Racine (Larroumet)/Partie 2/Chap I

Librairie Hachette (Les Grands Écrivains français) (p. 133-150).

CHAPITRE I

ORIGINALITÉ DE RACINE. — LA TRAGÉDIE DE PASSION.

Dans toutes les littératures, les genres se forment par un long travail que poursuivent en commun la marche générale de la civilisation, l’esprit de chaque peuple, un grand nombre d’écrivains plus ou moins obscurs. Les hommes de génie profitent de ce travail ; ils y ajoutent beaucoup en une seule fois, mais ils recueillent un héritage. On les appelle créateurs, et l’on a raison, car ils mettent l’ordre dans un chaos, mais un chaos où les germes de fécondité ont été accumulés par leur race et leurs devanciers. En ceci comme en tout, la nature ne fait pas de sauts.

Et lorsque, dans le même genre, se produit une succession de grands écrivains, comme il est arrivé, pour la tragédie, en Grèce et en France, chacun d’eux, de quelque empreinte originale qu’il marque son œuvre, a commencé par suivre la trace de ses prédécesseurs immédiats. Ce que Sophocle et Euripide doivent à Eschyle, Racine le doit à Corneille.

Lorsque, en 1636, le Cid vint donner à la tragédie française le premier de ses chefs-d’œuvre, il y avait plus d’un siècle que, dans tous les pays de l’Europe, le genre tragique cherchait ses conditions d’existence. En Italie, chez les héritiers directs de la tradition gréco-latine, le drame s’efforçait d’appliquer la poétique des anciens, mais les grands écrivains lui manqueront jusqu’au bout. En Espagne et en Angleterre, il avait hésité entre la tradition classique et l’invention nationale. Celle-ci l’emportait, sous l’influence de causes très diverses dont les principales furent, pour l’Espagne, l’amour passionné de l’énergie et, pour l’Angleterre, l’individualisme. En France, où dominait le besoin de la vie sociale, c’est-à-dire la subordination en toutes choses de l’individu à l’État, le théâtre se disciplinait à l’exemple du royaume et, avec la force créatrice qui manquait à l’Italie, suivait la tradition gréco-latine. La tragédie française allait reprendre les règles essentielles de la tragédie grecque, en les adaptant à un état social différent.

Tout le dix-septième siècle, sur la foi des humanistes, a cru que ces règles avaient été formulées par Aristote, et il en a fait la trinité sacro-sainte de temps, de lieu et d’action. En réalité, ni les tragiques grecs ni Aristote n’entendaient les lois du poème tragique comme les humanistes et nos poètes classiques : la civilisation et le théâtre d’Athènes différaient trop complètement de la société et de la scène françaises pour qu’une telle parité fût autre chose qu’une illusion. Si nos poètes avaient les yeux fixés sur les modèles grecs, ils suivaient sans en avoir conscience une force supérieure à toute imitation, l’influence de leur temps. Les trois unités sont le résultat d’une fusion entre l’esprit antique et l’esprit moderne. Cette religion littéraire s’est formée, comme toute religion, par le travail de plusieurs générations sur des traditions d’abord confuses, peu à peu codifiées en corps de doctrine, enfin amenées à l’état de dogmes immuables. Volontiers les hommes croient que les théologies et les rhétoriques ont été formulées d’un seul coup. En réalité, elles sont le résultat d’un long devenir, qui se fixe à un moment de l’histoire.

C’est ainsi que, aux environs de 1636, la tragédie française se trouvait constituée. Elle achevait la séparation complète des deux éléments dramatiques, le sérieux et le plaisant. Elle renonçait aux vastes tableaux embrassant toute une époque et toute une existence, pour concentrer son effort sur des crises rapides et des faits circonscrits. Elle employait un petit nombre de personnages, tous intéressés à l’action. Elle resserrait cette action, en élaguant tout ce qui pouvait en retarder la marche logique. Elle la plaçait dans un seul lieu, afin d’obtenir plus de clarté, de rapidité et de vraisemblance. Pour le même motif, elle lui donnait une durée de vingt-quatre-heures, la pièce étant censée se continuer dans l’intervalle des actes. Elle employait la forme oratoire, en éliminant le lyrisme et le pittoresque, comme moins dramatiques, car le théâtre a pour but de nous montrer des personnages parlant devant nous. Cette éloquence dramatique était raisonneuse, comme l’esprit de notre race, amplement développée et alternée, comme le dialogue réglé par les bienséances dans la vie réelle, noble à l’image d’une société où la vie de cour servait de modèle. Elle s’efforçait de peindre les âmes. Elle étudiait toutes les passions, mais en les groupant autour de l’amour, qui leur donne plus de force. Elle choisissait ses sujets dans la légende et dans l’histoire, moitié par imitation de la tragédie antique, moitié parce que l’éloignement élève l’intérêt. Pour les mêmes motifs, elle mettait en scène des personnages de grande condition.

Corneille avait pris la tragédie au moment où elle arrivait à la perfection technique, mais avant qu’elle l’eût atteinte. Assez longtemps encore on discutera sur les règles, parce que la formation de la tragédie, dont ces règles n’étaient que la définition, n’est pas terminée. Corneille cherchait de très bonne foi à les appliquer, mais il n’y réussissait qu’à moitié, car, outre qu’elles étaient encore obscures, elles contrariaient quelques-unes de ses tendances. Il avait dû son premier chef-d’œuvre à un sujet espagnol, et le théâtre espagnol, par son goût exclusif pour l’action et les scènes historiques, suivait une direction contraire à celle de la tragédie française. Lui-même aimait beaucoup l’histoire, et il y prenait des sujets si copieux que, même en les choisissant avec un grand sens du théâtre, il lui fallait de grands efforts pour les resserrer dans les limites de temps, de lieu et d’action. De là ses gaucheries. Ses chefs-d’œuvre et les pièces de sa décadence sont le résultat tantôt d’un accord, tantôt d’un conflit entre la nature de son génie et l’état de formation où il avait pris la tragédie. Ses chefs-d’œuvre toutefois étaient la consécration du genre, et, jusqu’au bout, à travers les perfectionnements et les altérations, dans le progrès et la décadence, la tragédie française restera ce qu’elle était devenue entre ses mains.

Cette forme commune, où chacun mettait son âme, grande ou médiocre, Corneille l’avait remplie d’héroïsme. Le héros est celui qui pense et agit grandement, d’après un idéal de vertu et de noblesse. Par suite, la faculté maîtresse du héros est la volonté. Et ses plus belles victoires sont celles qu’il remporte sur lui-même, car, s’il est héros, il est homme et il a des passions.

De toutes les passions, la plus universelle et la plus forte est l’amour, dont la tragedie française faisait son principal ressort. L’intérêt de la tragédie cornélienne est donc dans la lutte du héros contre l’amour et, accessoirement, contre les sentiments, légitimes ou coupables, qui font obstacle à une vertu dominante. D’un seul mot, le ressort constant de la tragédie cornélienne est la lutte de la volonté contre la passion au profit du devoir. Dans le Cid, l’honneur et le devoir filial luttent contre l’amour ; dans Horace, le patriotisme lutte contre l’amour et le sentiment de la famille ; dans Cinna, le devoir filial et la clémence luttent contre l’amour et la vengeance ; dans Polyeucte, l’enthousiasme religieux lutte contre l’amour conjugal.

Racine prend la tragédie au point où Corneille l’a portée ; mais, par le fait du progrès réalisé et de son génie propre, il observe avec une aisance parfaite les lois qui gênaient son devancier. En outre, l’âme qu’il donne à sa tragédie est toute différente de celle qui inspire la tragédie cornélienne. À l’héroïsme, c’est-à-dire à la volonté luttant contre la passion, il substitue la passion et, au premier rang, l’amour, tendant à se satisfaire. Il maintient la volonté comme ressort principal de l’action, car l’intérêt dramatique résulte surtout d’un conflit de volontés, mais il l’emploie autrement : il la montre luttant contre les obstacles qui s’opposent à la passion.

Cette manière nouvelle d’entendre la tragédie résulte, en grande partie, de la double éducation, janséniste et grecque, reçue par Racine.

Les trois unités ont pour but d’en produire une seule, l’unité d’intérêt, et elles atteignent ce résultat par la simplicité logique de l’action. Simplicité et logique sont des qualités grecques par excellence. Or on a vu quelle connaissance du grec Port-Royal avait donnée à Racine. Le poète ne cesse de se proposer pour modèle la pure beauté hellénique, et l’on a vu ses déclarations à ce sujet.

De là une entente de la tragédie qui est juste l’opposé du procédé cornélien. Il fallait à Corneille des sujets « chargés de matière », des faits exceptionnels, une intrigue compliquée, des coups de théâtre surprenants. Rien de moins ordinaire que le sujet légendaire du Cid, si ce n’est le sujet historique d’Horace. C’est que, plus la situation où le poète jette ses héros sera difficile et dangereuse, plus ils pourront déployer leur volonté, plus ils seront héroïques. Racine, au contraire, se préoccupe surtout de vérité, et les sujets les plus simples lui suffisent. Dans le parallèle de sa poétique avec celle de Corneille, qu’il a indiqué à propos de Britannicus, il est tout à fait injuste pour son grand devancier ; mais, en faisant à Corneille un mérite de ce qu’il lui reproche et en effaçant quelques mots méprisants, voici bien ce que la tragédie racinienne et la tragédie cornélienne sont à l’opposé l’une de l’autre :

Au lieu d’une action simple, chargée de peu de matière, telle que doit être une action qui se passe en un seul jour el qui, s’avançant par degrés vers sa fin, n’est soutenue que par les intérêts, les sentiments, les passions des personnages, il faudroit remplir cette même action de quantité d’incidents qui ne se pourroient passer qu’en un mois, d’un grand nombre de jeux de théâtre, d’autant plus surprenants qu’ils seroient moins vraisemblables, d’une infinité de déclamations où l’on feroit dire aux acteurs tout le contraire de ce qu’ils devraient dire.

Il complétait cette déclaration dans la préface de Bérénice :

Il n’y a que le vraisemblable qui touche dans la tragédie. Et quelle vraisemblance y a-t-il qu’il arrive en un jour une multitude de choses qui pourroient à peine arriver en plusieurs semaines ? Il y en a qui pensent que cette simplicité est une marque de peu d’invention. Ils ne songent pas qu’au contraire toute l’invention consiste à faire quelque chose de rien, et que tout ce grand nombre d’incidents a toujours été le refuge des poètes qui ne sentoient dans leur génie ni assez d’abondance ni assez de force pour attacher durant cinq actes leurs spectateurs, par une action simple, soutenue de la violence des passions, de la beauté des sentiments et de l’élégance de l’expression.

Cet amour de la simplicité commandera toute la tragédie de Racine, sujets, développement et style. Quant à l’inspiration morale de cet œuvre, c’est l’esprit janséniste.

Le jansénisme prend son point de départ dans le dogme du péché originel. Pour lui, la nature humaine, viciée par la faute première, est foncièrement mauvaise. Dieu a racheté cette faute ; mais, pour arriver au salut, il faut que la grâce se joigne à la purification du baptême. Du jour où l’homme entre dans la vie, il subit les assauts du mal, et il ne peut les repousser sans l’aide de Dieu. Or, la grâce est difficile à obtenir ; Dieu l’accorde ou la refuse à son gré ; le nombre des élus est petit. Les passions, toujours en éveil, sont les formes diverses que prend le mal pour nous perdre. Croire que, par la seule force de la volonté, nous arriverons à les surmonter, est une illusion funeste. D’autre part, nous courons à notre perte d’autant plus vite que nous mettons plus d’énergie au service de nos passion. Peindre les passions, au point de vue janséniste, ce sera donc montrer la volonté humaine subissant de terribles défaites.

Cette morale est juste le contraire de la morale cornélienne. Les héros de Corneille triomphent de leurs passions à force de volonté. Par la volonté, Rodrigue, amoureux de Chimène, préfère son honneur à son amour. Le jeune Horace, par instinct héroïque, Curiace, par un effort de volonté, surmontent l’amour et le sentiment de la famille. Par la volonté, Émilie surmonte l’amour et Auguste le désir de la vengeance. Par la volonté, Cornélie brave César et porte dignement le grand nom de Pompée. Dans la seule pièce de Corneille qui soit d’inspiration janséniste, le jansénisme est consolant : la grâce, invoquée par Polyeucte, descend à son appel ; elle le soutient dans sa lutte contre l’amour et l’aide à en triompher.

Tout le théâtre de Racine nous montre le contraire de cet optimisme. L’amour pousse Oreste et Hermione, à l’assassinat, à la folie et au suicide. Cependant aucun d’eux n’est volontairement mauvais. Leurs âmes sont hautes et leurs sentiments généreux. Mais ils ont eu le tort de s’abandonner à la passion, et elle les perd. Néron est méchant ; l’amour le rend féroce. Titus et Bérénice souffrent cruellement par l’amour ; ce n’est pas la volonté qui les aide à surmonter leur amour, car elle est faible devant la passion, mais la raison d’État. Chez Roxane, l’amour est la plus effrénée et la plus sanguinaire des passions : elle perd tout ce qui se trouve sur son passage ; elle provoque une « horrible tuerie ». Phèdre lutte contre l’amour, mais la grâce lui manque, et l’amour, plus fort que sa volonté, la pousse au crime.

De même pour les autres passions, lorsque la volonté s’emploie à les satisfaire : Agamemnon sacrifie sa fille à l’ambition ; Agrippine et Athalie sacrifient tout à l’amour du pouvoir et n’arrivent qu’à se perdre.

Ainsi, partout, dans Racine, la volonté moins forte que la passion et l’homme brisé par celle-ci, dès qu’il s’y abandonne. Un autre grand janséniste, Pascal, n’a pas humilié plus profondément la nature humaine. La méchanceté et la faiblesse que Pascal démontre par le raisonnement, Racine les montre en action.

Comme la vérité dans la représentation de la vie est différente chez Racine et chez Corneille, de même la leçon qui résulte de cette double vérité. Corneille nous exhorte à nous élever au-dessus de nous-mêmes. Il nous pousse à l’action, en nous proposant l’exemple des plus hautes vertus humaines : honneur, abnégation, dévouement. Il sème des germes d’héroïsme. Au contraire, en nous montrant les larmes et le sang que la passion fait répandre, les ruines qu’elle entasse, le sort fatal où elle conduit. Racine nous enseigne la méfiance de nous-même et la crainte des égarements. Comme ils se complètent dans la représentation de la vie, nos deux grands tragiques se complètent aussi dans la leçon qu’ils tirent de ce spectacle.

Il résulte de là que la tragédie de Corneille, montrant des caractères aux prises avec des situations, est surtout une tragédie de caractères, tandis que la tragédie de Racine, montrant les ravages de la passion dans les âmes, est surtout une tragédie de passion.

Il en résulte aussi que le sentiment produit par Corneille sur le spectateur est l’admiration, et le sentiment produit par Racine, la pitié.

Pour qu’un personnage excite le plus d’admiration possible en luttant contre les événements, il faut que ces événements soient non seulement extraordinaires, mais nombreux. De là, chez Corneille, la complication des sujets. Si juste que soit chez lui l’instinct du théâtre, on a souvent l’impression que ses sujets, comme le Cid, appartiennent encore plus à l’épopée qu’au drame, à l’histoire, comme Horace, Cinna, Pompée, au lyrisme, comme Polyeucte. Il y a drame, puisqu’il y a volonté agissante, mais les éléments du drame sont encore mêlés d’éléments étrangers. À qui se contente, au contraire, de montrer l’homme en proie à la passion, il suffit des faits les plus simples, de ces catastrophes journalières auxquelles nous sommes tous exposés. Tels sont, derrière les grands noms de la mythologie et de l’histoire, les sujets que choisit Racine. Par un rapprochement ingénieux, Nisard a montré comment le sujet de Britannicus se retrouve chaque jour dans la vie réelle. La plupart peuvent se ramener à un fait divers. Rien de plus exceptionnel que l’aventure de Rodrigue, tenu d’honneur, le matin, à tuer le père de sa maîtresse et, le soir, fiancé à la fille de sa victime ; que celle des Horaces et des Curiaces, beaux-frères que le patriotisme oblige à s’entretuer ; de Cinna, conspirateur au lever du rideau et, au dénouement, ministre du prince qu’il voulait assassiner ; de Polyeucte, converti et supplicié le même jour. Au contraire, une femme comme Hermione, faisant tuer l’homme qu’elle aime et qui ne l’aime pas, par l’homme qu’ elle n’aime pas et qui l’aime ; un homme et une femme, comme Titus et Bérénice, obligés par les convenances sociales de se séparer, en s’aimant toujours ; une femme doublement meurtrière, par jalousie, de son amant et de sa rivale, comme Roxane ; une belle-mère éprise de son beau-fils, comme Phèdre, les personnages de ce genre ne cessent d’alimenter la Gazette des Tribunaux.

Il ne s’ensuit pas que la tragédie de Racine soit plus vraie que celle de Corneille. Leur vérité est égale et différente. Il y a dans la vie des faits exceptionnels, et il y en a d’ordinaires. Devant le spectacle de la vie. Corneille et Racine ont choisi chacun ce qui convenait à la nature de son génie, l’un avec le sentiment de la grandeur humaine, l’autre avec celui de notre infirmité.

Luttant contre des situations qu’ils n’ont pas créées, les personnages de Corneille les subissent, et, si leur volonté résiste aux événements, leurs actions n’en sont pas moins commandées par ceux-ci. Ils sont le jouet d’une destinée au niveau de laquelle ils élèvent leurs âmes et leur courage. Dans la tragédie de Racine, au contraire, les événements sont la conséquence nécessaire des passions mises en jeu. La volonté des personnages, poursuivant la satisfaction de ces passions, provoque ces événements, et, par cela seul qu’ils agissent dans la logique de leurs sentiments, ils doivent, au bout de leurs actes, en rencontrer la conséquence nécessaire. Lorsque Oreste, sachant qu’Hermione ne l’aime pas, consent à tuer Pyrrhus, sur la promesse qu’elle sera le prix du crime, il ne doit s’en prendre qu’à lui-même de son double malheur, lorsqu’il se trouve assassin et frustré. Pourtant il accuse le ciel :

Grâce aux Dieux, mon malheur passe mon espérance.
Oui, je te loue, ô Ciel, de ta persévérance…

Mais c’est là un mouvement très humain. Il est rare que, devant le résultat de nos fautes, nous ayons la franchise de nous reconnaître les artisans de notre malheur. Ce n’est pas le ciel qui obligeait Oreste à tuer Pyrrhus. Il a, sciemment, appliqué sa volonté à commettre un crime. Il se rendait justice lorsqu’il disait à Hermione :

Je sais que vos regards vont rouvrir mes blessures,
Que tous mes pas vers vous sont autant de parjures.
Je le sais, j’en rougis.

Au contraire, les personnages de Corneille appliquent leur volonté à se défendre contre les coups du destin. Ils ont le droit, comme Molière le disait plaisamment dans la Critique de l’École des femmes, « de braver en vers la fortune, accuser l’es destins et dire des injures aux dieux ».

De là cette juste définition que la tragédie de Corneille subordonne les caractères aux situations, et la tragédie de Racine, les situations aux caractères.

Aussi le ressort des tragédies de Racine est-il tout intérieur. Par cela seul que tel personnage est animé de tel sentiment et veut telle chose, il doit accomplir tels actes, ceux-là nécessairement et pas d’autres. Par cela seul que tels personnages, animés de tels sentiments, se trouvent en présence, il est inévitable que tels conflits surgissent entre eux.

Dès Andromaque, Racine dirige avec la plus exacte précision cette mécanique passionnelle. M. Paul Janet a montré par une pénétrante analyse quelle science psychologique dénote cette première pièce. Andromaque, captive de Pyrrhus, est fidèle à la mémoire de son mari et veut sauver son fils. Pyrrhus, qui aime Andromaque et veut l’épouser, fait de ce mariage une condition de salut pour le fils de sa captive. Tout le rôle d’Andromaque est une délibération morale où elle pèse d’un côté ses devoir de veuve, de l’autre ses devoirs de mère. Tout le rôle de Pyrrhus, engagé avec Hermione, est commandé par celui d’Andromaque. Découragé par celle-ci, il revient vers Hermione ; encouragé par la première, il s’écarte de la seconde. De même les sentiments d’Hermione changent, selon que Pyrrhus se rapproche ou s’éloigne d’elle. Preste aime Hermione ; il espère ou désespère selon qu’Hermione l’attire ou le repousse. Ainsi tous les personnages se trouvent dans la dépendance morale d’Andromaque, protagoniste de la pièce. Mais Andromaque elle-même subit, dans ses espérances et dans ses craintes, le contre-coup des sentiments qu’elle a provoqués.

Il n’y a pas un seul fait de la pièce qui soit produit autrement que par ce jeu d’actions et de réactions. Les personnages, esclaves d’eux-mêmes et les uns des autres, des sentiments qu’ils inspirent et de ceux qu’ils éprouvent, sont comme emprisonnés dans un cercle de fer. Ils se heurtent et se meurtrissent, jusqu’à ce que la mort et la folie les délivrent. Seule, Andromaque, qui ne poursuivait pas un but égoïste, mais l’accomplissement d’un devoir, sort pure et sauve de cette lutte effroyable.

On pourrait analyser de même toutes les tragédies de Racine ; on y trouverait la même sûreté logique dans le maniement des passions et la même habileté à conduire le drame sans autre intervention que celle des facteurs moraux. Presque jamais les situations ne sont produites par d’autres causes que le jeu naturel des passions. La férocité de Néron et l’ambition d’Agrippine, la scélératesse de Narcisse et la droiture de Burrhus, l’amour de Titus et de Bérénice combattu par la raison d’État, la passion incestueuse de Phèdre, le despotisme inquiet d’Athalie, l’enthousiasme religieux de Joad agissent par eux-mêmes et par contre-coup, suivant des lois psychologiques dont ils sont la démonstration vivante et où ils trouvent leur explication théorique.

J’ai dit presque jamais, car il est arrivé à Racine, deux ou trois fois, de faire intervenir dans le drame des éléments empruntés au dehors. Ainsi, dans Iphigénie, le deus ex machina, l’intervention de Calchas, substituant un dénouement factice au dénouement logique ; dans Bajazet, le message d’Amurat, qui permet à Roxane de découvrir l’amour de Bajazet et d’Atalide ; dans Mithridate, le retour du vieux roi venant traverser les amours de ses fils ; dans Phèdre, celui de Thésée obligeant Phèdre à perdre Hippolyte pour se sauver. Il est rare que la pièce gagne à ces interventions. Racine paye l’avantage qu’il en tire par une diminution du double effet de simplicité et de vérité qu’il tient par-dessus tout à produire. En revanche, ces personnages venant jouer un rôle décisif dans le conflit déjà commencé, ces sentiments nouveaux introduits comme facteurs dominants au milieu de ceux qui s’étaient déjà emparés de la scène, n’ont pas pour but de produire des coups de théâtre, mais d’aider au développement des passions engagées. Ce sont encore des éléments psychologiques plutôt que des moyens d’intérêt matériel.

Pour faire agir les passions avec cette justesse, le poète les prend à leur maximum d’énergie. Les personnages, au lieu de s’analyser et de se raconter, se font comprendre par leurs actes. Ils sont tout passion, et si le poète voit très clair dans les mobiles de leur conduite, ils sont trop occupés d’agir pour se démontrer. Autant les héros de Corneille sont raisonneurs, autant ceux de Racine le sont peu. Si ces derniers discutaient avec eux-mêmes, ils seraient effrayés de ce qu’ils disent ou font, et ils s’arrêteraient. La plupart pourraient dire, comme Hermione :

Je crains de me connaître en l’état où je suis.

Chacun d’eux est comme la démonstration vivante d’une passion, un cas, comme disent les pathologistes. Ils ne s’attardent à rien d’inutile ; ils vont jusqu’au bout de l’impulsion reçue. De là vient la structure serrée des tragédies de Racine et leur rapidité d’action. Il n’y a pas chez lui de scènes inutiles ; le drame marche sans dévier, sans hâte ni lenteur, avec les degrés naturels d’énergie, les rémissions et les recrudescences des passions mises en jeu.

Aussi Racine choisit-il ses sujets de telle sorte que ce soit pour les passions une nécessité d’aboutir, au moment où un conflit suprême s’engage entre elles. Chez lui surtout, selon le mot de Gœthe, la tragédie est « une crise », c’est-à-dire chose serrée, rapide et violente. De là vient la facilité avec laquelle il observe les unités. Au moment où le rideau se lève, une longue préparation s’est faite dans l’âme des personnages. Leur situation, pour ainsi parler, est si mûre, qu’il leur suffit de quelques mots pour nous mettre au courant. Avec eux, l’exposition elle-même est action. Ils tendent de tout leur désir et de toute leur volonté vers un but prochain. Aussi la concentration que cherche la tragédie classique est-elle pour eux une nécessité. Il semble que le poète n’ait plus qu’à laisser aller l’action ainsi conçue et qu’elle marche d’elle-même vers le dénouement.

L’intérêt résultant d’actions nécessaires, le poète n’a pas besoin, pour le produire, de moyens artificiels. Ceux de Racine sont les plus simples du monde. Il semble qu’aucun effort d’invention n’ait été nécessaire pour les trouver. Les personnages se rencontrent, l’action s’engage et se noue avec une telle aisance, que cet art délicat semble de la facilité la plus aisée. Il faut réfléchir pour apprécier à leur valeur la sûreté de ces préparations et de ces combinaisons. Le plus complet éloge que l’on puisse faire des tragédies de Racine, c’est qu’il est impossible de les imaginer autres qu’elles ne sont. Les faits ne pouvaient pas se passer d’une autre manière ; on ne voit rien à ajouter, rien à retrancher. Cet art donne l’illusion de la vie elle-même.

Pour apprécier la nouveauté originale de cette simplicité, il faut la comparer non seulement à la complexité ingénieuse de Corneille, mais aux combinaisons laborieuses, invraisemblables, souvent extravagantes, de la tragédie dans la première moitié du siècle. Racine rompt avec les procédés factices qui n’empêchaient pas le génie de Corneille d’atteindre le grandiose, l’héroïque et le sublime, mais qui, chez les autres tragiques, arrivaient à l’extraordinaire, à l’emphase et à la subtilité. Molière a chassé le précieux de la comédie, et Racine le romanesque de la tragédie. Ces deux génies, d’ailleurs si différents, se rencontrent dans le même amour du naturel et du vrai.

En cherchant à définir la tragédie de Racine, on est continuellement obligé de rappeler celle de Corneille. C’est le seul moyen, en montrant la profonde différence des deux poètes, de marquer l’originalité de Racine. Tous deux ont atteint le plus haut degré du génie tragique, mais Corneille visait à l’héroïque, c’est-à-dire à l’exceptionnel, Racine regardait l’humanité ordinaire et constante. De la sorte, ils représentent a eux deux les deux formes suprêmes de l’art tragique, comme de tout art, l’une idéaliste, l’autre réaliste. C’est une des causes pour lesquelles, après eux, la tragédie s’est trouvée épuisée. Leurs successeurs n’ont pu donner que l’illusion du génie ou du talent tragique, comme Voltaire et Crébillon, car ne pouvant ou n’osant plus faire grand et vrai, ils sont revenus à l’extraordinaire et au romanesque, voire à l’horrible. Ne sachant pas exciter l’admiration et la pitié, ils n’ont produit que l’étonnement et l’horreur.