien silencieux,
Qui m’adoucit un peu les réalités dures.
Allez-vous-en au loin, allez-vous-en, parures !
Avec vous je sens trop qu’il ne reviendra plus,
Celui pour qui j’ai pris tant de soins superflus !
Quand vous & mon miroir voulez me rendre fière,
Retenant mal les pleurs qui mouillent ma paupière,

Sentant mon cœur mourir & l’appeler tout bas,
Je répète : « À quoi bon, Il ne me verra pas ! »
Je pouvais autrefois, avant de le connaître,
Au temps où je rêvais en me disant : « Peut-être ! »
Je pouvais écouter votre frivolité,
Placer dans mes cheveux les roses de l’été,
Nouer un ruban bleu sur une robe blanche,
Et, comme un arbrisseau qui sur l’onde se penche,
Contempler mollement mes quinze ans ingénus.
(Songes, songes charmants, qu’êtes-vous devenus ?)
Je le cherchais alors & j’attendais la vie.
Mais aujourd’hui, comme me feriez-vous envie ?
Le soleil n’a pour moi ni chaleur, ni clarté.
Tout venait de lui seul dans ce temps enchanté,
L’amour comme l’espoir, l’air comme la lumière…
J’ai perdu, j’ai perdu mon aurore première ;
Celle qui rit pour rire & chante pour chanter,
Un souffle d’épouvante est venu l’emporter.
Tout est noir, tout est mort & je me sens glacée.
Oh ! ne m’arrachez plus à ma sombre pensée,
Rien sur ce flot amer ne peut me retenir,
Et l’ombre du passé s’étend sur l’avenir !


Septembre 18…

PROMENADE.


Mon dieu ! n’est-il donc pas de chemin qui ramène
Au bonheur d’autrefois regretté si souvent ?
Théophile Gautier.     


Il faisait un jour blanc & tout chargé d’orage,
Les oiseaux accablés se taisaient sous l’ombrage,
Les herbes se tordaient au baiser du soleil ;
Dans les champs moissonnés les pailles inégales
Abritaient des cigales,
Dont le cri troublait seul l’universel sommeil.

Par les taons tourmentée, une vache à l’étable,
Au loin, de temps en temps, mugissait, lamentable,
Puis tout redevenait calme & silencieux.
Les chiens, collés au sol & la langue pendante,
Sous la chaleur ardente,
Restaient anéantis & n’ouvraient plus les yeux.


Nous n’avions rencontré personne sur la route
(Avec les animaux les gens dormaient sans doute),
Mais bravant la poussière où s’imprimaient nos pas,
Laissant notre voiture à l’abri du feuillage,
Nous vînmes au village,
Où les toits engourdis ne fumaient même pas.

Nous marchions assez vite & baissant les paupières,
Quand tout à coup surgit, derrière un tas de pierres,
Une pauvre idiote au geste menaçant,
Dont nous n’avions pas vu la tête effarouchée,
Car elle était couchée,
Et nous l’avions peut-être éveillée en passant.

Saisissant des cailloux, du fumier à poignées,
Pelotonnée en rond comme les araignées,
Elle nous regardait, & le frisson nous prit ;
En nous injuriant sa voix était terrible…
Oh ! le spectacle horrible
Que celui de la brute ayant vaincu l’esprit !

Nous passâmes portant, & l’idiote immonde
Retourna se tapir dans une auge profonde
En disputant sa place aux pourceaux endormis.

Cette apparition assombrit nos pensées ;
Toutes deux oppressées,
Nous hâtâmes encor nos pas mal affermis.

Nous avions dépassé la dernière chaumière,
Et nous voyions déjà, sous la blanche lumière,
Scintiller le grand toit du rustique chalet.
Nous entrâmes bientôt dans la courte avenue,
Où tout, à ma venue,
De mon beau jour d’automne à la fois me parlait.

Je resongeai soudain à la barrière verte,
Une honnête barrière en bois, toujours ouverte,
À laquelle une allée étroite aboutissait,
Et qu’embaumaient alors d’humbles & bonnes roses,
Dont les fleurs demi-closes
S’effeuillaient doucement quand la brise passait.

J’aimais cet abandon, j’aimais cette barrière ;
C’était mon paradis qui commençait derrière,
Mon Éden, mon espoir, mon songe caressé…
Oh ! je croyais déjà sentir l’odeur des roses
Et revoir toutes choses
Dans leur simplicité, comme je les laissai.


Encore un pas à faire, encore deux secondes,
La sueur à mon front forme des gouttes rondes,
Que m’importe ? avançons ! L’ombre de mon passé,
L’ombre de mon bonheur, au détour de la haie,
M’attend, menteuse ou vraie,
Et son seul souvenir charme mon cœur blessé.

Enfin !… mais qu’est-ce donc ? l’entrée est interdite,
Un cadenas de fer, une grille maudite,
Des pins tout desséchés au lieu des rosiers frais !…
Quoi ! même ici tout change ! & ma triste pensée,
De partout repoussée,
N’aura donc plus d’asile où cacher ses regrets !

Entre les verts talus fleuris de marjolaine,
Nous suivîmes à droite une sorte de traîne,
Qu’on n’avait pas encor tenté de corriger.
Puis, après quelques pas sur les mousses moelleuses,
Telles que deux voleuses,
Nous entrâmes soudain par le bas du verger.

En glissant maintes fois sur cette herbe pelée,
Rare, fauve, menue & du soleil brûlée,
Où chancellent des pieds plus fermes que le mien,

J’arrivai cependant à la charmille ombreuse.
J’en étais presque heureuse,
Tant on jouit de peu, quand le cœur n’a plus rien.

Il faisait à cette heure une chaleur atroce.
Le ciel dardait d’aplomb un jour mat & féroce.
Cigales & grillons, pâmés de volupté,
Rougissaient au soleil leur brune carapace ;
Seul, perdu dans l’espace,
Un grand aigle planait, roi de l’immensité !

Ma mère était assise & bordait en silence,
Et moi, le front penché, toute à mon indolence,
Étendue à demi sur le chauve gazon,
Je regardais flotter des vallons à la plaine
La vapeur, blanche haleine
Des monts géants, couchés au bord de l’horizon.

Nous restâmes longtemps ainsi sans causeries,
Le cœur pris toutes deux aux mêmes rêveries :
« Maman, lui dis-je enfin, je vais faire un bouquet,
« Prête-moi tes ciseaux. » Et courant, tête nue,
À la porte connue
Du jardin, je l’ouvris en poussant le loquet.


J’entrai : mon espérance ici n’était pas vaine.
C’étaient bien les rosiers, le jasmin, la verveine,
Le grenadier chargé de boutons entr’ouverts.
Je les retrouvai tous, ces amis sympathiques,
Dans leurs charmes rustiques,
Oui, tous, jusqu’au grand buis aux rameaux toujours verts.

Qu’aviez-vous ce jour-là, fleurs dans l’abandon nées,
Que toutes vous étiez tristement inclinées,
Comme demandant grâce à ce soleil de feu ?
Vous, si fraîches un jour d’octobre, vous, si belles,
Pourquoi donc vos ombelles
Semblaient-elles tout bas murmurer un adieu ?

Je formai néanmoins de ces plantes mourantes
Un énorme bouquet aux senteurs enivrantes.
À peine des deux mains le pouvais-je tenir !
J’avais joint seulement à mes fleurs préférées
Quelques gerbes nacrées
D’orangers & de lys purs comme un souvenir.

Puis, montant l’escalier aux marches un peu hautes,
Que nous avions jadis gravi comme des hôtes
Sous le regard ami de la mère & du fils,

Je tentai de heurter la serrure rouillée :
La porte verrouillée
Ne branla même pas aux efforts que je fis.

Je voulais revenir sur cette galerie,
Où j’avais entendu, la voix presque attendrie,
Le ton presque amoureux, mon bien-aimé causer.
Mais, comme la plupart des choses de la vie,
Hélas ! mon humble envie
N’était pas de ces vœux qu’on peut réaliser.

Oh ! pourtant, si jamais mon amour de son âme
Fut compris, ce fut là, sous les rayons de flamme
Que jetait le soleil, dans ce lieu, dans ce coin,
Où s’épanouissaient ces fleurs & mes chimères,
Tandis que nous deux mères
Souriaient, nous montrant l’une à l’autre de loin !

Or, depuis que j’errais de pensée en pensée,
Sans que j’y prisse garde, une heure était passée ;
Je dus suivre ma mère & partir. Seulement,
Je n’avais à marcher ni courage ni zèle ;
Je venais après elle,
Triste & le cœur serré d’un noir pressentiment.


Mes fleurs, mises dans l’eau, relevèrent la tête,
Me charmèrent huit jours de leur senteur discrète,
Puis séchèrent encor pour ne plus se rouvrir.
Mais mes chers souvenirs, fleurs, bouquet de mon âme,
Sans que rien les entame,
En moi vivent toujours & ne sauraient mourir.

Hélas ! j’avais volé cette heure de délices
L’an passé… J’ai vidé depuis d’amers calices,
Je ne vais plus là-bas… — Savez-vous cependant
Ce que pensent ou font mes fleurs abandonnées,
Et dans tant de journées,
Ce qu’aux roses les lys ont dit en m’attendant ?…


Août 18…

PLUIE D’AUTOMNE.


I.

Enfin, voici la pluie & les brumes d’automne !
Le temps est presque froid. Le soleil radieux
Depuis hier au soir nous a fait ses adieux ;
Le ciel, d’un bout à l’autre, est d’un gris monotone.

Sous les arbres feuillus l’ombre se pelotonne,
Bleue & tranquille ; un jour aveuglant, odieux
Cesse de l’accabler de traits insidieux ;
Dans l’accord des couleurs pas une ne détonne.

Le regard ébloui de trop vives clartés,
Brûlé par la splendeur des rayonnants étés,
Se détend, se repose & contemple, paisible,


Les arbres estompés, les contours amollis,
Le vallon qui se creuse en mystérieux plis,
Et l’horizon rendu par la pluie invisible.


II.

Quand on a l’âme sombre & le cœur angoissé,
Ces aspects adoucis, ces tons mélancoliques,
Que voilent à demi des hachures obliques
(Impalpable réseau d’un faible vent poussé),

Cette nature en deuil, ce feuillage froissé,
Ces teintes d’un vert glauque aux reflets métalliques,
Cette pluie au moment des ardeurs idylliques,
Vous conviennent bien mieux que le beau temps passé.

L’été, c’est le bonheur, la joie & la lumière,
L’épanouissement sans crainte de l’esprit
À qui tout ici-bas & dans le ciel sourit.

L’été, c’est la jeunesse en sa verdeur première,
C’est la santé robuste & l’amour insensé…
Et moi, j’ai l’âme sombre & le cœur angoissé.

CRÉPUSCULE.


Je ne puis résister à la mélancolie
De la feuille qui tombe & du jour qui s’en va ;
À ce moment, en moi quelque chose se plie,
Quelque chose de fier qui souffrit & rêva.

Cette feuille qui tombe & qu’à jamais oublie
L’arbre, auquel tout à l’heure un souffle l’enleva,
Ce jour déjà mourant qui lutte & s’humilie
Comme un proscrit blessé que le ciel réprouva,

Cette feuille, ce jour, cet oubli, tout m’attriste.
Une seule pensée en mon esprit subsiste,
Qui me dit : c’est l’hiver ! qui me dit : c’est la nuit !


Demain, cieux & forêts rajeuniront encore…
Mais à la feuille morte, à l’heure qui s’enfuit,
Hélas ! qui parlera de printemps ou d’aurore ?…


Avril 18…

LENDEMAIN.


Hé bien ! j’ai triomphé, l’on m’a fort applaudie,
J’ai su rire, chanter, jouer la comédie,
Être jeune une fois & répondre à chacun,
Sur son salut banal, un autre lieu commun.
L’éclair à la prunelle & le rose à la joue,
Hé bien ! c’est vrai, j’ai fait tout cela, je l’avoue.
Et cependant, malgré tant de sérénité,
De mouvement, de bruit, de plaisir, de gaîté,
Malgré tous les amis dont j’étais entourée,
Comme le flux montant de la grosse marée,
J’écoutais, je sentais, à ce même moment,
Aux portes de mon cœur gronder incessamment
Les flots graves & sourds de mes larmes anciennes.
Un seul s’en est douté, quand, mes mains dans les siennes,

Il a jeté sur moi son beau regard profond,
Et, d’un coup d’œil rapide, a plongé jusqu’au fond.
Pour tous les autres, non ! de l’angoisse soufferte
Ils n’ont rien deviné. Moi, toujours vive, alerte,
J’allais & je venais de plus en plus gaîment.
Puis, lorsqu’ils sont partis, tous m’ont fait compliment
Sur l’exquis naturel & la verve étourdie
Avec lesquels j’avais joué la comédie.


Janvier 18…

SOLEIL D’HIVER.


Hélas ! hier encor sur mon front, sur ma lèvre,
Sont venus se poser la joie & le plaisir,
J’ai ri comme une folle… aujourd’hui j’ai la fièvre,
Car ma porte est fermée & j’en ai le loisir.

Ô pauvre humanité ! J’ai pitié de moi-même
Quand mon masque s’en va décollé par mes pleurs
Et qu’apparaît, meurtri, consumé, maigre, blême,
Mon visage, dont tous admiraient les couleurs.

— Nous sommes en janvier : le ciel, d’un azur tendre,
Réfléchit sa splendeur dans les flots clapotants ;
Le vent est si léger qu’à peine on peut l’entendre,
Le soleil est si doux qu’on dirait le printemps.


Mais, comme ces rayons à la nature morte
Se prodiguent en vain & ne fécondent rien,
Dans mon âme, la peine est aussi la plus forte :
Mon rire est un mensonge & l’amour le sait bien !


Janvier 18…

APRÈS UNE LECTURE.


Henriette, Henriette, hélas ! combien de femmes
Ont conçu, comme toi, la sainte ambition
De rendre une âme belle à l’égal de leurs âmes,
Et meurent, comme toi, de leur déception !

Oh ! combien, comme toi, pauvre ange au noble rêve !
S’ensanglantent les pieds, se déchirent les mains
À vouloir soutenir une lutte sans trêve,
Et consument leur vie en efforts surhumains !

Combien ont cru pouvoir, dans un cœur jeune encore,
Verser l’enthousiasme & réveiller la foi,
En sentant, comme toi, l’amour qui les dévore
Se perdre sans écho, sont mortes comme toi !


Ô toi la bien nommée ! ô lys de la vallée !
Ô la plus délicate entre toutes les fleurs !
Si ta tige se rompt, tu meurs inviolée,
Comme un lis trop chargé de rosée ou de pleurs !


18…

LE LION.


Suy un lyon qui ne mord point,
Sinon quand l’ennemi me poingt.
Devise.     

Les fleuves au midi roulent de larges flots.
Entre eux le grand lion dort, cachant ses yeux clos
Sous sa rousse crinière éparse. De la plaine
On voit monter au ciel sa chaude & blanche haleine,
Comme un soupir gonflé de haine & de dédain,
Et l’on entend le bruit qu’il fait, lorsque soudain
Il étend sur le sol sa patte monstrueuse.
L’orage gronde sourd dans sa poitrine creuse,
Car son sommeil est plein de rêves. — Parlez bas !
Ô vous, qui le bravez quand il est triste & las,
Et qui l’emmuselez d’une chaîne insolente ;

Sa patience est grande & sa vengeance lente :
Il dort ; mais il pourrait se réveiller enfin.
Voici longtemps qu’il souffre, & ses petits ont faim !


18…

AUJOURD’HUI.


I.

En larges nappes d’or la lumière s’épanche :
Le soir viendra bientôt, six heures ont sonné.
L’ouvrier se revêt de sa chemise blanche
Et lustre de la main son vieux chapeau fané.

Enfin, voilà le jour de fête, le dimanche !
Il peut sortir : il est haletant, surmené.
Il traîne un chariot fait d’une vieille planche,
Où chante, rit & dort son chétif dernier-né.

Les enfants vont devant & la mère pâlie,
Triste, derrière eux tous, seule, vient quelquefois.
Quand cet homme est debout tout son corps tremble & plie.


Quand il s’assied, il presse entre ses maigres doigts
Son front fier, écrasé par la misère humaine…
C’est ainsi qu’il respire une heure par semaine.


HIER.


II.

Rose comme une fleur de pommier au printemps,
Sous son petit bonnet de batiste empesée,
Naïve, confiante & de tout amusée,
Les yeux toujours emplis de beaux regards contents,

La lèvre toujours prête aux rires éclatants
Qui s’envolent au ciel ainsi qu’une fusée,
L’apprenti à son tour passe sous ma croisée
Au bras de son promis, beau garçon de vingt ans !

Dans sa petite main, une main qui travaille,
Elle tient un bouquet noué d’un brin de paille,
Qu’ils sont allés cueillir dans les champs reverdis.

 
Tout poudreux, tout hâlés, regagnant leurs taudis,
Ils se sentent légers comme les fleurs qu’ils sèment
Au vent sur leur passage : ils sont heureux, ils s’aiment !


DEMAIN.


III.

Au dehors un temps gris de décembre. Au dedans
Le poêle froid, le lit vendu, le métier vide.
Assis, les bras croisés, calme, muet, livide,
L’ouvrier regardait, sa pipe éteinte aux dents.

Debout, sombre, les poings serrés, les yeux ardents,
Sa femme à son côté pleurait ; & chaque ride,
Comme un sillon creusé dans une terre aride,
Buvait sans les tarir ces flots trop abondants.

Et quand nous vîmes là cet homme & cette femme,
Et cette chambre nue & ce foyer sans flamme,
Nous eûmes le cœur pris d’une immense pitié.

 
Elle, devant nos mains pleines, baissa la tête
En rougissant ; mais lui, n’entendant qu’à moitié :
« Femme, as-tu pas encor dix sous ? donne à la quête ! »


18…

MARCHAND D’HABIT !


I.

Ce petit homme grisonnant
S’en venait encore à l’automne,
Le regard vif, l’air avenant,
En poussant son cri monotone.

Mais qu’il est changé maintenant !
Le regard est noir, l’air atone ;
Et, sur les syllabes traînant,
Sa voix chevrotante détonne.

À peine un hiver a passé
Et le revoilà si cassé,
Qu’à l’entendre mon cœur se serre…


Poursuivant un maigre débit.
Oh ! quel poëme de misère
Dans ce seul cri : Marchand d’habit !


PETITE SŒUR.


II.

Près de la ronde inattentive
Qui poussait d’éclatants hourras,
Je la voyais passer, furtive,
Ayant son petit frère aux bras.

Elle avait huit ans, &, chétive,
Elle pliait à chaque pas ;
Sa démarche était si craintive
Qu’on eût dit qu’elle n’osait pas.

Aux cris de la bande mutine
Elle serrait sur sa poitrine
Son pauvre cher petit bébé,


Et déjà son grand œil plombé
Avait, sous les larmes amères,
Le long regard des pauvres mères.


PETIT ENFANT.


III.

Dans les beaux rayons de soleil
L’enfant joyeux se roule & joue.
De sa pauvre petite joue,
Le teint pâle devient vermeil.

Il court, saute, donne l’éveil
Aux pigeons blancs qui font la roue.
Il chante tant, qu’il s’en enroue,
Le chant qui berça son sommeil.

Autour de lui tout est splendide :
En vain le dénûment sordide
L’étreint, morne & silencieux ;


Il est naïf ; il est candide ;
Et lorsqu’il regarde les cieux,
Il rit en ouvrant de grands yeux.


Avril 18…

ENFANTINES.


I.

« Elle excuse tout, elle croit tout, elle espère tout, elle supporte tout. »

1 Corinthien, xiii, 7.     


La grand’mère s’était assise, avait tiré
Le saint livre du vieil étui tout déchiré,
Avait pris dans saint Paul à la première Épître
Dite « aux Corinthiens » le treizième chapitre,
Avait placé le livre ouvert sur ses genoux,
Puis appelé près d’elle, avec un ton très-doux,
Son petit-fils. L’enfant, de ses lèvres pourprées,
Épelait lentement les syllabes sacrées.
Il apprenait à lire & soupirait souvent
De prendre tant de peine à devenir savant,

Au lieu de s’amuser & faire du tapage,
Et de tant s’appliquer sur cette grande page
Où tous les mots semblaient de la moitié plus longs,
Au lieu d’aller courir après les papillons.
Mais tout en soupirant, il en était à lire
Le septième verset, lorsque avec un sourire,
Détachant ses regards du livre de la foi :
« Ô grand’mère, dit-il, la charité, c’est toi ! »


Mai 18…


II.

Quand Margot & Ninon, beaux enfant blonds & roses,
Aux grands yeux bleus naïfs regardant toutes choses
En face, avec surprise & curiosité,
Ont le matin bien lu, bien écrit, bien compté,
Et mérité par là leur grande récompense
(Ce qui n’arrive pas tous les jours, comme on pense !) ;
À ma porte, le soir, avec leurs petits doigts
Elles viennent frapper, & d’une douce voix :
« Hé ! cousine, entends-tu ? vite, ouvre ! » disent-elles.
Alors sans déranger rien dans mes bagatelles,

Sans parler à l’oiseau, sans réveiller le chat
Qui s’enfuirait au bruit de peur qu’on le touchât,
Ninon prend une chaise avec un air très-grave,
Tandis qu’à pas de loup Margot, furtive & brave,
Cherche un livre, le vient jeter sur mes genoux.
Et, rouge de plaisir, s’écrie : « Oh ! tiens, lis-nous
« Des vers bien beaux, veux-tu ? nous avons été sages. »
Et moi, baisant au front ces gracieux visages,
Si je demande : « Eh bien, qu’est-ce que vous voulez ?
« Quels vers aimez-vous mieux dans tous ceux-là ? parlez. »
Les deux mignonnes sœurs, de leurs voix argentines,
Ouvrant en même temps le livre aux Feuillantines,
Me répondent toujours : « Lis-nous, c’est si gentil,
« Monsieur Victor Hugo quand il était petit ! »


Mai 18…


III.

Margot rêve, sa tête penche
Vers l’épaule d’un air profond ;
Ses grands yeux d’un bleu de pervenche
Errent du plancher au plafond.


Sur sa petite robe noire
Ses mains tombent négligemment,
Ses cheveux que le soleil moire
Sont dans un désordre charmant.

Sa lèvre qu’un soupir soulève,
Ou qu’un soupçon plisse parfois
Reste muette. Margot rêve :
Ce n’est pas la première fois.

Depuis peu de temps son grand-père
Est mort ; & sur ce front glacé,
Que nul sourire ne tempère,
Triste, elle l’avait embrassé.

Des hommes noirs au cimetière
L’avaient porté, puis laissé là
Tout seul, sous une grosse pierre.
Margot avait su tout cela.

Maintenant sa mère & sa bonne,
Quand elle en parlait, lui disaient :
« Il ne reviendra plus, mignonne,
« Il est au ciel ! » & se taisaient.


Au ciel ! le mot était étrange ;
Le ciel, c’est si haut & si loin !
Margot pensait bien qu’un bon ange
De son grand-père aurait pris soin.

Mais quel effet ce vieux visage
Pouvait-il produire ; & comment
Avait-il fait ce grand voyage,
Lui qui marchait si lentement ?

Margot rêve : ses regards plongent
Jusqu’au fond de l’éternité ;
Ses grands cils recourbés s’allongent
Sur sa joue au frais velouté ;

Ses mains s’ouvrent inoccupées :
« Ah ! bien sûr, dit-elle en cherchant,
« Que, tout comme aux vieilles poupées
« Qu’on rapporte chez le marchand,

« Aux grands-pères, aux pauvres veuves,
« À ceux qu’il prend dans leurs vieux jours,
« Le bon Dieu met des têtes neuves
« Afin qu’ils soient jeunes toujours ! »

LES PAPIERS DE FAMILLE.


Comme le vent d’automne emporte,
Pour les ranimer un instant,
Fleur desséchée & feuille morte,
En son tourbillon inconstant,

Dans ces lettres, tristes trophées,
Pauvre tas de papier jauni,
Vibre aussi par molles bouffées
Le grand souffle de l’infini.

Ô spectres qu’aujourd’hui je touche,
Chers inconnus que j’entrevois,
La mort en vain clôt votre bouche :
Jusqu’à moi parvient votre voix !


Ils passent, procession lente,
Tous amoureux & tous déçus,
Cachant dans leur âme brûlante
Leurs vieux secrets inaperçus :

― Charmant, timide, enfant encore,
Tout à ses rêves séduisants,
Naïf & pur comme l’aurore,
Celui-ci meurt à vingt-deux ans.

Il aimait sa sœur & sa mère,
À peine eut-il au dernier jour
La vision de la chimère,
Le désir du premier amour.

La mort déjoua la souffrance
Qui le guettait sur le chemin,
Il partit avec l’espérance,
Croyant encore au lendemain.

― Celui-là, cœur de jeune fille,
Dès ses premiers ans attendit
La paix au sein de la famille :
La tombe seule l’entendit.


Toujours tendre & mélancolique,
Mais brave & fier, ç’avait été
Un soldat de la République,
Se battant pour la liberté.

Poésie, amour, héroïsme,
Tout trouvait son écho chez lui,
Et, des clairs rayons de ce prisme,
Quand il mourut, tout avait fui.

Hélas ! illusion ravie,
Ô vieille histoire ! ô thème usé,
Éternellement vrai ! La vie
En passant l’avait écrasé.

Le sourire un jour sur sa lèvre
Vient se heurter au désespoir ;
Tout fut dit alors & la fièvre
L’eut bientôt mis sous le drap noir.

― Une ombre de morne cortége
Se détache : Voici venir
La vieille fille au front de neige :
Autre image, autre souvenir !


Elle contait avec finesse
Et faisait rire ses amis ;
Mais certain temps de sa jeunesse,
Par elle, était toujours omis.

« Laissons cela, je vous en prie, »
Disait-elle à qui la pressait,
Et sous sa paupière flétrie
Parfois une larme glissait.

Ainsi vécut & mourut-elle,
Son secret en elle enfermé,
À quatre-vingt-dix ans fidèle
À celui qu’elle avait aimé.

― Vivifiant cette âme triste
De sa bonne & franche gaîté,
Son oncle l’encyclopédiste
Lentement marche à son côté.

Voyez-vous, sous cet air bonhomme,
Sous cette apparente douceur,
Celui qui s’en revint de Rome
Philosophe & libre penseur ?


Oh ! le singulier caractère,
Hardi, moqueur & souriant,
Que cet abbé qu’aimait Voltaire
Et n’aimait pas Chateaubriand !

― Je fouille encore : ô rêveries,
De nouveau vous pouvez partir !
Je trouve ici des armoiries,
Là, la légende d’un martyr !

Le cachet n’a rien de sinistre :
Des fleurs, délicat ornement,
Un casque à trois fleurons, un sistre
De Minnesinger allemand ;

Puis deux fois la boucle héraldique,
Emblème de fidélité,
Qui, dans un tournoi mélodique,
Fut peut-être un prix remporté ;

C’est tout. Mais cela seul éveille
Un fantôme de troubadour,
Sistre à la main, fleur à l’oreille,
Vivant de musique & d’amour.


― La légende au contraire est grave :
Dans les arcanes du passé
Avec du sang elle se grave,
Et le sang n’est pas effacé.

C’était au temps des dragonnades,
Les Cévennes étaient en feu ;
Vieillards, enfants, blessés, malades,
Les proscrits fuyaient en tout lieu.

Un de ceux-là qui pour Guillaume
Et sa cause avaient tout quitté,
Jeune, libre, hors du royaume
Vivait alors en sûreté.

Mais à ce long cri de souffrance :
« Là-bas on a besoin de moi, »
Dit-il, « il faut rentrer en France,
« Puisque l’on y meurt pour la foi ! »

Il part, les périls sont sans nombre ;
Il les brave, passe au milieu,
Et commence à servir dans l’ombre
La ligue des enfants de Dieu.


Mais, tandis que de grotte en grotte
Il errait, joyeux de son sort,
On le trahit, on le garrotte ;
Enfin on le condamne à mort.

Sur la place publique à Nîme
On roua vif le protestant,
Sans que, généreuse victime !
Sa foi faiblît un seul instant.

― Après cette noble figure
Qu’illumine un rayon d’en haut,
Tout rentre dans la nuit obscure
Où les documents font défaut.

Et maintenant, fleuve qui roule
De sombres flots multipliés,
Devant mes yeux passe la foule
Des inconnus, des oubliés.

Hélas ! ces flots aux ondes noires
Bientôt reviendront engloutir
Ces douces & chères mémoires
Qu’une heure j’en ai fait sortir.


Le souffle, qui me les apporte,
Pour jamais les remportera,
Car de mes souvenirs, moi morte,
Ici-bas qui se souviendra ?

Peut-être alors un enfant triste,
Pour qui je serai le passé,
D’un œil de poëte & d’artiste
Scrutera ce feuillet froissé ;

Et dira, le cœur ému comme
Le mien l’était en écrivant :
« Rien de ce qui se perd pour l’homme
« N’est perdu pour le Dieu vivant ! »


Juillet 18…

LES CENDRES.


Allons, ce sacrifice encore,
Et puis tout sera consommé.
Viens, que la flamme te dévore,
Pauvre vieux trésor embaumé !
Venez, sans tarder davantage,
Ô première & dernière page
Du roman fatal accompli !
Venez, ô lettres adorées ;
Venez, par moi-même livrées,
Tombez pour toujours dans l’oubli !

Non, point de larmes superflues,
Vous m’en avez trop fait verser.
Hier, quand je vous ai relues,

Vous sûtes encor me blesser.
Ma main ne sera pas tremblante,
Comme lorsque, émue & brûlante,
En grand’hâte elle vous ouvrait.
Je le veux & serai ferme :…
Vous voyez bien que je referme,
Sans vous, votre petit coffret.

Tombez, tombez toutes au gouffre,
Le feu va vous anéantir…
Sans avouer ce que je souffre,
Je vous regarderai partir.
Vous voici toutes embrasées…
Enfin !… mes forces sont brisées,
Mais il fallait, voyez-vous ;
Purifié par cette flamme,
Votre souvenir, dans mon âme,
Restera meilleur & plus doux.

Adieu !… mon courage défaille…
Adieu rêves !… adieu chagrins !…
Devant mon œuvre je tressaille…
Allez-vous-en aux cieux sereins.
— Et maintenant, ô vent qui passe !

Emporte à jamais dans l’espace
Cette fumée aux blancs flocons.
Peut-être un soir… un matin rose,
J’en respirerai quelque chose
Dans un de tes soupirs profonds !


Septembre 18…

LE SAPIN.


Il est un arbre fier, droit, austère & robuste,
Que n’aime pas l’oiseau, ni la fleur, ni l’arbuste,
Ni la vigne flexible aux rameaux caressants.
Floréal le dédaigne & brumaire l’oublie ;
Et jamais on ne voit que la tempête plie
Sa tête échevelée ou ses bras menaçants.

Il vit seul au milieu de la forêt immense.
Le froid & la nuit sont où son ombre commence,
Et dans le sentiment de ce grand abandon,
Il monte hardiment plus haut que tous les chênes,
Jusqu’à ce que, le front chargé de lourdes chaînes,
Il tombe tout entier aux pieds du bûcheron.


— Je sais un cœur aussi qui porte dans la vie
Son deuil, sans que jamais de sa ligne il dévie,
Seul partout, & toujours épris de l’idéal.
Mais, ainsi qu’au sapin à la triste verdure,
Que m’importent le vent, la pluie ou la froidure,
Le matin ou le soir, brumaire ou floréal ?…


Mai 18…

LA VIE.


Lors de ma dix-septième année,
Quand j’aimais & quand je rêvais,
Quand, par l’espérance entraînée,
J’allais, riant des jours mauvais ;
Quand l’amour, ce charmeur suprême,
Endormait le soupçon lui-même
Dans mon cœur craintif & jaloux ;
Quand je n’avais pas d’autre envie
Que de passer toute ma vie
Entre ma mère & mon époux,

J’avais une joie indicible
À contempler dans l’avenir
Ces tableaux d’un bonheur paisible

Qui ne devait jamais finir :
Le foyer, les soins du ménage,
C’était, à la fleur de mon âge,
Tout ce que j’ambitionnais ;
Et, les yeux pleins de ce mirage,
Malgré les menaces d’orage,
Au courant je m’abandonnais.

Aujourd’hui, sans trouble ni peine,
Ni remords, je songe au passé.
Tout a fui, l’amour & la haine
Qui tenaient mon cœur oppressé.
Je sonde ma vieille blessure,
Et, presque en tremblant, je m’assure
Que je survis à tant d’efforts.
Tel, à la fin d’une campagne,
Sous l’émotion qui le gagne,
Un général compte ses morts.

Lors de ma dix-septième année,
Je rêvais la vie ; à présent
Je la juge, encore étonnée,
Mais ne blâmant ni n’accusant.
Beaucoup d’illusions chéries,

Derrière moi, gisent flétries
À chaque étape du chemin.
Cependant que regretterai-je ?
Dès qu’un tourment nouveau m’assiége,
L’Éternel me prend par la main.

J’ai compté plus d’une heure sombre,
Mon espérance m’a menti.
Des maux, des tristesses sans nombre
Courbent mon front appesanti.
J’ai fait l’apprentissage austère
Qu’il faut que toute âme sur terre
Fasse aux dépens de son bonheur ;
Qu’importe ? ma paix va renaître,
Puisque ainsi j’appris à connaître
L’immense bonté du Seigneur !


Septembre 18…

LE BANC.


Lorsque je vais m’asseoir à mon banc favori,
Qu’il est tard, qu’il fait doux, que selon l’habitude
Mon petit chien me garde avec sollicitude,
Tous les songes aimés dont mon cœur s’est nourri
Reviennent à la fois peupler ma solitude.

C’est comme un bruit lointain de rires & de chants
Qui vibre encor dans ma mémoire trop fidèle ;
C’est comme un vol d’oiseaux, traversant d’un coup d’aile
Les plaines, les cités, les lacs, les monts, les champs,
Et gazouillant : « Allons nous reposer près d’elle ! »

Ainsi fait le vieillard, l’hiver, au coin du feu,
Quand il écoute en lui son passé, quand, morose

Il se souvient qu’il fut un enfant blond & rose.
Pour moi, le printemps a des fleurs, le ciel est bleu,
L’heure charmante, & c’est pourtant la même chose.


Juin 18…

PAGE BLANCHE.


Qu’écrire ? Vierge encor la page est sous mes doigts,
Prête à tout elle attend mon caprice. — Autrefois
La chantante élégie en mon cœur murmurée,
Source qui débordait de la vasque nacrée,
S’épanchait d’elle-même en vers doux & naïfs.
Les doutes, les soupçons, les aveux, flots furtifs
Qui jasent & s’en vont aux pentes inconnues,
S’échappaient nuit & jour en strophes ingénues ;
Le rêve, interrompu la veille, reprenait,
L’accent, confus d’abord, se répétait plus net,
Une larme coulait d’un sourire effacée ;
L’espérance passait légère, & ma pensée
S’égarait aux détours charmants du souvenir.
Maintenant, je n’ai plus de pleurs à retenir,

Plus de folle espérance à qui couper les ailes,
Plus d’angoisses traînant la colère après elles,
Plus d’effroi, de souci, d’amertume, plus rien !
Autrefois, les accords du grand musicien
Amour faisaient vibrer les cordes de mon âme ;
Maintenant, le foyer triste n’a plus de flamme,
Le musicien meurt, & l’instrument forcé
Ne rend plus qu’un son mat quand chante le passé.


Août 18…

VOYAGE.


Passer tout près, passer et regarder de loin,
Et frémir sans oser continuer la route,
Et refouler, de peur d’un indiscret témoin,
Ces derniers pleurs, tout prêts à couler goutte à goutte !

De lourds nuages gris que l’éclair déchirait
Cachaient tout l’horizon, & les minutes brèves
S’envolaient, ô suprême & douloureux regret !
Sans que j’eusse entrevu le pays de mes rêves.

Soudain un coup de vent, dont j’avais frissonné,
Troua du bout de l’aile un large pan de nue,
La montagne apparut le front illuminé,
Neigeuse & rose comme une vierge ingénue.


Le voile retomba presque aussitôt, mes yeux
En sondaient vainement les replis. Dans la brume
L’impur limon d’en bas semblait gagner les cieux,
Et de nouveau mon cœur s’emplissait d’amertume.

Alors, gage éternel de l’éternel amour,
L’arc-en-ciel, cet anneau que porte au doigt la terre,
Teint pour elle par Dieu de tous les feux du jour,
À mon regard troublé découvrit le mystère :

Oui, la paix qui descend du plus fort, du plus grand,
Sur celui qui chancelle & doute ! oui, l’épreuve,
Oui, la vie & la mort, mots que nul ne comprend,
Oui, l’idéal sacré dont l’âme est toujours veuve !

Oui, le soleil dardant ses rayons éclatants,
Oui, sur le passé noir le pardon qui s’attarde,
Et, dans cet infini que nous nommons le temps,
L’humanité qui marche à Dieu qui la regarde !


Septembre 18…

SOLITUDE.


Vous qui me plaignez, ne me plaignez plus,
Vous qui m’enviez, n’ayez pas d’envie,
Mon destin est tel que je le voulus,
Et Dieu fit sans moi mon cœur & ma vie.

J’ai su découvrir la sérénité
Dans le triste fond des plus tristes choses,
Et me rapprocher de la vérité
Assez près pour voir l’effet & les causes.

Maintenant je vais, le front haut & fier,
Les deux bras croisés sur mon cœur qui saigne,
Sans plus redouter aujourd’hui qu’hier
Les fatals secrets que la vie enseigne.


Vous qui me plaignez, vos plus grands plaisirs
N’ont pour moi qu’ennui, vide & lassitude ;
Vous qui m’enviez, vos plus chers désirs
Sont-ils tous bornés à la solitude ?


Septembre 18…


LES RÊVES


Tels étaient mes projets qu’insensés & volages
Le vent a dissipés parmi de vain nuages.
André chénier.
I.
IDYLLE.


Maintenant sous le ciel tout repose ou tout aime.

Lamartine


Sur l’herbe du verger, au pied de la charmille,
Le jeune homme est assis près de la jeune fille.
Chaque étoile à son tour pique le firmament ;
Mille senteurs dans l’air, mille chansons bénies
Unissent leurs parfums, croisent leurs harmonies ;
La nuit vient lentement.


Les montagnes au sud, par l’ombre atténuées,
Agrafent sur leur sein le manteau de nuées
Dont la splendeur du soir revêt leur nudité ;
Le vent passe embaumé de thym, de menthe & d’ambre,
Et, couronné de fruits, voici venir septembre
Aussi doux que l’été.

Les ménages charmants des pinsons, des mésanges
Emplissent les rameaux de murmures étranges,
Ivres comme au printemps de leur nouvel amour ;
Et le paysan las, sa bêche sur l’épaule,
Aiguillonne ses bœufs avec sa grande gaule
Pour hâter le retour.

Au village à présent chaque foyer scintille.
Le jeune homme est assis près de la jeune fille :
En souriant, leurs deux mères les ont laissés ;
Sous le regard de Dieu, seuls, ils restent ensemble.
Lui, le cœur palpitant, la contemple ; elle, tremble
Les yeux sur lui fixés.

L’obscurité pourtant aux flancs de la montagne
Descend d’un pied furtif & peu à peu les gagne,
Quelques moments encore, ils ne se verront plus ;

Dans le vallon pourtant une vapeur légère
Flotte & s’étend déjà des champs pleins de fougère
Aux sapins chevelus.

Ils se taisent toujours. Mais derrière eux, sur l’herbe,
Est-ce un jeu de la nuit nonchalante & superbe
Qui rapproche sans cesse & bientôt confondra
Leurs deux ombres en une ? & de ses mains puissantes
Aura joint tout à fait leurs têtes rougissantes
Quand la lune viendra ?

La nature au repos chante avec indolence
Son éternel poëme. — Ô nature, silence !
Quel que soit ton génie, il est outre-passé ;
Un plus sublime accord nous émeut les entrailles,
Car, ici, le baiser des saintes fiançailles
Vers Dieu s’est élancé !

Les mères à pas lents sont enfin revenues,
Et les deux amoureux aux âmes ingénues
Sont allés les presser dans leurs bras triomphants :
« — Nous ne formerons plus qu’une même famille,
« Mères, mères, voici votre fils, votre fille,
« Bénissez vos enfants ! »

II.
INTÉRIEUR.


La voix haute et profonde
Qu’au loin jette le monde
Ne parvient pas ici.
Théophile Gautier.


La maison est petite & de peu d’apparence,
Le soleil en hiver ne la visite pas
Et du nord ou du sud ne fait point différence.
Le toit d’en face est haut & celui-ci très-bas.

Le bonheur seul y brille & réchauffe les âmes.
Il semble, en entrant là, que l’air soit plus léger,
Que les feux au foyer aient de plus claires flammes,
Que le temps ait promis de n’y rien déranger.


L’ordre, la propreté, la candeur, l’harmonie,
Des livres & des fleurs, un goût sûr & charmant,
Mais surtout une paix, une paix infinie
Comme dans un tableau hollandais ou flamand.

Du seuil jusqu’au salon & jusqu’à la cuisine,
Tout rassérène & plaît. Même on dirait qu’ici
Plats creux & pots ventrus ont plus hautaine mine,
Tant ils sont reluisants contre le mur noirci.

Soulevant les rideaux du doigt, elle se penche
Et regarde, malgré qu’on n’y puisse plus voir ;
Dans la pièce voisine elle a, de sa main blanche,
Tout préparé déjà pour le repas du soir.

Elle revient souffler les bûches dans les cendres,
Car le vent froid du nord redouble avec la nuit,
Et, sans cesse inventant de petits soins plus tendres,
Retourne sur la rue épier chaque bruit.

À la porte soudain elle court & s’empresse
D’aller ouvrir : « — Enfin, ce sont ses pas, c’est lui ! »
Il entre & c’est alors maint propos de tendresse :
« — Oh ! viens vite, mon Dieu ! qu’il est tard aujourd’hui ! »


Puis on se met à table & l’on rit & l’on cause
De tout ce qu’on a fait chacun de son côté,
On se répète encore, on redit même chose
Et l’on conte toujours quand on a tout conté.

Alors vient la veillée & le couple travaille,
L’un près de l’autre assis ; il écrit, elle coud.
Ils se taisent, à moins qu’en rêvant elle n’aille
À l’oreille, tout bas, lui dire tout à coup :

« — Écoute, j’ai pour toi dans l’âme une élégie :
« Tiens, prends-la, je l’ai faite à la chute du jour.
« Toi loin, quoi faire, moi ? je n’ai plus d’énergie
« Si ce n’est pour t’aimer & chanter mon amour ! »

Dans le cabinet sombre aux brunes boiseries,
Où la science est jointe à l’art pur, on n’entend
Que le doux bruit de voix des longues causeries,
De celles où le cœur se livre & se détend.

Et l’on voit maintenant en lumineuses trames
Les fils des rêves d’or se croiser autour d’eux,
Jusqu’à ce qu’unissant leurs lèvres & leurs âmes,
Vers Dieu le même élan les emporte tous deux !

III.
VILLANELLE.


Et tant que nous vivrons, nous serons tous les deux.

Alfred de Musset.



Ô les charmants nuages roses,
Les jolis prés verts tout mouillés !
Après les vilains mois moroses,
Les petits oiseaux réveillés
S’envolent aux champs dépouillés.

Tout là-haut ce n’est que bruits d’ailes,
Rendez-vous, murmures, chansons ;
Aux toits courent les hirondelles,
Tandis que moineaux & pinsons
S’éparpillent dans les buissons.


Quittant aussi le coin de l’âtre
Resté désert & rembruni,
Comme tout ce peuple folâtre,
Les hôtes du foyer béni
S’en vont saluer l’infini.

Lui devant, elle après, ils viennent
Le long des sentiers dégelés.
Ils passent & tous se souviennent :
La terre où verdissent les blés
Crie aux villages : « Voyez-les ! »

Les aubépines sont plus blanches,
Les petits muguets plus nacrés,
Les violettes, les pervenches
Ont des airs plus délibérés
Quand par eux ils sont effleurés.

L’enfant sourit à leur présence,
Le paysan leur dit bonjour ;
Car on sait qu’en leur bienfaisance,
Dans tout le pays d’alentour,
Chaque malheureux a son tour.


Elle porte, malgré le cercle
Rouge dont son bras est meurtri,
Un très-grand panier à couvercle
Qu’à l’envi, le cœur attendri,
Ils vident, elle & son mari,

Quand près des grabats misérables,
Son œil, sur le sien arrêté,
Peut lire en traits inaltérables :
« — Pour toi l’amour, ô ma beauté !
« Pour les autres la charité. »

IV.
BERCEUSE.


Penchée, elle écoutait dormir l’enfant vermeil.

Victor Hugo.


C’est le matin, l’enfant, la paupière mi-close,
Sur le sein maternel paisiblement repose.
« — Chut ! » disait-elle avec un doux air inquiet,
« Tout à l’heure il rêvait sans doute, il souriait
« Même en dormant, & moi, quoique ce soit étrange
« Et bien fou, n’est-ce pas ? j’imagine qu’un ange
« À notre chérubin vient encore parler
« Lorsque nous le voyons rire ou se désoler,
« Sans que nous comprenions ses larmes ou sa joie.
« L’ange, ce grand mystère où la raison se noie,

« Cette voix qui nous parle au nom du Seigneur Dieu,
« La conscience enfin ! lui conte peu à peu
« Tout ce qu’il faut, hélas ! qu’il sache ou qu’il devine
« Pour vivre. La jeune âme innocente & divine
« Au mal se plaint & crie, au bien s’épanouit.
« Quand nous intervenons l’ange s’évanouit,
« L’enfant pleure… Oh ! je vois à ton méchant sourire
« Que tu doutes ; eh bien, les sages ont beau dire
« Aux mère qu’un enfant n’est qu’un homme comme eux,
« Nous autres qui plongeons dans l’avenir brumeux
« Un regard plein d’effroi, d’espérance, de rêve,
« Nous, qui tremblons toujours que tout nous les enlève,
« Nous, vois-tu, nous sentons l’invisible réseau,
« Le lien idéal qui rattache un berceau
« Au paradis. » Le père, à toutes ces chimères,
Répondait seulement : « — Ô les mères ! les mères ! »
Et, se penchant vers elle, ajoutait : « — Bah ! dis-moi
« Tout ce que tu voudras ; mais l’ange ici, c’est toi ! »

V.
ENFANTINE.


Toujours ces quatre douces fêtes
Riaient…
Victor Hugo.


Devant le grand feu vif de sarment qui petille,
Le père est entouré de toute sa famille :
Les grand’mères en cheveux blancs,
Pour qui le rude hiver de la vieillesse austère
Jonche encore de fleurs la route solitaire
Qu’elles parcourent à pas lents ;

Et puis la jeune femme émue & recueillie,
Qui lève vers le ciel sa prunelle remplie
D’un bonheur profond & complet,

Et presse à son sein nu, chaste & fière nourrice,
Son dernier nouveau-né dont l’indolent caprice
Laisse fuir les gouttes de lait ;

Au milieu, les enfants gracieux & candides
Qui gazouillent, avec de beaux rires splendides,
Leurs petites chansons d’oiseaux.
Ils sont là tous les trois, blondes têtes bouclées,
Frais comme le matin sur les vertes feuillées,
Doux comme un nid dans les roseaux !

Sur le tapis moelleux aux fleurs arborescentes,
Les plus grands à genoux, les lèvres frémissantes,
Tendent leurs bras au plus petit.
Faisant plus tendre encor leur voix déjà si douce,
L’un l’appelle, tandis que l’autre qui le pousse
Cent fois l’exhorte & l’avertit.

Le petit tout ravi, la bouche toute rose
Et tout ouverte, rit : il a bien peur, il n’ose ;
De temps en temps il mord ses doigts ;
Quand il semble avancer, il recule au contraire.
« Allons, viens ! » dit la sœur, « Courage ! » dit le frère.
Tous deux lui parlent à la fois.


Il rit, il a bien peur, il hésite, il chancelle.
La bûche au ventre rouge, à la vive étincelle,
Des rideaux pourpre chaque pli ;
L’aïeule a des éclairs sous sa paupière obscure,
Les parents font silence & le poupon murmure
On ne sait quoi de très-joli.

Le petit tremble, il rit, soudain il se décide,
Et le voici qui vient confiant & timide,
Tout craintif & tout enhardi.
Il s’avance d’abord lentement, puis plus vite,
Dans les bras de sa sœur il court, se précipite
Et tombe enfin comme étourdi.

Un baiser le rassure, il retourne la tête
Et vingt fois il parcourt la route déjà faite
Avec de petits cris joyeux.
Et le père rêveur & la mère pensive
Sentaient tous deux alors une larme furtive
Monter de leur cœur à leurs yeux.

VI.
PRIÈRE.


Aimer, c’est la moitié de croire.

Victor Hugo.


Les rideaux sont baissés & la porte est fermée :
Un seul rayon perdu glisse furtivement,
Et vient illuminer l’atmosphère embaumée.

Là, dans son grand fauteuil la mère simplement,
Tenant sur ses genoux la Bible de famille,
Explique à ses enfants le Nouveau Testament.

Son jouet dans les bras, la plus petite fille
Veut écouter aussi le récit merveilleux,
Comme font ses aînés dont le regard scintille.


Car il n’est pas de conte entre les contes bleus
Qui vaille cette belle & pathétique histoire,
Où Jésus est si bon pour tous les malheureux.

Les autres, qui voudraient graver dans leur mémoire
Chaque verset que lit leur mère à haute voix,
Se penchent, car aimer c’est la moitié de croire.

Et, rendus attentifs & graves, tous les trois
Comme un parfum divin aspirent la Parole
Qu’ils trouvent, disent-ils, plus belle chaque fois.

Adieu le jeu bruyant & la chanson frivole !
Ils préfèrent le Christ qui parle du devoir
Et met l’enseignement dans une parabole.

Sources pures encore où le ciel peut se voir,
Leurs cœurs vierges & neufs, enivrés de lumière,
S’ouvrent avec candeur pour la mieux recevoir.

La lecture finie, ils ont fait la prière :
« Amen ! » dit une voix plus grave derrière eux.
C’est leur père debout & baissant la paupière.


« Allez, allez, dit-il, mes petits bienheureux,
« Laissez-moi seul auprès de votre bonne mère. »
Et, poussant un soupir profond & douloureux :

« Ah ! devant ces enfants je sens mieux ma misère,
« Et combien ma science est peu de chose en soi.
« Je veux connaître aussi la chose nécessaire :

« Toi, qui m’apprends l’amour, enseigne-moi la foi ! »

VII.
CHANT DE FÊTE.


Oh ! moi, je l’entends bien ce monde qui t’admire.

Sainte-Beuve.


Il disait : « Pourquoi ce sourire,
« Pourquoi ces yeux prêts à pleurer,
« Pourquoi rester sans me rien dire,
« Et, tout bas, pourquoi soupirer ?

« Quel regret des choses passées
« Du jour présent vient émerger ?
« Quelle est celle de tes pensées
« Que je ne dois pas partager ?


« Est-ce désir, espoir ou rêve,
« Inquiétude ou souvenir ?
« Souffle de l’aube qui se lève
« Ou de la nuit qui va venir ?

« Est-ce au ciel bleu que tu regardes,
« Aux clairs horizons infinis ?
« Ou bien, cher ange qui nous gardes,
« Est-ce au foyer que tu bénis ?

« Est-ce tes enfants ou ta mère
« Ou celui qui vit à tes pieds ?
« Quelle envie ou quelle chimère
« Fait tes doux regards tout mouillés ?

« Est-ce angoisse ou mélancolie ?
« Ennui, songe vain, vague effroi ?
« Oh ! parle : tristesse ou folie,
« Tu le sais, j’aime tout de toi ! »

Mais elle, relevant la tête,
Répondait : « Ne comprends-tu pas ?
« Tout à l’heure, au seuil de la fête
« On s’écartait devant nos pas.


« J’entendais un murmure étrange
« Qui s’élevait derrière nous…
« Et c’était un chœur de louange
« Autour du nom de mon époux.

« L’un disait l’œuvre de la veille,
« L’autre le bienfait d’aujourd’hui :
« Tous étaient d’accord, ô merveille !
« Et tous s’inclinaient devant lui.

« Tandis qu’il allait, l’âme fière
« De mon bras passé sous le sien,
« Ô candeur ! ô vertu première !
« Lui n’entendait, ne voyait rien.

« Mais moi, que sa gloire auréole,
« Que l’honneur de son nom grandit,
« Je recueillais chaque parole
« Et j’écoutais tout ce qu’on dit.

« Aussi pressé-je avec ivresse
« Dans ma main l’anneau nuptial,
« Immortel gage de tendresse,
« Chaînon du lien idéal ;


« Aussi plus que tous admiré-je
« Ces traits lassés & maladifs
« Et ce large front dont la neige
« Couronne les sillons hâtifs ;

« Aussi sens-je un dédain extrême
« Pour les biens dont tous sont jaloux ;
« Car j’ai l’amour pour diadème,
« La joie & l’orgueil pour bijoux. »

VIII.
SOLEIL COUCHANT.


Car ils savent qu’ils vont au rivage éternel.

Sainte-Beuve.


Chancelants & courbés sous le poids des années,
Par l’ouragan d’hiver plantes déracinées,
Ils sont vieux tous les deux. L’un près de l’autre assis
Ils écoutent au loin des chansons & des rondes,
Et regardent sauter des fraîches têtes blondes
Sur les grands tas de foin par le soleil roussis.
Les enfants sont en joie & la nature en fête.
Baignés d’ombre à leurs pieds, de rayons à leur faîte,
Les arbres du verger contemplent, eux aussi,
Ces générations nouvellement écloses,

Et calculent tout bas combien de lèvres roses
Ils ont entendu rire ainsi.

Ah ! le temps s’en va vite en son cours monotone !
Voici bientôt venir le cinquantième automne,
Le jour anniversaire où jadis ces époux
Se sont promis de vivre & de mourir ensemble.
Elle était svelte alors ainsi qu’un jeune tremble,
Lui rieur, éloquent, à la fois fier & doux.
Ils sont seuls maintenant à se donner encore
Les noms de leur jeunesse (ô vieux reflet d’aurore !),
À se remémorer les faits des temps passés,
Disant : « T’en souvient-il ? » ou bien : « Je me rappelle… »
Car tous ceux qu’ils aimaient & que leur voix appelle
Se sont peu à peu dispersés.

Hélas ! & chaque ride à leur tempe imprimée
Est comme le tombeau d’une mémoire aimée.
Mères, parents, amis, par la mort emportés,
Sont tombés autour d’eux. Comme aux forêts prochaines
Reste parfois debout un seul groupe de chênes
Surgissant au milieu des troncs décapités,
Ou bien comme l’on voit au soir d’une bataille
Deux compagnons, portant au sein plus d’une entaille,

S’appuyer l’un sur l’autre & s’entre-soutenir,
Ils attendent, exempts de crainte & de murmure,
De descendre au caveau que l’Éternité mure
Pour le sommeil sans souvenir.

Car ils ont maintenant tous les deux conscience,
Elle, par sa tendresse, & lui, par sa science,
D’avoir accompli l’œuvre où Dieu les appelait.
Et les fils de leurs fils, les filles de leurs filles,
Fondant pour le Seigneur de nouvelles familles
Dont les fronts inégaux forment un chapelet
Où la perle sans tache est d’une autre suivie,
S’avancent à leur tour au chemin de la vie.
Les vieux peuvent partir calmes & triomphants :
Leur nom, qu’à cause d’eux toute la contrée aime,
Est porté dignement & le sera de même
Par les enfants de leurs enfants.

C’est une chose auguste & vraiment solennelle
De voir ces vieillards blancs de la neige éternelle
Garder encor leur doux sourire d’autrefois.
On dirait le rayon de pourpre lumineuse
Que le soleil couchant de l’automne vineuse
Jette aux glaciers sereins sous leurs cieux déjà froids.

L’amour, qui les unit voici cinquante années,
Avec la chaste odeur qu’ont les roses fanées,
S’exhale de leur cœur comme un souffle enchanté ;
Et la foi, qui soutint leurs âmes éprouvées,
Qui raffermit leurs mains vers le Seigneur levées,
Les baigne d’immortalité.

Graves des maux soufferts & des peines passées,
Confondant leurs regards, leurs soupirs, leurs pensées,
Tels ils sont à présent, tels ils furent toujours.
Leur jeunesse de cœur survit à la tempête
Qui fait trembler leurs pas ou s’incliner leur tête ;
Et si le temps n’a plus que des moments bien courts
À leur prêter encor, comme dans la vallée
D’un feu d’herbes des champs monte une flamme ailée
Qui jette au vent du soir un parfum pour adieu,
Lorsque l’heure viendra de leurs deux agonies,
Ils s’en iront ensemble, âmes toujours unies,
Dans la paix des enfants de Dieu !


Janvier - mars 18…


TABLE.


 17
 33
 41
 50
 71
 77
 86
 88
 90
 92
 104
 110
 120
 136
 138
 141
 145
 147


LES RÊVES 
 149
 151
 154
 157
 160
 162
 165



Achevé d’imprimer
le 10 février mil huit cent soixante-neuf
PAR J. CLAYE
POUR A. LEMERRE, LIBRAIRE
À PARIS

  1. Deux journaux ont déjà pris les devants : Le Temps, dans la chronique si littéraire & si généreuse de M. X. Feyruet, & l’Artiste, qui a publié un fragment en le faisant précéder d’une appréciation des plus pénétrantes & des plus cordiales.