Rational (Durand de Mende)/Volume 2/Quatrième livre/Chapitre 54

Traduction par Charles Barthélemy.
Louis Vivès (volume 2p. 393-401).


CHAPITRE LIV.
QUATRIÈME PARTIE DE LA MESSE, ET EN PREMIER LIEU DE LA COMMUNION DU PRÊTRE.


Ici commence la quatrième partie de la messe. En effet, après le baiser de paix, le prêtre communie de la manière suivante :

I. Or, voici ce qui nous a été transmis par le Concile de Nicée (xciii d.). On y lit que le prêtre mange l’eucharistie consacrée par lui, après l’avoir prise sur l’autel ou sur la patène ; or, il ne prend pas le calice avec le sang lui-même, mais le diacre le prend sur l’autel et le lui présente.

II. D’où, dans le canon de saint Jérôme (Ea. di., Diaconi sunt), entre autres choses, on lit : « Il n’est pas permis aux prêtres, à cause de l’hostie qu’ils se sont déjà administrée, de prendre le calice du Seigneur sur l’autel, à moins qu’il ne leur ait été donné par le diacre. » C’est pour cela que le prêtre prend le corps du Christ de ses mains et non pas le calice avec le sang, parce que la manducation du corps signifie la restauration de nos corps, que le Christ n’a opérée par le ministère de personne, et la résurrection future qu’il fera par sa propre vertu et sans le secours d’aucun ministre. Mais l’action de prendre le sang signifie la rédemption des ames ou le rachat des péchés, qui se fait par l’intercession des autres. Quoique cette coutume doive être prise en une juste considération, nous ne voyons pourtant pas qu’elle soit observée.

III. Or, le prêtre lui-même mange toutes les parties de l’hostie. Cependant, dans certaines églises, le prêtre en prend une partie et il partage l’autre moitié sur la patène en deux fractions qu’il donne à prendre aux ministres, c’est-à-dire au diacre et au sous-diacre, insinuant ce que saint Luc rappelle, que le Christ à Emmaüs prit du pain et le rompit sur la table. Le Christ aussi, dans cette circonstance, comme quelques-uns le disent, mangea devant les deux disciples, et, prenant le reste, il le leur donna. Il prit encore dans la suite un morceau de poisson grillé et un rayon de miel, et donna le reste à ses disciples. C’est pourquoi, après que le diacre et le sous-diacre ont communié, les clercs et les religieux s’approchent pour communier, afin de recevoir eux-mêmes une partie de la sainte communion. Ensuite le peuple communie, parce que le Christ ne mangea pas seulement avec un petit nombre d’apôtres ; mais, sur le point de monter au ciel, il mangea avec une multitude de disciples, d’où vient que la manducation du corps signifie l’ascension du Sauveur.

IV. Or, nous ne devons point passer sous silence ce qui se fait, pour qu’il n’y ait pas l’ombre de la supercherie dans la réception du corps et du sang du Christ, mais pour que dans l’une et l’autre réception la vérité brille dans toute son évidence. Le souverain-pontife ne laisse pas aussitôt tomber la particule de l’hostie dans le calice ; mais, après avoir fait dessus un triple signe de croix, il la place sur la patène et, après le baiser de paix, montant à son siège et s’y arrêtant, à la vue de tous il prend la plus grande partie, de l’hostie de la patène apportée de l’autel par le sous-diacre, et, la subdivisant avec ses dents, il en prend une partie et met l’autre dans le calice ; puis il suce une partie du sang avec un chalumeau[1] ensuite il donne l’autre particule au diacre avec un baiser, et la troisième au sous-diacre moins le baiser. Et, parce que le diacre qui sert le pape baise le calice sur l’autel, c’est pourquoi il prend le reste du sang avec la particule mêlée au calice.

V. Ainsi, le pontife romain ne communie pas en faisant la fraction, puisqu’il fait la fraction à l’autel et qu’il commune à son siège, parce que le Christ, à Emmaûs, fit la fraction devant les deux disciples et mangea à Jérusalem devant les douze disciples ; car on lit bien qu’il fit la fraction à Emmaüs, nais on ne voit pas qu’il ait opéré la manducation. A Jérusalem, on ne lit pas qu’il ait brisé le pain, mais on lit qu’il l’a mangé. Selon Innocent III, c’est pour cela que le pontife monte à son siège et y communie. En effet, selon l’Apôtre, le Christ est la tête de l’Église ; or, la tête dans le corps occupe une place plus élevée et plus distinguée que les autres membres, à cause de sa perfection ; or, le calice, à cerains égards, désigne la béatitude éternelle ou la possession de Dieu même ; et, parce que dans l’Église militante le souverain-pontife, comme vicaire de Jésus-Christ et chef de tous les prélats, représente plus parfaitement le Christ, il convient qu’il ne communie pas à l’autel, mais sur un lieu plus élevé, montrant que le Christ même, dans son humanité, participe

plus parfaitement et plus largement à ces joies ineffables, puisqu’en effet son humanité jouit de privilèges bien supérieurs. Quand il célèbre pour les morts, le pape communie sur l’autel, parce qu’alors, d’une manière spéciale, il représente la gloire des membres du Christ, décédés en état de grâce ; et que les membres du Christ, lorsqu’ils parviennent à cette gloire, obtiennent un grade inférieur au Christ et ne viennent qu’après lui, de même que les membres ne viennent qu’après la tête.

VI. Le pape communie encore à l’autel le Vendredi saint, tant par respect pour la passion que parce qu’alors il célèbre pour ainsi dire les funérailles de Jésus-Christ. Alors, et alors seulement, il communie seul, parce que, lors de la passion du Christ, tous les disciples s’étant enfuis, Jésus resta seul. Mais les autres prélats ne font pas de même ; ils communient à l’autel, parce qu’ils ne représentent pas d’une manière aussi particulière le Christ, chef de l’Église. Or, les ministres présentent au pontife l’hostie et le calice, parce que les apôtres offrirent au Christ un morceau de poisson grillé et un rayon de miel. Le morceau de poisson grillé c’est le corps du Seigneur crucifié, qui fut comme grillé sur l’autel de la croix. Le rayon de miel est le sang du Christ, dont la douceur surpasse le miel, et le rayon qui le contient, au goût de l’ame qui aime. Tous deux communient de la main du pape, parce que les apôtres i| communièrent de la main du Christ.

VII. Or, pour marquer une distinction entre les ordres sacrés et ceux qui ne le sont pas, les diacres, qui appartiennent à un ordre supérieur, lorsqu’ils reçoivent l’eucharistie, reçoivent le baiser du pontife lui-même. L’acolyte et ceux qui appartiennent aux ordres inférieurs ne le reçoivent pas. Le sous-diacre lui-même, n’ayant pas un caractère différent, et considéré autrefois comme ne faisant pas partie des ordres sacrés, quoique maintenant cet ordre soit au nombre des ordres sacrés, ne reçoit pas le baiser du pontife en recevant le corps ; mais, en prenant le sang il reçoit le baiser du diacre, de telle sorte que les ordres non sacrés soient moins honorés, et les ordres sacrés le soient davantage. Et on peut donner là-dessus une raison mystique.

VIII. Or, le pontife lui-même prend cette partie de l’eucharistie (comme nous l’avons dit au chapitre de la fraction de l’hostie), qui désigne le chef de l’Eglise, c’est-à-dire le Christ, dont il est le type, d’une manière plus spéciale ; ce qu’il fait ainsi : il la subdivise avec ses dents, prend la particule qui reste dans sa bouche, et mêle au calice celle qui reste dans ses doigts, pour marquer qu’après sa résurrection le Christ, désigné, d’après le pape Serge, par la partie mêlée au calice, fit une cruelle morsure à l’enfer, et en tira ses fidèles pour les conduire au paradis, d’après ces paroles d’Osée citées plus haut : « O mort ! je serai ta mort. » Et l’autre partie, qui sert à la communion des ministres, signifie que les membres sont plus conformes au Christ lui-même ; et ils communient avec cette partie pour offrir le mystère de l’union, car l’eucharistie est le sacrement de la suprême union.

IX. Or, le seigneur pape ne reçoit pas la partie mêlée au sang dans le calice, et qui signifie les membres soumis aux souffrances à cause du Christ : premièrement, parce que, plus que les autres, il représente dans l’office de la messe le Christ, que la mort ne dominera plus désormais ; deuxièmement, parce que, dans l’église, il est le type de ceux qui, à cause de leur excellente sainteté, éloignés de la vie active, sont déjà associés au Christ par la vie contemplative. Mais ce sont les ministres qui la prennent, parce qu’ils sont communément le type de la vie active ; et c’est principalement le sous-diacre qui prend cette partie, parce qu’il communie le dernier, et que c’est au dernier à prendre les restes et à purifier le calice. D’où vient que le Seigneur donna les restes aux disciples, comme on l’a dit plus haut. On peut encore dire, dans un sens mystique, que la parcelle teinte du sang représente la partie du corps mystique qui règne déjà avec le Christ. Or, comme le saint père le pape représente expressément le Christ, qui réellement et sacramentellement s’est incorporé à une partie de son corps mystique, c’est pourquoi ni lui ni le diacre ne prennent ladite partie ; ni le diacre, ai-je dit, parce qu’il représente la loi évangélique, qu’il est chargé de lire, et qui est une loi d’amour ; car c’est par l’amour de la charité que chacun est incorporé au Christ, qui est le chef, et à toutes les parties de son corps mystique. Or, le sous-diacre représente la loi ancienne, qu’il lit souvent, et qui était la loi de crainte. Mais la crainte n’existe pas dans la charité ; que dis-je ! la charité chasse la crainte, et voilà pourquoi le diacre prend lui-même sacramentellement la particule mêlée au sang, peut-être comme figure, parce que le mélange de cette partie avec le sang figure ladite incorporation, que ne produisait pas la loi ancienne, quoiqu’elle la figurât.

X. Or, il faut remarquer en peu de mots que le prêtre, avant la réception du corps et du sang du Christ, doit dire les oraisons instituées par les saints Pères ; ensuite il doit méditer sur l’incarnation, la passion et la vertu de ce sacrement, en disant : Panem cœlestem accipiam, etc. ; « Je prendrai le pain céleste, etc. » Mais comme, aussitôt après ces paroles, il ajoute : Domine, non sum dignus, etc. ; « Seigneur, je ne suis pas digne, etc. ; » il semble se contredire. Loin de nous cette pensée ; car, en disant panem, il s’excite lui-même à la dévotion en rappelant à sa mémoire ce qu’il va prendre, c’est-à-dire le pain descendu du ciel, et comment il doit le prendre, savoir : en invoquant le nom du Seigneur, afin qu’ainsi il le prenne avec plus de respect et de crainte ; et, en disant ensuite : « Seigneur, je ne suis ! pas digne, etc., » il s’humilie et confesse son indignité, car, s’exercer à la dévotion et professer l’humilité ne sont pas des choses qui s’excluent.

XI. Ainsi, le moment convenable pour communier, c’est avant la dernière oraison que l’on dit pour compléter le sacrifice, parce qu’en cet endroit surtout on prie pour ceux qui communient. Ensuite, au moment de prendre le corps du Seigneur, le prêtre imprime avec le corps et le sang un signe de croix sur lui ; car, de même qu’auparavant, en faisant activement des croix, il a sanctifié le sacrifice comme ministre, ainsi maintenant, et en se signant lui-même du signe de la croix, il demande passivement à être sanctifié. Ainsi, après avoir dit : « Que le corps du Seigneur garde, etc., » il prendra l’eucharistie, et ensuite, les mains jointes et s’inclinant sur le calice, il dira : « Que rendrai-je au Seigneur, etc., » et en disant : « Je prendrai le calice du Seigneur, etc., » et il ne prendra rien auparavant ; il élèvera le calice de l’autel ; ensuite, en disant : « J’invoquerai le Seigneur, » il se signera avec le calice, puis, ce verset achevé, il boira le sang.

XII. Or, comme il s’agit de choses très-graves et importantes, il faut avoir beaucoup d’attention. Le prêtre, en prenant le sang, pour plus de sécurité et de respect, doit tenir le calice des deux mains ; mais, en prenant les ablutions, il suffit de deux doigts, de chaque main, comme pour marquer que le sang n’est plus dans le calice. Et en prenant le sang il l’absorbe en trois fois, pour désigner la Trinité, et les ablutions en deux fois seulement, pour désigner par là la charité, qui a deux objets : Dieu et le prochain ; ou bien il agit ainsi toutes les fois qu’il le trouve nécessaire. Que celui qui, le même jour, doit célébrer une seconde fois, ne prenne pas le vin des ablutions, comme on l’a dit dans la préface de cette partie ; mais, comme on dit dans le canon : « Et après qu’on eut fait la cène, prenant pareillement ce calice très-illustre, etc., » il semble, d’après ces paroles, qu’il doit prendre aussitôt l’hostie consacrée avant de procéder à la consécration du calice, parce que toute action du Christ doit être notre instruction (XII, q. i, Exemplum). À cela on répondra que l’Église a établi que l’on prendrait l’hostie après la consécration du corps et du sang, pour montrer qu’en recevant l’hostie seule on ne reçoit pas le sacrement sacramentellement complet.

XIII. Car, quoique dans l’hostie consacrée se trouve le sang du Christ, il n’y est pourtant pas sacramentellement, parce que le pain signifie le corps et non le sang ; le vin le sang et non le corps. Comme donc le sacrement n’est pas complet sous une espèce seulement, en tant que sacrement ou signe sensible, ce sacrement doit être complété avant que le prêtre le reçoive. Cependant, comme l’une des deux parties ne peut subsister et n’a jamais subsisté sans l’autre, si l’on excepte les trois jours qui précédèrent la Pâque, jours pendant lesquels le corps du Christ fut en état de mort, et pendant lesquels, si quelqu’un des apôtres eût consacré l’hostie, le sang n’y eût pas été ; s’il eût consacré le sang, la chair ne s’y fût pas trouvée, parce que, comme nous l’avons dit, le pain ne signifie pas le sang, ni le vin la chair. D’après cela, maintenant que le sang du Christ coule dans ses veines, l’un ne peut être reçu sans l’autre, à cause de leur union ou mélange. Cependant ce n’est pas eu égard à la règle du sacrement ou signe sensible, ce qui est tout un.

XIV. Après avoir pris le sacrifice, il ne faut pas cracher (De consec., dist. ii, Ut quid), comme on l’a dit dans la particule septième du canon, à cette parole : Novi et œterni. Il ne faut pas manger non plus l’eucharistie comme une autre nourriture ; mais il faut la tenir avec discrétion, modération et douceur, en se servant des dents de devant et en la liquéfiant avec la langue, de peur que quelque particule ne vienne à s’attacher aux dents. On pourrait aussi, en crachant, en laisser échapper une parcelle. Après la communion, le calice est aussitôt enlevé de l’autel. Sur quoi il faut remarquer que le corps du Seigneur reste sur l’autel, jusqu’à ce que les trois capitules ! soient terminées, c’est-à-dire le prologue de l’Oraison dominicale, l’Oraison dominicale elle-même, et le Libera nos, quœsumus, parce que le Seigneur reposa trois jours dans le sépulcre ; ensuite, lorsque le corps du Seigneur a été mélangé avec le vin, et que la paix est annoncée, le corps du Seigneur disparaît de l’autel, parce que le troisième jour son ame, qui descendit aux limbes pour délivrer les justes et rendre à la vie ses propres membres, revint dans son corps, et le corps du Seigneur ne fut plus trouvé dans le sépulcre, parce que le Christ ressuscita homme tout entier et en une seule fois. C’est pour marquer cela que tout-à-coup et en même temps le corps du Seigneur avec l’oblation est enlevé de l’autel et pris ensuite. C’est pour cela que le calice et le corporal sont entièrement levés de dessus l’autel, comme on l’a dit au chapitre des Pales et des Corporaux.

XV. Enfin, il faut remarquer que ceux qui doivent communier doivent avoir jeûné et s’être abstenus de chair, car, comme les âmes sont immortelles et spirituelles, on doit prendre avant tous autres aliments, les aliments spirituels ceux de la vie éternelle.

  1. On trouve dans les auteurs liturgistes et anciens Sacramentaires ou Missels divers noms pour signifier l’instrument d’or ou d’argent qu’on insérait dans le calice pour boire le précieux sang. Le plus ordinaire est celui de calamus (dont se sert Durand) ; on le trouve aussi désigné sous les noms de fistula, cannula, sipho, pipa et pugillaris. Bocquillot (Traité hist. de la Liturgie sacrée), décrit ainsi le chalumeau eucharistique dont on se servait pour la communion sous l’espèce du vin. « Le bout que l’on trempait dans le calice était large et convexe ou fait en bouton, et l’autre bout, qui se mettait dans la bouche, était plus petit et tout uni. On le tenait enfermé dans un petit sac de toile ou d’étoffe fait exprès... Après que le prêtre avait pris le corps du Seigneur il mettait le gros bout du chalumeau dans le calice, prenait le précieux ang par le petit bout, et donnait ensuite au diacre le calice et le chalumeau. Le diacre prenait le calice de la main gauche et tenait le chalumeau directement au milieu avec les deux premiers doigts de la main droite ; ils les tenait ainsi sur le côté droit de l’autel, jusqu’à ce que tout le monde, et enfin lui-même et le sous-diacre eussent communié. Il tirait ensuite le chalumeau du calice, le suçait par les deux bouts l’un après l’autre, et les donnait en garde au sous-diacre. On le lavait après avec du vin par dedans et par dehors, et on l’enfermait dans son sac, et le sac dans l’armoire avec le calice. » Le cardinal Bona (17e siècle) dit que le pape, quand il officie, se sert d’un chalumeau pour boire le précieux sang, et en laisse pour les [ministres du sacrifice, qui en prennent avec le même chalumeau ; cet usage est encore aujourd’hui en vigueur. On conçoit que la suppresion de la communion sous les deux espèces a entraîné celle du chalumeau. Il serait bien difficile de préciser l’époque à laquelle on a commencé de se servir de ces chalumeaux ; il est certain qu’ils étaient inconnus dans les premiers siècles de l’Église. Le VIe Ordre romain est le premier qui en parle, et il ne remonte pas au-delà du 10e siècle.