CHAPITRE II

personnages nouveaux

Après avoir quitté le Huron, Hans Vanderbum fit toute la diligence que comportait sa grosse personne. Plein d’amitié pour le Huron qu’il savait bon et honnête, il brûlait du désir de lui rendre le service qu’il lui avait demandé. Un autre sentiment encore faisait battre le cœur du brave Hollandais dans sa vaste poitrine : c’était une pitié profonde pour la malheureuse créature tombée au pouvoir des Shawnees.

Il était si absorbé dans ses pensées, qu’il marchait tête baissée sans regarder devant lui, lorsque soudainement il se heurta contre son épouse : celle-ci, brandissant une pioche, lui demanda aigrement :

— Où est votre poisson ?

Le bonhomme battit prestement en retraite, les mains élevées sur sa tête pour la protéger contre toute rencontre fâcheuse avec la menaçante pioche :

— Je les avais oubliés, bredouilla-t-il, je vais vite les chercher.

Et il prit la fuite, activé par le bruit inquiétant de la pioche qui résonnait derrière lui sur le sol. Ses recherches ne furent pas longues ; bientôt il reparut triomphalement avec sa corbeille pleine, qu’il déposa entre les bras de sa tendre moitié.

— Comment vous trouvez-vous en pareil état ? demanda-t-elle en remarquant ses habits mouillés.

— Ce sont les deux petits demi-sang hollandais qui en sont cause : ils ont coupé à moitié ma branche, et je suis tombé avec elle jusqu’au fond de l’eau. Ils tueront un jour leur pauvre père !

L’aimable femme dédaigna de répondre, arracha le poisson des mains de son mari, et entra dans le wigwam pour se mettre à la cuisine.

Pendant ce temps, Vanderbum se mit à rôder dans le village, cherchant à découvrir la captive, et déployant pour cela tout son génie ; — car malgré sa lourde apparence, il ne manquait pas d’une certaine malice.

Ses recherches ne furent pas longues : au milieu du village, ses yeux tombèrent sur un groupe tumultueux qui entourait une cabane, s’efforçant de voir dans l’intérieur, parlant et gesticulant tout à la fois.

— Qu’est-ce qu’il y a encore de nouveau ? demanda-t-il brusquement aux assistants tout en se frayant vigoureusement passage au travers de la foule.

Personne ne lui répondit, ce qui ne l’empêcha point de satisfaire sa curiosité en s’introduisant dans la hutte : là, il trouva une jeune fille âgée d’environ quinze ou seize ans, assise par terre à côté d’une vieille squaw avec laquelle elle avait cherché à lier conversation. Mais, n’ayant pu se comprendre parce qu’elles parlaient chacune un idiome différent, les deux femmes demeuraient muettes et immobiles.

Hans Vanderbum l’examina avec curiosité et sentit son cœur se serrer d’une tendre pitié pour la charmante créature qu’il avait sous les yeux. Elle portait le costume simple et grossier des Settlers (européens entreprenant la culture et les défrichements au désert), sa noire et longue chevelure ruisselait sur ses épaules en masses luxuriantes : dans son attitude suppliante, ses mains jointes, sa tête penchée, on lisait une expression de résignation et de douceur qui aurait attendri tout autre qu’un sauvage Shawnee.

Son visage était correct et attrayant ; ses traits, sans être d’une beauté éblouissante, avaient un attrait tout particulier à cause de leur distinction modeste et calme. Elle semblait au milieu des sauvages créatures qui l’entouraient comme un ange égaré parmi des démons.

Hans Vanderbum avait si grande hâte pour arriver à son but, qu’il en était tout essoufflé ; sa respiration bruyante attira l’attention de la captive. À la vue d’un blanc, elle se leva vivement, courut vers lui éperdue et lui dit avec un accent déchirant :

— Oh ! que je suis heureuse de trouver ici un homme de ma couleur et de ma race ! J’espère qu’il sera bon pour moi !

— Oui ! je serai votre ami ! répliqua Vanderbum, sachant à peine ce qu’il disait ; je suis on ne peut plus désolé de vous voir en pareille situation. Comment vous trouvez-vous ici ?

— Ce sont les guerriers Shawnees qui m’ont amenée ici après m’avoir enlevée. Ils ont attaqué, pendant la nuit, notre maison où j’étais seule avec les servantes : ils ont massacré tout le monde excepté moi, et m’ont traînée jusqu’ici pour me faire mourir en captivité.

— En effet, les Shawnees sont très forts sur ce genre d’exploit : Pour avoir éternué mal à propos, j’ai été capturé par eux, moi aussi, et condamné à mourir en captivité ! soupira Vanderbum d’une voix dolente.

— Vous êtes prisonnier aussi ? demanda la jeune fille avec surprise.

— Oui, mais avec des modifications : j’ai pris pour femme Keewaygooshturkumkankingewock ; j’ai deux enfants — des demi-sang hollandais, Quanonshet et Madokawandock ; — ces sauvages, j’imagine, n’ont plus sur moi les mêmes projets que sur vous.

— Croyez-vous que quelqu’un des assistants comprenne l’anglais ? demanda la jeune fille en baissant la voix.

— Non, aucune femme, excepté la mienne qui est absente, ne sait ce langage ; les hommes sont aussi ignorants que des carpes sur ce point. Vous pouvez sans crainte me parler tant que vous voudrez.

— Vous ne me trahirez pas ? dit ingénument la captive en fixant sur le gros Hollandais ses yeux noirs et expressifs.

— Non ! mille fois non ! répliqua-t-il énergiquement. Comment vous nommez-vous ?

— Mary Prescott.

— En quel endroit habitez-vous ?

— À environ trente milles, dans la direction de l’est, je crois.

— Connaissez-vous Oonomoo ?

Hans Yanderbum fit cette question en baissant la voix, car ce nom guerrier était connu de tous les Shawnees.

— Un indien Huron ! oh ! oui, je le connais bien ! répondit Marie dont le beau visage s’illumina d’espérance. Il est bien connu dans notre résidence et considéré par nous tous comme un vrai ami. Le connaîtriez-vous aussi ?… votre question me le donne à penser !

— Certes ! oui, je le connais ; lui aussi me connaît bien ; enfin, nous sommes une paire de bons vieux camarades. Ce gentleman est dans les bois tout près d’ici ; il m’a chargé de m’informer de vous.

La prisonnière ne pût retenir une exclamation joyeuse.

— Dites-lui que je ne suis point blessée et que j’ai bon espoir, du moment qu’il s’occupe de me sauver : recommandez lui bien de ne s’exposer à aucun danger témérairement.

— Aucun danger ! répéta Vanderbum ; mais il ne vit que de ça ! Il serait mort d’ennui au bout de huit jours s’il lui fallait se priver de danger ! mais c’est son rêve, son existence, sa passion, le danger !

— Oui, oui, je sais que c’est un brave, un indien au cœur droit ; il est grandement estimé des frères Moraves. Il n’hésite jamais devant le péril.

— Et croyez bien qu’il sait toujours en sortir sain et sauf. Il connaît toutes les ruses de chasse et de guerre : bast ! un Shawnee ne lui vient pas au genou ! — Où sont vos parents ?

— Ma mère et ma sœur étaient parties pour faire une visite à Falsington, qui est à quinze ou vingt milles de chez nous. Mon père, capitaine dans l’armée américaine, est en expédition sur la frontière. Ah ! je bénis le ciel de ce que ma mère bien aimée et mon Hélène aient été absentes ! elles ont ainsi échappé à cette affreuse captivité.

— Mais, on ne vous avait pas laissée seule ?

— Oh ! non, il y avait avec moi toutes nos domestiques… Je les ai vu tombant sous les tomashawks… j’ai entendu leurs cris déchirants…

La malheureuse enfant cacha sa tête dans ses mains ; un long frisson agita tout son corps au souvenir des scènes sanglantes dont elle venait de parler. Elle resta plusieurs minutes sans pouvoir dire une parole. Enfin, lorsqu’il la vit plus calme, Vanderbum lui adressa de nouvelles questions.

— Ils ont brûlé l’établissement je suppose ?

— Oui, tout a été détruit par ces méchants.

— Comme votre pauvre famille va être au désespoir lorsqu’en revenant elle ne vous retrouvera plus, et reconnaîtra les ravages faits par les Shawnees !

— Oh ! oui, sans doute ! ne me parlez pas de cela !

Hans Vanderbum s’aperçut alors seulement que sa conversation ne prenait pas une tournure extrêmement consolante pour la pauvre captive ; il chercha à dissiper le mal qu’il venait de faire, et lui passant doucement la main sur la tête, il dit gentiment :

— Ne vous tourmentez pas, ma mignonne ; je comprends bien votre triste position et j’en suis bien chagrin. Mais je voudrais vous faire encore une question.

— Laquelle ? demanda la jeune fille avec un regard étonné.

— Mais… y répondrez vous… ? murmura Vanderbum avec une expression bizarre et mystérieuse.

— Je vous répondrai sur le champ, si c’est en mon pouvoir. Je vous en conjure, n’hésitez pas à me la faire.

— Eh bien ! je me risque. Je voudrais savoir quelque chose… comme qui dirait… savoir, si quelque beau et bon garçon ne serait pas amoureux de vous, vous amoureuse de lui, ce qui ferait que vous seriez amoureux l’un de l’autre ?

Une vive rougeur envahit les épaules, le cou et le visage de Marie, jusqu’aux cheveux ; cette muette réponse valait bien des paroles. Néanmoins Vanderbum insista doucement.

— Pourquoi vous cacherais-je la vérité ? répliqua-t-elle enfin : j’ai un jeune ami bien cher.

— Vous le nommez… ?

— Le lieutenant Canfield qui sert sous les ordres de mon père.

— Ah ! ah ! Et, il ne sait rien de ce qui vous est arrivé ?

— Je ne puis rien assurer. Oonomoo, qui est le coureur le plus agile de toute la contrée, a été souvent employé à porter des messages entre les officiers et leurs familles : Il m’a rapporté dernièrement que le lieutenant Canfield avait l’intention de nous faire prochainement une petite visite. Peut-être sera-t-il arrivé presque aussitôt après le départ des Indiens.

— Ah ! ce serait une bonne affaire, s’il en était ainsi.

— Pourquoi ?… une bonne affaire ?…

— Est-ce qu’il connaît Oonomoo ?

— Certainement, depuis plusieurs années.

— Très bien ! Ils se réuniront pour faire leurs plans et vous tirer des griffes de ces coquins, le plus tôt possible.

— Je l’espère ! oui, je l’espère ! La mort serait moins terrible que tout ce que j’ai souffert surtout cette nuit. Oh ! vous ne m’abandonnerez point, n’est-ce pas ? dit la pauvre enfant dont les yeux se remplirent de larmes.

Il pleurait aussi, le brave Vanderbum ! mais il se serait bien gardé de l’avouer. Il se fourra les poings dans les yeux en grommelant contre cette fumée de malheur qui obscurcissait la vue. Mais il ne tarda pas à reprendre son aplomb et répondit avec un soupir de taureau :

— Ah ! mais non ! je ne vous abandonnerai pas ; n’ayez pas peur ! Ils ne vous feront aucun mal, j’en réponds, d’ici à un jour ou deux. Peut-être bien, ensuite, qu’ils penseront à vous brûler ; mais alors Oonomoo sera averti et nous serons là. Mais il faut que j’aille retrouver le Huron, voilà longtemps que je l’ai quitté.

— Dites-lui que me voilà courageuse et pleine d’espoir.

— Rien autre ?… rien de plus ?… demanda Vanderbum avec insistance.

— Non, je ne vois plus rien à dire : il n’a certainement pas besoin de recevoir de moi des conseils.

— Alors donc… rien pour le lieutenant Canlield… hein ?…

— Dites à Oonomoo, répondit la jeune fille en baissant les yeux, que s’il rencontre le lieutenant Canfield, il lui exprime combien je suis pénétrée de confiance et d’espoir en lui : qu’il lui apprenne que j’ai un excellent ami qui adoucit pour moi les horreurs de la captivité.

— Et, quel est cet ami ?

— Vous.

— Ma foi ! vous dites vrai ! je ferais bien des choses pour vous, chère enfant ! Adieu. Soyez bonne fille jusqu’à mon retour. Je reviendrai le plus tôt possible.

Aussitôt Hans sortit du wigwam et se mit en route pour rejoindre Oonomoo. Sa conversation prolongée avec la prisonnière avait excité la curiosité des Indiens, qui ne manquèrent pas de l’accabler de questions à ce sujet. Mais il se tint sur la réserve et leur fit à tous la même réponse moqueuse :

— Nous avons parlé beaucoup sans rien dire : Elle n’a cessé de m’expliquer qu’elle ne savait pas s’il ferait pluie ou beau temps ; mais elle était sûre que l’un des deux arriverait.

Les Indiens furent bien obligés de se contenter de cette baliverne ; ils se bornèrent à en rire sans y chercher aucun sujet de méfiance, car, dans la peuplade, Vanderbum passait pour être un peu fou.

Le soleil marquait midi lorsqu’il arriva à son wigwam. Le poisson était cuit à point, la table superbement mise, et la dame du logis se montrait très empressée de faire honneur à sa propre cuisine.

Vanderbum aurait donné le petit doigt de sa main gauche pour être libre de rejoindre immédiatement Oonomoo. Mais il comptait sans sa terrible hôtesse. Cependant il essaya de parlementer.

— Prrrrrou ! fit-il au moment où on lui proposa de se mettre à table ; je,… j’ai,… j’aurais plutôt besoin de faire un petit tour de promenade pour me réchauffer et me mettre en appétit : ce scélérat de bain forcé que j’ai pris dans la rivière…

Ici, il fut accueilli par un double éclat de rire aussi irrévérencieux que possible. C’étaient ses deux charmants rejetons, Quanonshet et Madokawandock, qui lui faisaient leur compliment de condoléance. Le bonhomme leur jeta un regard éloquent, qui promettait… et qui leur fit faire le plongeon sous les bancs.

— Eh bien ! quoi ? riposta l’aigre ménagère ; vous dites que vous avez besoin de vous réchauffer, et je vois couler la sueur sur votre front, comme la graisse sur un porc qui rôtit.

Le fait est que le malheureux Hollandais s’essuyait le visage au moment même où il parlait de se réchauffer… On ne peut penser à tout.

— Ah ! c’est vrai… répondit-il avec humilité, je voulais dire… que… je n’ai pas faim, et que j’ai besoin d’un petit tour de promenade pour exciter mon estomac.

En même temps il fit deux pas vers la porte. Hélas ! il n’alla pas plus loin ; sa redoutable épouse jeta sur son épaule une main noire et crochue qui s’enfonça dans la manche et peut-être aussi dans le lard du fugitif ; puis elle le ramena d’autorité à sa place.

— Mais ma bonne amie…

— Asseyez-vous et mangez !

— Je voudrais…

— Je ne veux pas !

— Mon aimable Keewaygooshturkumkankingewock…

— Taisez-vous !

— Avec plaisir… je ne dis plus rien… et je mange… Tonnerre et éclairs ! que ce poisson sent bon ! ah ! si je suis un adroit pêcheur, vous êtes une habile cuisinière !

Pour prix de sa flatteuse soumission, il reçut une portion double qu’il fallut dévorer sans reprendre haleine.

Intérieurement, il se sentait bouillir en songeant qu’Oonomoo l’attendait et perdait infailliblement patience.

Mais, d’autre part, il se consolait un peu en donnant carrière à sa vorace gourmandise, et en réfléchissant que, la première vertu de l’Indien étant une ténacité invincible, il retrouverait probablement son ami au rendez-vous.

Enfin le repas finit, et, pour la première fois de sa vie, Hans Vanderbum quitta la table avec plaisir.

Un quart d’heure après il avait rejoint Oonomoo. Ce dernier était sur le point de partir, lassé d’une aussi longue attente. Hans Vanderbum s’excusa de son mieux et se hâta de répondre aux avides questions de l’Indien, concernant la jeune et intéressante prisonnière.

— Elle m’a chargé de vous dire que, si elle est malade d’esprit, elle se porte assez bien d’ailleurs ; que, du reste, elle compte sur vous, espérant bien que, sans trop vous exposer, vous la délivrerez.

— Oonomoo ne craint personne ! il corrigera les Shawnees comme des chiens ; il délivrera la jeune fille tout de suite.

— Ah ! Que je n’oublie pas ceci ! Elle m’a dit pour le lieutenant Canfield exactement ce qu’elle m’a dit pour vous. Pensez-vous le voir bientôt.

— Je le verrai tout à l’heure ; il m’attend près d’ici dans les bois. Je lui rapporterai les paroles de la jeune fille.

— Tout ça me fait plaisir à savoir, Oonomoo. Je suppose qu’on vous reverra bientôt par ici.

— Bientôt ; je ne serai pas seul — avertissez la jeune fille — que ses yeux regardent là où elle entendra un sifflement… que ses oreilles soient ouvertes. — Et vous aussi, écoutez bien !

— Parfaitement ! suffit ! Tout à l’heure, si je n’ai pas deviné que c’était vous, c’est parce que je ne m’y attendais pas. Maintenant, je suis averti, j’aurai l’oreille prompte, soyez tranquille ! vous partez ?

Le Huron fit un signe affirmatif et disparut comme une ombre, ainsi qu’il était venu. Hans Vanderbum resta encore quelques minutes en méditation, regardant les voûtes sombres de la forêt, sous lesquelles s’était évanouie la forme brune et fugitive de l’Indien. Enfin il regagna son logis en marmottant des propos confus.

La journée était extrêmement chaude pour la saison ; tout semblait endormi dans le village Indien, Hans remarqua que beaucoup de Shawnees étaient cependant restés sur les bords du fleuve Miami : sans attacher beaucoup d’attention à cette circonstance, il attribua leur présence en ce lieu à l’accablement produit par la chaleur, et au désir de chercher le frais.

Tout en méditant sur les aventures de cette journée étrange, il arriva à son wigwam : là, une joie imprévue l’attendait. Son domicile avait été assigné pour résidence à Miss Prescott : la terrible dame Vanderbum était préposée à sa garde, avec ordre de ne pas la perdre de vue pendant une seule minute.

Un détail parut quelque peu dur et trop personnel à Vanderbum : en cas d’évasion, c’était lui qui devait être responsable et la payer de sa vie.

— C’est délicat ! murmura-t-il ; je voudrais bien savoir comment Oonomoo va s’en tirer !

Ici nous croyons devoir esquisser rapidement quelques détails nécessaires pour l’intelligence de cette histoire.

L’époque où ces diverses phases s’accomplirent était contemporaine de la grande victoire remportée par Anthony Wayne sur les forces combinées des tribus Indiennes de l’Ouest. La conséquence de ce triomphe décisif et de celui remporté à Greenville avait été une paix profonde dans le sein de cette région jadis si profondément bouleversée.

Néanmoins il était resté un vieux levain de guerre parmi les peuplades riveraines du Mississipi. Les habitations isolées, les petits corps de troupes, les voyageurs forestiers étaient encore fréquemment attaquas par les Peaux-Rouges ; souvent des luttes sanglantes s’élevaient entre les Indiens et les hardis chasseurs des frontières : dans les solitudes profondes des forêts on trouvait ça et là des ossements blanchis attestant quelque meurtre ignoré.

Le capitaine Prescott, plein de confiance dans l’efficacité du traité de Greenville, avait fait construire une belle habitation sur l’extrême frontière, au milieu d’une concession que lui avait faite le gouvernement.

Ce ne fut pas néanmoins sans appréhension qu’il installa sa femme et ses deux filles dans cette résidence solitaire. Il leur donna un nombreux personnel domestique, capable de les défendre pendant son absence. Ses occupations militaires, qui l’appelaient sans cesse à de lointaines expéditions, le retinrent éloigné de sa famille pendant plus de trois années, durant lesquelles il pût lui accorder seulement quelques rares visites de peu de durée.

Dans une de ces apparitions, le capitaine Prescott fut accompagné par le jeune lieutenant Canfield. Il n’est pas besoin de dire que ce dernier fut ravi par les grâces naïves de Marie : à peine adolescente, mais douce et grave, elle avait hérité de son père la loyauté, la sensibilité exquise, la noble fermeté ; et de sa mère une gentillesse modeste, une bonté inaltérable, un charme indéfinissable.

Étant la dernière venue, elle était l’enfant gâtée de tout le monde, mais sans avoir trouvé dans ses parents cette lâche et folle tendresse qui perd les meilleures natures.

Le lieutenant Canfield lui apparut à l’âge où toute jeune fille a le cœur ouvert, comme une fleur épanouie, à la tendresse, aux rêves d’amour, aux douces illusions. Les nobles qualités du jeune officier, sa franchise innocente, ses allures chevaleresques firent une profonde impression sur elle ; elle l’aima comme elle en était aimée, sous les yeux souriants de son père heureux de leur mutuelle affection.

Alors ces deux jeunes cœurs passèrent de beaux jours à parler ensemble ce langage muet et charmant qui dit tant de choses au moyen du silence. Petits signes surpris, regards saisis au vol, rougeurs fugitives, soupirs insaisissables, rêveries furtives, tristesses heureuses, furent échangés avec cette adorable monotonie, cette ineffable bêtise qui est l’apanage des premières et fraîches amours.

Le père, la mère, la sœur savaient par cœur ce grand mystère qu’ils ignoraient eux-mêmes, les deux innocents ! et chacun s’épanouissait à rire du sérieux craintif avec lequel ils cachaient leur transparent secret.

Ils eurent alors quelques-unes de ces journées dont on se souvient comme d’un rêve et qui sont courtes comme une vision. Bientôt arrivèrent les confidences : Marie révéla à sa sœur — sous la foi du secret ! — ses émotions inconnues : Canfield brûla ses vaisseaux, et s’avoua courageusement amoureux au capitaine Prescott. Ce dernier resta muet, mais il chargea sa femme de répondre. Alors, en mère sage et prudente, elle examina la question de près, trouva les deux amoureux trop jeunes, et, sans rien refuser, s’arrangea de manière à ne rien promettre.

Il fut enfin convenu qu’on parlerait sérieusement du mariage dans quelques années : en attendant, on permit à Canfield d’accompagner de temps en temps le capitaine Prescott dans ses visites.

Sur ces entrefaites, une expédition guerrière éloigna pour longtemps les deux officiers : ce fut le premier chagrin des jeunes gens. Mais il leur survint une voie de consolation dont ils usèrent souvent : dans les rangs de l’armée servait avec plusieurs Peaux-Rouges un Huron qui était le héros du désert.

Oonomoo avait combattu vingt fois avec Prescott et Canfield, il était devenu leur inséparable frère d’armes : le jeune lieutenant surtout, dont il avait à peu près l’âge, lui portait une vive amitié, et était payé largement de retour.

Oonomoo devint le messager intime des deux amoureux : sans être chargé d’aucune mission il leur apportait tour à tour de grands bonheurs,… un mot… un regard… un rien : cela suffisait pour illuminer toute une journée !

Il faudrait une plume de poëte pour narrer l’héroïque histoire d’Oonomoo : il avait été à toutes les batailles du désert ; tous les champs de victoire avaient retenti de son terrible cri de guerre ; sa hutte était tapissée de chevelures scalpées ; son nom, aussi célèbre que redouté, était l’orgueil de ses amis, la terreur de ses ennemis.

Il suffisait de nommer Oonomoo pour agiter les peuplades voisines, de haine, de crainte, ou d’espérance.

Oonomoo était le dernier rejeton d’une ancienne et noble race ; il était le dernier type chevaleresque du Guerrier Rouge, ce roi du désert américain, avant l’invasion européenne.

On supposait bien qu’il avait quelque part, dans les profondeurs inaccessibles des bois, une femme et un enfant qu’il visitait de temps en temps ; mais le lieu de cette retraite était resté inconnu malgré les recherches de ses plus rusés ennemis.

Tel était l’homme qui avait entrepris la délivrance de la jeune miss Prescott.

Maintenant que nous sommes en pleine connaissance avec les nouveaux personnages de cette histoire, nous allons reprendre le cours de notre récit.