Rational (Durand de Mende)/Volume 2/Quatrième livre/Chapitre 20

Traduction par Charles Barthélemy.
Louis Vivès (volume 2p. 116-121).


CHAPITRE XX.
DE L’ALLELU-IA.


I. Et comme la consolation suit la tristesse, « car bienheureux ceux qui pleurent, parce qu’ils seront consolés, » c’est pourquoi après le graduel on chante l’Allelu-ia, qui est un cantique d’allégresse qu’on entendit chanter aux anges, ainsi qu’on le lit dans l’Apocalypse, chap. xix. Et comme aussi l’ascension de vertu en vertu, que nous avons dit être symbolisée par le graduel, serait souvent ennuyeuse s’il ne s’y mêlait pas de la joie, comme dans le voyage des enfants d’Israël, qui coururent de grands périls d’étape en étape, c’est pourquoi après le graduel on chante l’Allelu-ia. On lit au livre de Tobie, vers la fin : « Tes places seront pavées d’un or pur et brillant, et le long de tes rues on chantera Allelu-ia. »

II. Or, l’Allelu-ia est le chant de louange des anges ; c’est une courte phrase qui renferme une grande joie ou qui invite à l’allégresse. Or, l’Église pousse de grands cris, parce qu’elle sait qu’il reste encore une longue route à fournir jusqu’à la montagne de Dieu, appelée Oreb, qui veut dire table ; car elle craint que les fidèles s’endorment dans la foi et fondent un veau d’or, c’est-à-dire se laissent corrompre par les biens du temps.

III. Alléluia est un mot hébreu qui symbolise plutôt qu’il n’exprime l’ineffable joie qu’éprouvent ceux qui sont pèlerins en cette vie, joie qui est celle des anges et des hommes déjà placés dans le bonheur éternel que l’œil n’a point vu, que l’oreille n’a pas entendu, et que le cœur de l’homme n’a jamais ressenti. Selon Innocent III (lib. ii, cap. xxxi), l’explication de ce mot est contenue dans le psaume cxii, qui a pour titre : Allelu-ia, et qui commence par ces mots : Laudate, pueri, Dominum ; et selon lui Allelu-ia veut dire : « Enfants, louez le Seigneur. »

IV. Augustin l’explique ainsi : Al sauf, le moi, lu fais, ia Seigneur : « Seigneur, sauve-moi ; » salvum me fac, Domine. Selon Jérôme, Allelu-ia vient de alle chanter, lu louange, Ia au Seigneur : « Chanter les louanges du Seigneur. » Grégoire traduit ainsi : Alle le Père, lu le Fils, Ia l’Esprit saint ; ou bien : Alle la lumière, lu la vie, ia le salut. Maître Pierre d’Auxerre : Al Très-Haut (Altissimus), le il fut élevé sur la croix, lu les apôtres pleuraient (lugebant), ia il est déjà ressuscité. Pierre Comestor dit, sur App. et Augustin, dans sa Glose du Psautier ou des Psaumes (psalterii), qu’allelu-ia est un verbe au temps de l’impératif, et qu’il signifie allelu louez, Ia l’Universel, ou Ia l’Invisible, c’est-à-dire Dieu, comme si l’on disait : « Louange du Dieu invisible. » Et parce qu’Allelu-ia est en quelque sorte le nom propre de la future béatitude, on le dit à juste titre plus particulièrement et plus fréquemment au temps de Pâques, où le Christ, en ressuscitant, nous a donné l’espérance et la promesse de la béatitude, comme on le dira bientôt.

V. Jadis ce n’était pas la coutume de l’Église romaine de chanter l’Allelu-ia à la messe en d’autres temps ; mais cet usage fut établi ou plutôt rétabli par le bienheureux Grégoire. Car cette coutume, qui remontait au temps du pape Damase, était tombée en désuétude. Saint Jérôme dit que l’Allelu-ia que l’on chante à la messe a été emprunté à l’Église de Jérusalem. Nous chantons donc l’Allelu-ia après le graduel, comme un cantique d’allégresse après le deuil de la pénitence, en faisant tous nos efforts pour exprimer la grandeur de la consolation qui est préparée pour ceux qui pleurent, selon cette parole : « Bienheureux ceux qui pleurent, parce qu’ils seront consolés. » On crie Allelu-ia plutôt qu’on ne le chante, et nous prolongeons en plusieurs neumes une courte syllabe qui est à elle seule une belle instruction, afin que l’ame étonnée soit remplie de ces sons agréables et soit ravie jusqu’au lieu où elle aura toujours une vie sans mort et un jour sans nuit.

VI. Allelu-ia est peu de chose en paroles et long en neume[1], parce que la joie éternelle est trop étendue pour qu’on puisse trouver assez de termes pour la développer. Le neume (pneuma) ou cri de joie qui termine l’Allelu-ia exprime la joie et l’amour des fidèles, et la grandeur de l’allégresse et de la louange qui ont été les conséquences de l’audition de la parole de Dieu et de la foi en sa prédication, selon cette parole : « Sion a entendu, et elle s’est réjouie, etc. ; » et dans les cantiques : « Nous tressaillerons et nous nous réjouirons en toi. » On dira, dans la préface de la cinquième partie, ce que c’est que le neume. Quand on doit chanter la séquence, on ne dit pas le neume après l’Allelu-ia, comme on le verra au chapitre de la Séquence. L’Allelu-ia peut encore se rapporter à l’enthousiasme de ceux qui se réjouissaient des miracles du Christ, louant le Seigneur et disant : « Nous avons vu aujourd’hui des choses prodigieuses, et le Seigneur a visité son peuple. » Alors, en effet, on chantait hautement Allelu-ia, parce que le peuple ayant vu, loua Dieu et se réjouissait de tout ce que le Christ faisait de glorieux. D’où vient qu’on ne chante pas l’Allelu-ia depuis la Septuagésime jusqu’à Pâques, parce que dans le temps de la tristesse on ne doit pas chanter un chant d’allégresse, comme on le dira dans la préface de la sixième partie. Quand on répète l’Allelu-ia en y intercalant un verset et qu’on le dit ainsi deux fois à la messe, cela désigne la joie de la vie éternelle, et que les saints, au milieu de leurs transports d’allégresse, reçoivent deux robes de gloire, l’une pour leur ame, l’autre pour leur corps. Car c’est à cause de la robe de l’ame que les saints seront dans la joie, se voyant comblés de gloire, et qu’ils se réjouiront dans le repos de leurs lits ; et par rapport à la robe de leur chair ils brilleront et étincelleront comme des feux qui courent au travers des roseaux. On parlera de cela dans la sixième partie, à l’article du Samedi in albis[2]. Donc, le verset ne doit avoir rien de sinistre ou de triste, mais résonner tout entier comme un chant agréable et doux, comme, par exemple : « Le Seigneur a régné, et a été revêtu de gloire et de majesté. — Que la terre tressaille de joie, que toutes les îles se réjouissent. — Chantez dans de saints transports à la gloire de Dieu, vous tous habitants de la terre, etc. — Le juste fleurira comme le palmier, etc. — Dieu essuiera toutes les larmes de leurs yeux, et il n’y aura plus aussi là ni pleurs, ni cris, ni afflictions. »

VII. Le verset s’appelle ainsi du verbe revertere, retourner, revenir, parce que c’est par lui que nous retournons à l’Allelu-ia, et qu’il est ensuite suivi d’un autre Allelu-ia ; et il signifie qu’on doit joindre les œuvres aux paroles de louange, parce que celui qui cesse de faire bien ne loue pas bien Dieu. La répétition de l’Allelu-ia avec le neume symbolise la louange et la joie ineffable de la patrie. En quelques églises, l’Allelu-ia est chanté par des enfants, et le graduel par des hommes, pour marquer que Dieu tire sa plus parfaite louange de la bouche des enfants, es qui a fait dire au Psalmiste : « Enfants, louez le Seigneur, » dans un psaume qui a pour titre : Allelu-ia. Or, ceux qui sont enfants louent dignement le Christ, et ceux qui sont forts dans la foi et dans le support des adversités, qui peuvent combattre contre les Amalécites, ceux-là doivent chanter le graduel.

VIII. Sur quoi il est à noter que ce sont d’autres chantres qui dirigent les chants du chœur avec leur grande voix ; ils représentent les gouverneurs de l’Église, qui louent Dieu et invitent les autres de la voix et de l’exemple à le louer ; ces autres, ce sont les enfants qui chantent le graduel sur les degrés de l’autel ou en élevant successivement la voix (in gradibus). Les premiers marchent à grands pas de vertu en vertu, gravissant les degrés (gradibus) de la charité, et invitant les autres à la componction. En chantant le verset ils brûlent les pensées qui reviennent les assaillir, et en le terminant ils font entendre qu’ils ont combattu un bon combat et qu’ils ont achevé leur course. Dans d’autres églises, ce sont des hommes d’un âge mûr qui chantent ensemble l’Allelu-ia ou le trait au pupitre ; ils représentent les contemplatifs, qui affligent leur chair et qui châtient leur ame, et dont la vie, qui est aux cieux, n’est pas la vie des hommes, mais celle des anges. Mais ils ne chantent pas seuls la séquence : tout le chœur réuni la dit à pleine et joyeuse voix, parce qu’une joie éternelle et ineffable sera commune aux anges et aux hommes. On devrait aussi chanter l’Allelu-ia sur les marches de l’autel et dans la direction de l’orient ; et comme l’Allelu-ia est le symbole de la vie contemplative, on doit le chanter en un endroit plus élevé que le répons, qui désigne la vie active. Dans certaines églises, celui qui chante l’Allelu-ia tient quelque chose à la main pour montrer qu’il loue Dieu, non-seulement de bouche, mais encore d’action ; ou bien il bat la mesure en frappant ses mains l’une contre l’autre, selon cette parole du Psalmiste : « Nations, frappez des mains toutes ensemble ; chantez la gloire de Dieu par des cris d’allégresse. » Dans la plupart des églises aussi, on chante trois fois l’Allelu-ia en l’honneur de la Trinité, les dimanches, avec ces paroles : Benedictus ou Qualis Pater, afin d’arriver, par une joyeuse profession de foi, au ciel, terme de l’espérance. Et remarque que souvent nous omettons l’Allelu-ia du dimanche, depuis la Pentecôte jusqu’à l’Avent, parce que les graduels sont à cette époque disposés dans un autre ordre que dans le reste de l’année ; et voilà pourquoi un chantre soigneux fera attention à cette différence, et assignera à chaque office les Allelu-ia qui s’y rapportent.

  1. In pneuma ; neuma ou pneuma est un mot grec qui signifie le souffle, la respiration, une suite ou un port de voix ; et quand on soutient la voix pour exprimer quelques sentiments de joie, cela s’appelle, parmi les Latins, jubilatio : car « la jubilation, dit S. Augustin, n’est autre chose qu’un son de joie sans paroles (*). — Ceux qui se réjouissent aux champs, en recueillant une abondante moisson ou en faisant une copieuse vendange, chantent, et quittent souvent les paroles pour ne faire retentir que des sons » (**). L’assemblée des Juifs et des chrétiens s’est aussi répandue souvent à l’égard de Dieu en cette espèce de jubilation, qui fait entendre qu’on voudrait produire au dehors ce qu’on ne peut exprimer par des paroles. C’est un langage ineffable ; et « à qui peut-on plus proprement adresser un tel langage qu’à Dieu, qui est ineffable ? Il faut le louer : les paroles nous manquent. Que nous reste-t-il donc que de nous laisser aller à la jubilation, afin que le cœur se réjouisse sans paroles, et que l’étendue de la charité ne soit pas restreinte par des syllabes ? » (***).
      L’Ordre romain et Amalaire nous apprennent que cette jubilation ou ces notes redoublées sur le dernier a de l’alleluia s’appellent sequentia, c’est-à-dire suite de l’alleluia (****). Amalaire (*****), Etienne d’Autun (******) et l’abbé Rupert (*******) remarquent que cette jubilation sans parole nous rappelle l’état bienheureux du ciel, où nous n’aurons plus besoin de paroles, mais où la seule pensée fera connaître ce qu’on a dans l’esprit.

    (*) Sonus quidam est lætitiae sine verbis (S. Augustin, in psalm. 99, n° 4).

    (**) Maxime jubilant qui aliquid in agris operantur copia fructuum jocundati, etc. (S. Augustin, ibid.).

    (***) Quem decet ista jubilatio, nisi ineffabilem Deum ? Ineffabilis enim est quem fari non potest, et tacere non debes ; quid restat, nisi ut jubiles, ut gaudeat cor sine verbis et immensa latitudo grandiorum metas non habeat syllabaram (S. Augustin, in psalm. 32, n° 8).

    (****) Sequitur jubilatio quam sequentiara vocant (Ordo rom.).

    (*****) Lib. 3, cap. 16.

    (******) De Sacram. altaris, cap. 12.

    (*******) Offic, divin., lib. 1, cap. 35.

  2. C’est le samedi de la semaine de Pâques,