Rational (Durand de Mende)/Volume 2/Quatrième livre/Chapitre 47

Traduction par Charles Barthélemy.
Louis Vivès (volume 2p. 340-348).


CHAPITRE XLVII.
DE L’ORAISON DOMINICALE : NOTRE PÈRE, etc.


I. D’après ceux qui disent que la troisième partie de la messe, appelée postulationes, (demandes), commence à cet endroit : Oremus, prœceptis salutaribus moniti, et se poursuit jusqu’aux collectes, cette partie renferme cinq clauses : la première est la préface même, Oremus, prœceptis, etc. (a), ajoutée au canon par le bienheureux Grégoire ; la seconde est Pater noster, etc. ; la troisième, Libera nos quœsumus, Domine ; la quatrième, Pax Domini, et la cinquième Fiat communicatio. Comme donc Jésus dit, poussant un grand cri : « Seigneur, je remets mon esprit entre tes mains, » c’est pourquoi le prêtre, et non tout le peuple, comme cela se pratique chez les Grecs, élevant son visage vers le ciel, dit : Oremus, prœceptis[1], etc. Il ne prononce pas ces mots à voix basse, mais à haute voix, parce qu’on est sous la loi évangélique, et pour marquer que dans la loi nouvelle le Roi des cieux a parlé ouvertement et a prêché sans voile ; c’est pour cela que l’oraison dominicale et le Credo in unum Deum sont récités à haute voix, afin que tout le peuple les dise[2] et les apprenne. On en a encore donné une autre raison au chapitre de la Prédication ; mais la troisième clause, c’est-à-dire le Libéra nos, est prononcé à voix basse, pour marquer que quelquefois le Christ s’abstenait de prêcher. On donnera pourtant une autre explication de ceci tout-à-l’heure. En prononçant Pater noster, le prêtre, qui auparavant a étendu ses mains, les élève encore une fois. D’abord, en disant : Prœceptis saliitaribus moniti, etc., « Instruits par tes avertissements salutaires, » il a représenté les actions de Joseph, dont on a parlé au chapitre précédent, actions qui furent dictées par des préceptes salutaires, et qui furent accomplies par l’institution divine. Or, parce que la doctrine s’acquiert en écoutant, en méditant et en apprenant dans la tranquillité (V, q. iv. In loco), c’est pourquoi le prêtre prononce ces paroles les mains appuyées sur l’autel, en disant : Pater noster, etc., représentant le Christ apprenant à prier au peuple ; et c’est pour cela qu’à l’exemple de Moïse quand il priait, il étend les mains et les élève de nouveau, pour désigner la ferveur du cœur et l’intention droite qui s’élèvent vers Dieu. En disant : Prœceptis salutaribus, il dépose de nouveau sur l’autel le calice et l’hostie, comme on l’a dit ci-dessus.

II. Or, le pontife de l’ancienne loi, revenu vers le peuple, lavait ses habits, et cependant il était impur jusqu’au soir, comme on l’a dit dans la préface de cette partie. Ainsi le Christ, après être entré dans le Saint des saints, revient vers l’Église pour compatir à ses misères et pour lui porter secours, et il lave ses vêtements, c’est-à-dire il purifie les saints. Cependant, jusqu’à la fin du monde quelques souillures s’attacheront toujours à ses membres. Le prêtre aussi retourne vers le peuple, parce que, tandis qu’il multiplie de nouveau ses prières à haute voix, il est censé sortir dehors, et il lave et purifie ses habits, c’est-à-dire le peuple, avec ses prières, qui sont le symbole de l’eau, qui purifie. Cependant il est considéré comme impur, parce que jusqu’à sa mort il y aura toujours dans tout homme des souillures à laver.

III. Sur le point donc de prier et de montrer qu’il plaide sa cause devant Dieu, il avertit le peuple de prier pour demander ce que nous devons demander chaque jour, en disant : Pater noster. Cette oraison se trouve dans saint Mathieu (c. vi). Nous pouvons prier avec confiance, comme des enfants prient leur père, puisque c’est le Seigneur qui nous a enseigné à prier ainsi. Le prêtre donc, au nom de l’Église universelle qu’il représente, prie aussi, et, pour qu’il ne paraisse pas demander de sa propre autorité et d’une manière présomptueuse, il dit auparavant, et comme en manière de préface : Prœceptis salutaribus, etc. Or, il dit prœceptis et divina institutione, parce que c’est le Seigneur qui a institué cette prière et qui a enseigné aux apôtres à prier ainsi. C’est surtout à ce moment que nous devons prier, prosternés à terre jusqu’à la fin de l’oraison dominicale, surtout dans les jours ouvrables, et en nous tenant debout dans les jours de fête. Les trois articles suivants, c’est-à-dire Prœceptis salutaribus, Pater noster et Libera nos, symbolisent les trois jours de la sépulture du Seigneur ; c’est pourquoi nous les prononçons seulement le Vendredi saint. Dans certaines églises, pendant que le prêtre dit : Pater noster, ses mains sont soutenues par le diacre ; et quand un prélat donne la bénédiction solennelle après le Pater, ses mains sont soutenues par un diacre et un prêtre, qui représentent Hur et Aaron soutenant les mains de Moïse pendant qu’il priait, ce dont nous avons parlé au chapitre de l’Oraison. Ce fut le bienheureux Grégoire qui pensa qu’il fallait réciter sur l’hostie l’oraison dominicale après le canon, et il assure, dans son Registre[3], qu’il était inconvenant de réciter sur l’hostie une oraison composée par un scolastique (ou écolâtre), tandis que l’on omettait celle que le Seigneur lui-même avait dictée et que les apôtres avaient coutume de dire. Chez les Grecs, elle est chantée par tout le peuple, et chez nous par le prêtre seul.

IV. Or, il faut remarquer que cette oraison surpasse toutes les autres pour quatre raisons, à savoir : par l’autorité de celui qui nous l’a enseignée, qui est Jésus-Christ ; par la concision des paroles ; par la suffisance des demandes, et par la fécondité des mystères. Par l’autorité de celui qui nous l’a enseignée, parce qu’elle fut prononcée par la bouche du Sauveur lui-même, apprenant à prier à ses apôtres, et c’est pour cela qu’elle est appelée Oraison dominicale. Par la concision des paroles, parce qu’on la dit et qu’on la prononce facilement, d’après cette recommandation : « Lorsque vous priez, ne parlez pas beaucoup. » Par la suffisance des demandes, puisqu’elle renferme les choses nécessaires à l’une et à l’autre vies. Par la fécondité des mystères, parce qu’elle contient d’immenses sacrements.

V. Car, quoique le Seigneur sache ce que nous voulons, il veut cependant que nous usions de la prière vocale, pour beaucoup de raisons : Premièrement, pour exciter notre dévotion ; car ce que fait le souffle pour le charbon, les paroles que l’on prononce le font pour la dévotion. D’où vient que le Psalmiste dit : « J’ai crié vers lui avec ma voix, et ma langue a exalté son nom. » Secondement, pour l’instruction des autres, afin qu’un rideau tire un autre rideau, qui tous deux se joignent ensemble, et que celui qui entend dise : « Me voici (Extra De sac. unc., chap. i). D’où on lit : « Que votre lumière brille devant les hommes. » Troisièmement, pour la soumission de la langue, afin qu’ayant péché par la langue, nous puissions satisfaire par la langue. D’où l’Apôtre dit : « Puisque vous avez laissé vos membres servir l’iniquité et pour l’iniquité, de même permettez qu’ils servent la justice pour la satisfaction » (xlvii d., Omnes). Quatrièmement, pour rappeler le souvenir de la chose que nous avons à demander, parce qu’on obtient plus facilement ce qu’on demande avec plus d’instance (De pœn., d. i, Importunat ; xliii d., Sit rector, in fine). D’où saint Luc : « Demandez, et vous recevrez ; frappez, et on vous ouvrira. » Cinquièmement, pour la conservation de la grâce obtenue, parce que ce que l’on demande plus fréquemment, on le garde avec plus de soin. D’où : « Conserve ce que tu as, de peur qu’un autre ne reçoive ta couronne. »

VI. Or, dans cette oraison, on prie pour acquérir des biens, pour éviter des maux ; pour les biens temporels, spirituels et éternels ; pour les maux passés, présents et futurs. Touchant les biens éternels, il est dit : adveniat regnum tuum, « que ton règne arrive ; » touchant les biens spirituels : fiat voluntas tua, sicut in cœlo et in terra, « que ta volonté s’accomplisse en la terre comme au ciel ; » touchant les biens temporels : panem nostrum quotidianum da nobis hodie, « donne-nous aujourd’hui notre pain quotidien. » Les choses éternelles sont demandées en récompense ; les choses spirituelles pour nos mérites, et les choses temporelles pour nous sustenter. Touchant les maux passés : dimitte nobis debita nostra, « pardonne-nous nos offenses ; » touchant les maux présents : sed libera nos a malo, « mais délivre-nous du mal ; » touchant les maux futurs : et ne nos inducas, etc., « et ne nous induis pas en tentation. » Il faut gémir sur les maux passés, vaincre les maux présents, et se précautionner contre les maux futurs.

VIL L’oraison dominicale renferme sept demandes pour nous attirer la bienveillance de Dieu ; elles signifient les sept paroles du Christ sur la croix. La première de ces sept paroles fut : « Mon Père, pardonne-leur ; » la seconde : « Femme, voilà ton fils ; » la troisième : « Voilà ta mère ; » la quatrième, « Aujourd’hui, tu seras avec moi dans le paradis ; » la cinquième : « Eloï, Eloï ; » la sixième : « Mon Père, je remets en tes mains mon esprit ; » la septième : « Tout est consommé. » Ou bien elles signifient les sept uniques paroles que la bienheureuse Vierge, selon ce qu’on lit, prononça touchant la personne du Christ. La première est une parole de discrétion : « Comment cela se fera-t-il ? » La seconde, une parole d’humilité : « Voici la servante du Seigneur. » La troisième, une parole de salutation : « Dès que la parole de ta salutation est parvenue à mes oreilles. » La quatrième, une parole d’action de grâces : « Mon ame glorifie le Seigneur. » La cinquième, une parole de compassion : « Mon Fils, ils n’ont pas de vin. » La sixième, une parole d’instruction : « Tout ce qu’il vous dira, faites-le. » La septième, une parole d’amour : « Mon Fils, pourquoi en as-tu agi de la sorte à notre égard ? » Or, la première demande est : « que ton nom soit sanctifié ; » la seconde, « que ton règne arrive ; » la troisième, que ta volonté se fasse ; » la quatrième, « donne-nous notre pain quotidien ; » la cinquième, « et remets-nous nos dettes ; » la sixième, « ne nous induis point en tentation ; » la septième, « délivre-nous du mal. »

VIII. Et ces sept demandes, selon l’Apôtre, sont appelées septem postulationes (sept requêtes), dont les trois premières se rapportent à la patrie éternelle. C’est pour cela que le prêtre, dans certaines localités, les dit avec la préface Proeceptis salutaribus, en tenant le calice élevé. En disant : sicut in cœlo, il élève un peu plus le calice, qu’il repose ensuite sur l’autel, en disant : et in terra. Les trois dernières requêtes se rapportent à la vie présente. C’est pourquoi le prêtre les prononce quand le calice a été reposé sur l’autel. Or, les paroles qui se trouvent au milieu, c’est-à-dire panem nostrum, se rapportent à l’une et à l’autre vies. Les trois premières demandes se suivent selon l’ordre du temps, mais précèdent dans l’ordre de dignité ; les trois dernières se suivent dans l’ordre de dignité, mais pré cèdent dans l’ordre du temps.

IX. Il faut donc remarquer deux ordres dans l’oraison dominicale : l’ordre ascendant, qui a rapport aux vertus ; l’ordre descendant, qui a rapport aux dons. Car les dons descendent de haut en bas ; d’où ces paroles : « L’esprit de sagesse et d’intelligence se reposera sur lui. » Mais les vertus montent de bas en haut ; d’où l’Évangéliste dit : « Bienheureux les pauvres d’esprit, parce que le royaume des cieux leur appartient. Bienheureux ceux qui sont doux, etc. » Car le Seigneur, dans l’oraison même, a suivi un ordre artificiel de prééminence, en descendant du plus au moins ; mais les docteurs, dans l’explication de l’oraison, suivent un ordre naturel de temps, c’est-à-dire en allant du moins au plus, en parlant des choses du temps pour s’élever aux choses de l’éternité. Or, c’est ce dernier ordre que nous conserverons dans notre explication. Et ici a lieu la ligue des sept demandes, des sept vertus, des sept dons du Saint-Esprit et des sept béatitudes, contre les sept péchés capitaux opposés aux sept vertus. Car on obtient les dons par les prières, les vertus par les dons, et les béatitudes par les vertus. Les sept dons sont : la sagesse, l’intelligence, le conseil, la force, la science, la miséricorde et la crainte. Au sujet de ces dons, le Prophète dit : « Sur lui se reposera l’esprit de sagesse et d’intelligence, l’esprit de conseil et de force, l’esprit de science et de miséricorde, et il sera rempli de l’esprit de la crainte du Seigneur. »

X. Or, voici les sept vertus : la pauvreté d’esprit, la mansuétude, les larmes, la faim de la justice, la miséricorde, la pureté du cœur et la paix.

XI. Les sept béatitudes sont : le royaume des cieux, la possession de la terre, la consolation, le rassasiement, la soif de la miséricorde, la vision de Dieu, la filiation divine. De ces vertus et de ces béatitudes réunies, le Seigneur dit de la première vertu : « Bienheureux les pauvres d’esprit, parce que le royaume des cieux est à eux. » De la seconde : « Bienheureux ceux qui sont doux, parce qu’ils posséderont la terre. » De la troisième : « Bienheureux ceux qui pleurent, parce qu’ils seront consolés. » De la quatrième : « Bienheureux ceux qui ont faim et soif de la justice, parce qu’ils seront rassasiés. » De la cinquième : « Bienheureux les miséricordieux, parce qu’ils obtiendront miséricorde. » De la sixième : « Bienheureux ceux qui ont le cœur pur, , parce qu’ils verront Dieu. » De la septième : « Bienheureux les pacifiques, parce qu’ils seront appelés les enfants de Dieu. »

XII. Or, les sept péchés capitaux sont : la vaine gloire ou l’orgueil, la colère, l’envie, la paresse (acidia)[4], l’avarice, la gourmandise, la luxure, qui furent symbolisés dans les sept peuples qui possédaient la terre promise à Israël, à savoir : l’Ethéen, le Gergézéen, l’Amorrhéen, le Chananéen, le Ferezéen, l’Enéen et le Jébuséen. L’homme donc est-il malade, Dieu est son médecin : les vices sont les langueurs, les demandes sont les plaintes, les dons sont les antidotes, les vertus sont la santé, les béatitudes sont les félicités et les joies. Ces sept vices sont mis en fuite par les sept demandes de l’oraison, comme on le montrera plus bas. Mais venons à l’explication de l’oraison elle-même ; et remarque que dans certaines églises, pendant que les sept demandes ont lieu, le diacre se tient incliné, attendant la communion ; en quoi il symbolise les apôtres, qui, après la mort du Christ, pendant sept semaines, attendirent la confirmation de l’Esprit. Or, le sous-diacre ne dit rien, parce que les saintes femmes, le jour du sabbat, qui est le septième de la semaine, gardèrent le silence.

  1. Cette préface est très-ancienne. S. Jérôme y fait allusion, lorsqu’il dit que Jésus-Christ a ainsi appris aux apôtres d’oser dire tous les jours, dans le sacrifice de son corps : « Notre Père, qui êtes aux cieux » (*) ; et elle est presque en propres termes dans S. Cyprien (**), qui remarque que Jésus-Christ, parmi ses instructions salutaires et ses divins préceptes, nous a donné la forme de la prière et nous a instruits de ce qu’il fallait demander.
    (*) Sic docuit apostolos suos, ut quotidie in corporis illius sacrificio credentes audeant loqui : Pater noster, etc. (lib. III contra Pelag.).
    (**) De Orat. domin.
  2. Dans l’Église grecque, le Pater est chanté par tous les assistants ; ce qui s’observait de même autrefois dans les Gaules (Greg. Turon., lib. 2, De Miraculis S. Martini).
  3. Ou Sacramentaire, publié par D. Hugues Ménard.
  4. Selon Cassien (lib. 10, De Cœnob. Instit., cap. 1, et collat, 5, cap. 2, 9), on doit entendre par acedia, accidia, acidia, « l’ennui et l’angoisse du cœur qui s’emparent des anachorètes et des moines dispersés dans la solitude. » Selon S. Jérôme (ep. 4), c’est une espèce de mélancolie qui s’attaque surtout aux moines, et que le grand docteur définit ainsi : Sunt qui humore cellarum, imnoderatisque jejuniis tædio solitudinis, ac nimia lectione, dum diebus ac noctibus auribus suis personant, vertuntur in melancholiam, et Hippocratis manis fomentis, quam nostris monitis indigent. — S. Althelme, dans son poème latin Des huit principaux vices, dit (n° 6), en parlant de l’accidia :

    Hinc aciem sextam torpens accidia ducit,
    Otia quæ fovet, et somnos captabit inertes,
    Importuna simul verborum frivola sontum,
    Instabilis mentis gestus, et corporis actus :
    Inquietudo simul stipulatur milite denso.

    Césaire d’Heisterbac ( lib. 4, cap. 27) définit l' acedia et donne l’étymologie de ce mot en ces termes : Acedia est ex confusione mentis nata tristitia, sive tædium et amaritudo animi immoderata, qua jucunditas spiritalis extinguitur, et quodam desperationis præcipitio mens in semetipsa subvertitur ; dicitur autem cedia, quasi acida, eo quod opera spiritualia nobis acida redat et insipida.

    Le vieux traité de morale manuscrit qui a pour titre le Miroir, dit : Liquars pechié de Pereche, con apele en clerkois, accide.