CHAPITRE III

hurons contre shawnees

Après avoir quitté Hans Vanderbum, Oonomoo se glissa sans bruit au travers des bois, jusque dans la direction d’un petit promontoire situé sur le bord de la rivière, à environ trois cents pas du lieu où il avait fait des signaux au Hollandais. Ce promontoire se prolongeait en rives boisées fort élevées au-dessus du niveau de la rivière ; le Huron y trouvait un abri sûr contre le clairvoyant espionnage des Shawnees.

Silencieux et léger comme une ombre, il passait au-dessous des feuillages avec la rapidité d’une flèche, sans laisser aucune trace derrière lui. La tête penchée en avant, l’oreille tendue, l’œil investigateur, il ne laissait pas une clairière, pas un buisson inexplorés. Dans sa main gauche se balançait sa longue carabine, pendant que sa droite reposait sur le manche en corne de son large couteau de chasse.

Bientôt il ralentit sa course : il avait déjà parcouru une distance considérable, et se trouvait dans le voisinage d’un petit abri sous lequel il avait laissé son canot. Avant de s’en approcher, il fallait reconnaître les lieux, et s’assurer qu’ils ne recelaient aucune embuscade. En conséquence il s’arrêta : après avoir écouté longtemps dans le plus profond silence, il se mit à ramper comme une panthère, sans produire le moindre bruit.

Arrivé sous les racines creuses d’un arbre, il releva imperceptiblement la tête et sonda les alentours d’un œil perçant : son canot était tout proche, et il pouvait l’apercevoir.

Tout à coup, une flamme s’alluma dans son regard ; sa main se crispa sur sa longue carabine, sa tête parut rentrer sous terre ; il devint invisible sur le sol sombre avec lequel son corps se confondit.

Il avait senti dans l’air la présence de l’ennemi… les Shawnees étaient là ! Une circonstance, qui eût échappé à tout autre, avait révélé au vigilant Indien la présence du danger.

Son canot était exactement à la place même où il l’avait laissé avant son entrevue avec Hans Vanderbum. Pas une feuille, pas un rameau n’avaient été dérangés tout alentour. Le léger esquif était bien là, demi-échoué sur le sable, arrêté par une corde de lianes entrelacées.

Sur le banc intérieur il y avait toujours la longue pagaie indienne couchée le long du plat-bord.

Mais, précisément, ce dernier objet avait imperceptiblement changé de place ; un de ses bouts dépassait un peu l’avant du canot. Ce n’était pas ainsi qu’Oonomoo l’avait rangé. Quelqu’un y avait donc mis la main.

Quelqu’un… c’est l’inconnu ! or, l’inconnu, au désert, c’est l’ennemi. L’ennemi… ce ne pouvait être qu’un Shawnee.

La pénétrante logique du Huron n’était point en défaut : restait à savoir en quel endroit étaient cachés ses adversaires.

Il observa et écouta pendant quelques minutes avec une attention profonde : il n’y avait personne entre lui et la rivière.

Alors son plan fut bientôt fait. Il lui aurait été facile de s’échapper en plongeant dans la rivière : mais l’occasion se présentant de lutter de ruse avec ses ennemis, il fut bien aise de la saisir.

Rampant de façon à remonter le courant, il s’éloigna du canot, puis se glissa dans l’eau sans faire aucun bruit, sans même en rider la surface. La rive du Miami était tellement boisée et tapissée de broussailles, qu’un nageur rasant le bord ne pouvait être vu, si ce n’est du rivage opposé.

Oonomoo pouvait donc rester parfaitement invisible et aborder son canot par-dessous. Il voulait l’attirer insensiblement à lui et le faire descendre à l’eau, comme si, peu à peu, son propre poids l’eût entraîné.

L’entreprise était longue et terriblement délicate. Le froissement d’une branche, le plus léger clapotement de l’eau pouvaient le trahir.

Mais Oonomoo aimait l’impossible. Il se mit à l’œuvre avec un silencieux sourire ; ne s’arrêtant, parfois, que pour épier l’ennemi.

Pendant ce temps, les Shawnees guettaient avec une finesse et une patience félines. Le hasard leur avait fait découvrir le canot ; au premier regard ils avaient reconnu qu’il n’appartenait point à leur peuplade ; alors, replaçant tout dans la position première, ils s’étaient embusqués çà et là, le fusil armé, prêts à surprendre leur proie sans méfiance.

Seulement, ils avaient mal replacé l’aviron. Cette inadvertance devint pour eux une source de vifs déplaisirs.

Au bout d’une demi-heure, le canot avait progressé seulement de quelques lignes vers la rivière. Ses mouvements s’étaient opérés d’une manière tellement circonspecte que les Shawnees n’avaient rien vu.

Au bout d’une autre demi-heure, l’esquif avait continué sa route et gagné du terrain. Les Shawnees, plus occupés d’écouter le bruit que ferait l’inconnu en arrivant, que de surveiller le canot, continuaient à ne rien voir. D’ailleurs le rusé Huron avait soin d’entraîner aussi les broussailles environnantes, de façon à dissimuler la marche progressive de la barque.

Au bout d’une heure et demie, le canot avait avancé d’un pied. Tout allait bien ; il n’avait plus qu’un court espace à parcourir pour être à l’eau ; le terrain, parfaitement uni, n’offrait aucun obstacle.

Tout à coup, un Shawnee s’aperçut que le bateau était en marche. Cette surprenante découverte lui arracha une exclamation gutturale qui éveilla l’attention de ses deux compagnons.

Tous trois bondirent vers le canot : mais, aussitôt, le léger esquif avait glissé comme un éclair à plusieurs pieds de distance ; puis, s’était levé tout droit sur sa poupe et, par-dessus les buissons, s’était jeté à l’eau.

Une paire de mocassins leur apparut comme une ombre dans ce tourbillon subit ; il n’en fallait pas davantage pour expliquer le mystère.

Les Shawnees poussèrent un cri de fureur ; mais il n’était plus temps. Oonomoo, en lançant le canot à la rivière, avait eu l’adresse de le faire tomber à plat sur sa quille ; en même temps il s’était couché dans le fond, et le canot obéissant à l’impulsion première avait fui jusqu’au milieu du courant.

Les Shawnees furieux coururent sur le bord, cherchant à découvrir celui qui venait de les jouer ainsi. Ils ne purent rien voir, Oonomoo était complètement caché par les flancs de l’embarcation, au fond de laquelle il restait étendu. Seulement, il avait passé son bras par-dessus le bord opposé à ses adversaires, et, de la main, il ramait pour activer la course du bateau.

Outre le courage, le Huron possédait au plus haut degré cet instinct de prudence indienne qui ne néglige rien. Sachant que l’écorce de sa barque était beaucoup trop mince pour résister au choc d’une balle, il s’était muni d’une sorte de blindage rustique qui devait la rendre invulnérable.

Une grosse branche toute vermoulue et légère comme du liège était attachée au canot ; rangée le long du plat-bord, non-seulement elle le garantissait contre tout projectile, mais encore elle protégeait le guerrier dont elle couvrait tout le corps.

Les pieds seuls, et le bras occupé à ramer, auraient pu être atteints : aussi, de temps à autre, après avoir donné une vigoureuse impulsion, Oonomoo se rapetissait dans l’intérieur de l’esquif et cachait son bras.

Puis, lorsque l’ennemi eût fait feu, il se remit à ramer.

Les balles sifflèrent, firent voler la surface du blindage protecteur où elle restèrent enfoncées ; une seule écornifla les deux bords du bateau et, après de longs ricochets sur l’eau, alla se perdre sur la rive opposée dans les buissons.

Les Shawnees se tinrent pendant quelques secondes en observation, espérant avoir tué leur invisible adversaire.

Mais, bientôt, s’apercevant que la barque redoublait de rapidité, ils se répandirent en hurlements frénétiques et recommencèrent la fusillade.

À ce bruit accoururent d’autres guerriers ; plusieurs se lancèrent à l’eau pour poursuivre le fugitif.

Mais alors, Oonomoo se dressa hardiment, saisit sa longue pagaie et fit voler l’esquif comme une flèche.

En deux ou trois élans il atteignit la rive opposée, bondit hors du canot que, d’un coup de pied, il fit sombrer, puis, se retournant contre ses adversaires stupéfaits, il leur envoya un retentissant éclat de rire et disparut dans les profondeurs des bois.

Au coucher du soleil, l’agile Indien avait gagné un territoire éloigné de cinq ou six milles dans la direction de l’ouest.