Rapports sur la grippe espagnole, ses symptômes cliniques, son microbe, son traitement/01

RAPPORT À L’ACADÉMIE DE MÉDECINE DE PARIS
DU DOCTEUR J. V. GILLARD, DE LA FACULTÉ DE PARIS
116, BOULEVARD GAMBETTA, NICE





LA GRIPPE ESPAGNOLE
Son Traitement curatif et son Traitement préventif
par la SÉROTHÉRAPIE




Il sévit dans toute l’Europe, et dans l’Amérique, deux formes cliniques de la grippe que l’on confond sous le nom de Grippe Espagnole.

Chacune de ces formes cliniques exigeant un traitement spécial, il importe de faire ressortir les caractères cliniques qui permettront de les différencier et de les reconnaître.

La première de ces formes cliniques est représentée par la grippe ordinaire, semblable à la grippe de 1840, 1860 et 1889, grippe qui donne peu de mortalité.

La seconde de ces formes présente elle-même plusieurs variétés, suivant qu’elle frappe le poumon, l’intestin, le cerveau. Il y a enfin la variété septicémique. Cette seconde forme clinique de la grippe, je l’appellerai la Grippe Violette, en attendant que la bactériologie nous renseigne exactement sur sa nature.

CARACTÈRES DIFFÉRENTIELS
DE CES DEUX FORMES CLINIQUES


1o — Le principal caractère qui différencie ces deux formes est la couleur du visage. Dans la grippe ordinaire, quelles que soient la température et les complications, la coloration du visage reste normale, elle est blanche.

Au contraire, dans la seconde forme, dès les premières heures, le visage est coloré fortement en rouge violet. Cette teinte augmente graduellement en même temps que l’état du malade s’aggrave. Ces malades meurent tous violets (cette coloration anormale du visage existe dans les formes septicémiques et gastro-intestinales en dehors de toutes lésions pulmonaires). C’est pour cette raison que je propose de l’appeler la grippe violette.

2o — La grippe ordinaire débute toujours par des maux de gorge, rhumes de cerveau, courbatures fébriles.

La grippe violette ne débute jamais par des maux de gorge et de la courbature. Immédiatement la température monte à 39°, 40°, le sujet se plaint de violents maux de tête et il tousse légèrement dans les variétés pneumoniques et septicémiques. Dans la variété gastro-intestinale, le malade se plaint immédiatement de violentes douleurs dans le ventre avec suppression des matières et des gaz.

3o — Dans la grippe ordinaire, je n’ai pas noté de congestion du foie appréciable, tandis que dans la grippe violette le foie est extrêmement douloureux (point vésiculaire et région hépatique).

4o — Alors que dans la grippe ordinaire les récidives sont fréquentes, je n’ai pas encore observé un malade atteint de grippe violette qui ait récidivé. Une grippe ordinaire peut être suivie d’une grippe violette pendant la maladie, pendant la convalescence et même plus tard. Je n’ai pas noté de grippe ordinaire à la suite de grippe violette ; celle-ci semble donc conférer l’immunité.

5o — Dans le mode de propagation, il doit également exister une différence. La grippe ordinaire semble exclusivement se propager par l’air ; la grippe violette, par ses caractères de soudaineté, de gravité immédiate, ferait songer à la propagation par piqûres, par inoculation (puces, punaises, etc.).

Voici très brièvement énoncés, les principaux caractères distinctifs de ces deux formes de la grippe. Je ne doute pas qu’il en existe d’autres ; mais je me contente de signaler cette dualité dans le but de faire comprendre la nécessité d’instituer deux traitements complètement différents, suivant que l’on se trouvera en présence d’une grippe ordinaire ou d’une grippe violette.


TRAITEMENTS
a/  DE  LA  GRIPPE  ORDINAIRE


Son traitement est connu et je n’insisterai pas ; je rappellerai seulement que deux médicaments agissent particulièrement dans cette forme : les cachets de salicyliate d’analgésine et les injections de Gaïarcine. Employés dès le début ces deux médicaments suffisent à enrayer l’infection en quelques jours. Rester au chaud et boire des boissons légèrement alcoolisées.


b/    DE LA GRIPPE VIOLETTE


Je commencerai par rappeler ce qu’il ne faut pas faire :

a/ 1o — S’abstenir de purgations qui, avec le foie congestionné dès le début, aggraveraient la maladie et diminueraient la résistance du malade.

2o — S’abstenir de toute boisson alcoolisée, pas une goutte d’alcool, de vin, qui augmenterait la congestion générale qu’il faut combattre avec énergie.

3o — S’abstenir de tout médicament antithermique et analgésique : aspirine, pyramidon, antypérine et quinine qui n’ont aucune action sur la température et la céphalée et qui peuvent entraîner des troubles graves du côté des reins.

b/ Ce qu’il faut faire :

1o — Immédiatement, dès qu’on est en présence d’une grippe violette, faire une saignée de 500 grammes environ par 60 kilos. Chez les malades affaiblis, j’ai remplacé cette saignée par des sangsues : dix sur la région hépatique dès le premier jour, cinq sur le rein (triangle de Jean Louis Petit) le 2me jour et enfin cinq sur le deuxième rein, le 3me jour.

2o — Des enveloppements froids du thorax, avec de l’eau sinapisée, de l’eau vinaigrée par moitié, enfin avec de l’eau sédative (je fais un enveloppement toutes les fois que la température dépasse 38° et au moins un enveloppement toutes les deux heures pendant les trois premiers jours).

3o — Potion à l’oxyde blanc d’antimoine ou au kermès, ces deux médicaments m’ont donné les meilleurs résultats.

4o — Si les urines ne contiennent pas d’albumine, faire la tisane suivante :

Stigmates de maïs 
20 grammes } pour un paquet no 3
Poudre de feuilles de digitale 
30 centigrammes


à mettre un paquet dans un litre d’eau bouillante et à prendre en 24 heures.

5o — Injections d’huile camphrée et strychnine, si le cœur a besoin d’être soutenu.

6o — Lavage intestinal, trois fois par jour, avec un liquide tiède, soit une décoction de graines de lin, ou une légère infusion d’eucalyptus.

Régime — Café et thé, très légers.


TRAITEMENTS SÉROTHÉRAPIQUES
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TRAITEMENT CURATIF


Devant la gravité de la grippe violette, je n’ai pas hésité un instant à employer les sérums antistreptoccique, antidyphtérique et le sérum de Yersin. Ces trois sérums m’ont donné des résultats également parfaits, néanmoins, je donne la préférence au sérum de Yersin.

Technique. — Immédiatement après la saignée, je fais une injection sous-cutanée de 20 centimètres cubes de sérum, le lendemain matin, j’injecte de nouveau 20 centimètres cubes. Dans les cas d’extrême urgence ces doses peuvent être beaucoup plus grandes sans inconvénient.

Je fais ces injections sous la peau de la cuisse elles sont mieux supportées qu’au niveau du flanc.

Résultats. — La température et la céphalée cessent rapidement, les malades peuvent dormir ; ces améliorations apparaissent de 24 à 48 heures après l’injection. L’expectoration est plus facile : chez deux de mes malades, j’ai remarqué dans les crachats une membrane ressemblant à du papier de soie, la dernière de ces membranes expectorée mesurait 2 centimètres sur 4, elle a été expectorée 48 heures après l’injection de sérum. J’ai noté que la convalescence était plus courte et qu’il y avait moins de complications chez les malades traités par le sérum.

C’est, en somme, à l’emploi de ces sérums que j’attribue le succès de mon traitement : pas un décès depuis deux mois sur 232 malades soignés.


TRAITEMENT PRÉVENTIF — La Vaccination


C’était en 1911, j’avais cette année une épidémie de rougeole donnant des complications broncho-pulmonaires graves et la mortalité était grande.

Je conseillai alors à ma clientèle de faire vacciner tous les enfants, l’épidémie cessa rapidement.

En recherchant l’âge où les affections épidémiques frappent principalement les enfants, j’ai constaté les résultats suivants :

Pour la diphtérie, de 3 ans à 8 ans
scarlatine, de 5 à 10 ans
rougeole, de 3 à 5 ans
rubéole, de 3 à 5 ans
varicelle, de 3 à 6 ans

Il s’en suit donc que l’enfant, dans ses premières années, jouit d’une immunité générale contre les affections épidémiques. J’attribuai cette sorte d’immunité à la vaccination contre la variole et j’étais persuadé que cette vaccination, en rendant l’organisme plus apte à se défendre contre la variole, le rendait également beaucoup plus résistant aux affections épidémiques.

Imbu de ces idées, je conseillai autour de moi de faire vacciner, avec le vaccin ordinaire, pour combattre l’épidémie de grippe actuelle. Malheureusement, lorsqu’il est nécessaire de vacciner les adultes, les résultats sont tels qu’il semble inutile d’y recourir. C’est à peine, en effet, si 10% des personnes vaccinées voient leur vaccin se développer.

C’est devant ces résultats que je pensai à remplacer le vaccin ordinaire par le sérum vaccin de Haffkine.

Celui-ci, en effet, injecté directement sous la peau produit chez tous les sujets une réaction à laquelle j’attribue le pouvoir de conférer une certaine immunité contre toutes les maladies épidémiques.

Technique. — Ces injections seront faites à la cuisse et non au flanc, la résorption se fait mieux, le sujet souffre moins.

Doses. — Pour les adultes bien portants on injecte un centimètre cube.

Pour les malades délicats et les jeunes gens de 16 à 20 ans, un demi centimètre cube.

Enfin, pour les enfants, j’ai employé la technique suivante : je mélange 2 centimètres cubes de vaccin d’Haffkine avec 20 centimètres cubes de sérum Yersin et j’injecte 1/4 de centimètre cube par 2 années d’âge.

Accidents. — Sur 500 vaccinés de la sorte, je n’ai noté que deux urticaires graves apparus 10 jours après la vaccination. Il s’agissait d’une femme de 65 ans, très débilitée, à laquelle j’avais injecté 1/4 de centimètre cube de vaccin ; une fillette de 10 ans présenta également de l’urticaire. Elle avait déjà présenté, à l’âge de 5 ans, de l’urticaire à la suite d’une injection de sérum antidyphtérique.

Pour éviter ces accidents chez les sujets très débilités ou qui réagissent mal au sérum, je conseille une purgation d’huile de ricin, six jours après la vaccination et un régime alimentaire assez sévère.

J’ai également noté chez trois sujets de la céphalée intense et de la température 38° à 39°5. Ces accidents ne persistèrent pas au-delà de 48 heures. Le traitement de ces accidents consistent en lavements évacuateurs, à se tenir à la diète et au chaud.

Résultats. — Sur 500 vaccinés vivant au milieu de grippés, pas un cas de grippe ne s’est déclaré, même légère.

Conclusion. — Ce vaccin d’Haffkine agit-il d’une façon spécifique ou confère t’il simplement une sorte d’immunité générale ? Je n’en sais rien. Mais il semble que nous avons là un moyen facile à employer et qui paraît actif pour préserver de la grippe sous ces deux formes.

Il serait donc urgent d’en faire un essai sur un grand nombre de personnes de façon à être fixé rapidement sur l’efficacité du vaccin. Ce qu’il importe, c’est de savoir s’il agit sans nous soucier de connaître comment il peut agir.

Nice, 25 octobre 1918


Dr GILLARDNice, le 2 Novembre 1918
de la Faculté de Paris
ChirurgienMonsieur le Secrétaire Général
de l’Académie de Médecine de Paris
Monsieur,

J’ai pris la liberté de vous adresser le rapport ci-joint pour que vous le déposiez sur les bureaux de l’Académie de Médecine.

J’aurais bien voulu m’adresser à l’un de mes Maîtres, pour que mon rapport fut présente directement. Malheureusement depuis la guerre, j’ignore où ils se trouvent, si leurs occupations leurs permettraient cette présentation. Je vous laisserai le soin de faire le nécessaire, certain que l’intérêt qui s’attache à ce rapport ne vous échappera pas.

J’ai décrit dans mon rapport deux formes cliniques de la grippe actuelle. Dans ma conviction, il s’agit de deux maladies absolument différentes : l’une la grippe ordinaire, l’autre une maladie beaucoup plus grave que certains caractères permettraient de rapprocher de la peste pneumonique.

Veuillez agréer, avec mes remerciements, mes salutations respectueuses.

Signé : GILLARD



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