Racine (Larroumet)/Partie 2/Chap II

Librairie Hachette (Les Grands Écrivains français) (p. 151-167).

CHAPITRE II

LES SUJETS.

En tout temps, le poète dramatique n’est qu’à moitié libre de choisir ses sujets. Il les reçoit en partie du goût public. Son originalité consiste dans la manière dont il les traite, dans ce qu’il écarte et dans ce qu’il retient, dans l’empreinte que son imagination et sa sensibilité impriment au fonds commun de sentiments, d’idées et de connaissances qu’il partage avec ses contemporains.

Telle que Racine la trouvait constituée, la tragédie française demandait avant tout des personnages de grande condition, qui permettaient de l’élever à une hauteur où la psychologie et la morale, n’ayant pas à compter avec les nécessités vulgaires de la vie, pouvaient se développer à l’aise. Elle les empruntait à l’histoire, qui fournit les grands hommes et les grandes actions, et à la légende, qui, plus encore que l’histoire, permet la peinture idéale des passions. Elle choisissait de préférence l’histoire ancienne, qui, par l’éloignement, procure le plus de majesté, et les légendes mythologiques, car les idées du temps lui interdisaient à peu près les sujets sacrés. Saint-Genest et Polyeucte sont des exceptions dans la tragédie antérieure à celle de Racine. Depuis que l’église et le théâtre avaient divorcé, l’histoire religieuse et le dogme étaient interdits au poète dramatique. C’est là ce qu’entendait Boileau par le précepte que l’on sait. Il fallut des circonstances exceptionnelles pour que Racine écrivit Esther et Athalie.

Ainsi, par le fait même de son respect pour la religion, le xviie siècle l’écartait du théâtre, alors que, pour peindre les mœurs avec vérité, il aurait dû lui donner le premier rang. Mais il était trop dominé par la morale chrétienne pour ne pas lui faire indirectement une place en rapport avec son importance sociale. De là, dans la tragédie de Racine, des caractères comme ceux d’Andromaque et de Phèdre, païens de nom, chrétiens de fait. De là aussi, chez lui comme chez ses contemporains, un continuel anachronisme entre le fond et la forme, les sujets et les sentiments.

À cette religion des âmes, le xviie siècle joignait, comme religion des esprits, le culte de l’antiquité. Ce culte restreignait le choix de ses sujets à ceux qui avaient été traités ou indiqués par les anciens. Il imposait, pour ainsi dire, l’imitation. Mais, tandis que le xviie siècle se servait des fables païennes pour exprimer ses croyances, l’histoire ancienne lui fournissait des cadres pour la peinture de ses mœurs. Jamais aussi l’imitation ne fut plus libre et plus créatrice. De là, dans les œuvres de ce temps, et surtout au théâtre, une proportion constante de vérité et de convention.

Âme chrétienne, esprit nourri d’antiquité, cœur ardent, génie observateur et psychologue, Racine combine cette convention et cette vérité avec une harmonie qu’aucun de ses contemporains n’a égalée. Sous les noms anciens, il peint son temps avec une force, une justesse et une franchise que des sujets contemporains n’auraient pas admises à un degré supérieur. Il use de l’antiquité avec une sûreté de connaissance et d’intelligence qui en ressuscite l’esprit dans ce qu’il a d’essentiel, sous des erreurs de pure surface. Il ne dénature jamais ses modèles ; il les transforme en les égalant ; il leur donne une perfection égale et différente. Son théâtre, toujours chrétien et français, représente les civilisations hébraïque, grecque, romaine, turque, avec une fidélité savante et scrupuleuse. Surtout, par-dessus les noms antiques, les héros et les rois, par-dessus la France monarchique et chrétienne, il a en vue l’homme en soi, celui de tous les temps et de tous les pays. La vérité légendaire et la vérité historique, la vérité contemporaine et la vérité permanente sont le résultat de cet art composite et mesuré.

Que Racine se borne à prendre quelques traits dans la légende antique ou qu’il lui emprunte des sujets entiers, il témoigne du même scrupule et use de la même liberté. Pour Andromaque, où quelques vers de Virgile lui suffisaient comme point de départ, il fait cette déclaration : « Mes personnages sont si fameux dans l’antiquité que, pour peu qu’on les connaisse, on verra fort bien que je les ai rendus tels que les anciens poètes nous les ont donnés. » Mais, entre les éléments divers de la légende, il choisit ; il prend les plus purs, c’est-à-dire les plus conformes aux préférences de son âme : « Andromaque ne connaît pas d’autre mari qu’Hector, d’autre fils qu’Astyanax. On ne croit point qu’elle doive aimer ni un autre mari ni un autre fils. » On remarquera ces mots : « On ne croit point⋅… » Racine, en effet, se règle sur l’opinion commune au sujet de ses personnages, et, en cela, il fait preuve d’un grand sens dramatique : le public ne s’intéresse qu’à ce qu’il connaît. Pour Iphigénie, il a passé en revue les différentes versions du fameux sacrifice, et il s’est arrêté à la seule que puisse admettre le goût de son temps : « Quelle apparence que j’eusse souillé la scène par le meurtre d’une personne aussi aimable et aussi vertueuse qu’il falloit représenter Iphigénie ? » Même le personnage d’Ériphyle, « sans lequel, dit-il, je n’aurois jamais osé entreprendre cette tragédie », cet « heureux personnage » qui lui fournit un de ces caractères de femmes jalouses où il excelle, repose sur une autorité ancienne. Dans Phèdre, il s’est « très scrupuleusement attaché à suivre la fable », mais il s’est appliqué à rendre son héroïne « un peu moins odieuse qu’elle n’est dans la tragédie des anciens ». S’il fait Hippolyte amoureux, ce n’est pas seulement pour éviter les railleries des « petits maîtres », c’est qu’il a besoin de donner une rivale à Phèdre, pour exaspérer sa passion par la jalousie, mais ce n’est pas sans une autorité, et il la cite.

Iphigénie et Phèdre sont imitées d’Euripide, le seul des trois tragiques grecs que Racine ait directement suivi, non seulement parce qu’il trouvait Sophocle trop parfait et, sans doute, Eschyle trop loin de nous, mais aussi parce que « Euripide étoit extrêmement tragique, c’est-à-dire qu’il savoit merveilleusement exciter la compassion et la terreur, qui sont les véritables effets de la tragédie ». Il y a là une affinité de nature : le pathétique, c’est-à-dire le don d’émouvoir, est le résultat de la sensibilité, essence du génie racinien. Mais Euripide est subtil et sophiste, souvent maladroit et de mauvais goût. Il est incrédule et philosophe. Il offre tantôt la naïveté, tantôt la grossièreté du génie grec. Racine lui laisse ces défauts, et, sur le fond grec, il étend sa délicate élégance. Il lui laisse de même des moyens d’intérêt, excellents pour Athènes, inacceptables à Paris : au mysticisme du chaste adorateur de Diane il substitue un amour d’« honnête homme », et à la maladie physique de la païenne, l’égarement de la chrétienne damnée. Encore plus libre est l’imitation qui lui fait trouver une éloquence concise dans la rhétorique enflée de Sénèque.

Ce procédé de création, tirant la vérité contemporaine de la vérité historique, est surtout frappant dans Bérénice. Ici, le poète n’a pris à l’histoire que l’indication de son sujet, en deux lignes, et il l’a développé avec une vraisemblance qui ne demandait aucune concession au spectateur le plus versé dans l’histoire romaine. Aujourd’hui l’érudition a retrouvé le vrai Titus et la vraie Bérénice : Titus, homme de plaisir et empereur surfait ; Bérénice, une vieille maîtresse pratique et tenace. Tous deux eussent été fort peu dignes de la tragédie. Dans Britannicus, le poète rivalisait avec « le plus grand peintre de l’antiquité », et, comme lui, il voulait peindre « la cour d’Agrippine et de Néron ». Il a donc suivi Tacite de près, mais il est beaucoup trop modeste en disant « qu’il n’y a presque pas un trait éclatant dans sa tragédie dont il ne lui ait donné l’idée ». Ses imitations n’ont été que de détail, tantôt traductions, où il élevait son français à la hauteur d’un tel latin, tantôt réminiscences, où il disait autrement et aussi bien. Avec le cadre, les personnages et le sujet que lui fournissait l’historien latin, il a peint un tableau où l’arrangement, le dessin et la couleur lui appartiennent. Mais, outre l’invention constante dans les sentiments et le dialogue, il a surtout fait œuvre de poète dramatique en mettant en action ce que Tacite mettait en récit. Même scrupule historique dans Mithridate, où il a représenté son héros avec « sa haine violente contre les Romains, son grand courage, sa finesse, sa dissimulation, et enfin cette jalousie qui lui étoit si naturelle ». Mais ce Mithridate, qui est celui de Florus, de Plutarque et de Dion Cassius, parle et agit avec une intensité de vie dont aucun de ces historiens ne donnait l’idée. Le héros mort ressuscite ; il ne faisait qu’intéresser, et il émeut.

Bajazet est une histoire presque contemporaine, c’est-à-dire une exception dans le théâtre de Racine et dans celui de son temps. Le poète a donc pris soin d’expliquer le choix d’un tel sujet. Pour cela, il s’est appuyé sur la définition même de la tragédie :

À la vérité, je ne conseilierois pas à un auteur de prendre pour sujet d’une tragédie une action aussi moderne que celle-ci, si elle s’étoit passée dans le pays où il veut faire représenter sa tragédie, ni de mettre des héros sur le théâtre qui auroient été connus de la plupart des spectateurs. Les personnages tragiques doivent être regardés d’un autre œil que nous ne regardons d’ordinaire les personnages que nous avons vus de si près. On peut dire que le respect que l’on a pour les héros augmente à mesure qu’ils s’éloignent de nous : major e longinquo reverentia. L’éloignement des pays répare en quelque sorte la proximité du temps. Car le peuple ne met guère de différence entre ce qui est, si j’ose ainsi parler, à mille ans de lui et ce qui est à mille lieues.

Ce passage suffirait à montrer combien l’art de Racine était réfléchi et conscient de lui-même.

Esther et Athalie sont, de tous les sujets raciniens, ceux avec lesquels le poète pouvait se permettre le moins de liberté ; ce sont aussi ceux qu’il a traités avec le plus d’aisance. C’est que, âme profondément religieuse, il les comprenait dans leur essence et qu’il pouvait y mettre la piété dont il était plein. Il s’est interdit les libertés de fond avec le texte des livres saints ; mais il a procédé comme tous ceux de ses contemporains qui les abordaient, comme Bossuet expliquant le Cantique des Cantiques. Il a élagué les crudités de fait et atténué les expressions pénibles pour le goût de son temps. Dans la Bible, Assuérus est un despote cruel et capricieux, le maître brutal d’un sérail dont Esther est la favorite complaisante. Dans la tragédie racinienne, Assuérus devient un roi juste et un époux délicat. Racine se garde bien de le montrer, comme la Bible, facile aux prières d’Esther « lorsqu’il a bien bu », ce qui le rend « extrêmement gai ». Esther, surtout, entourée d’égards et aussi chaste qu’Andromaque, offre la dignité de l’épouse chrétienne. La Bible n’est plus ici l’expression dure d’un génie farouche, mais le livre vénéré où le respect de la parole de Dieu ne veut voir qu’un texte édifiant. Non seulement ce respect permet à Racine d’être vrai, mais il le lui commande. Le poète s’en sert pour faire parler la piété de son temps et sa propre foi. L’harmonie d’Esther est comme la plainte de son âme, émue par l’amour de Dieu. Il y joint l’angoisse qu’il éprouve pour ses amis, la reconnaissance envers ses protecteurs, le culte de son roi. Ainsi Esther et Athalie joignent à la vérité hébraïque la vérité chrétienne et la vérité monarchique. Le résultat de deux mille ans d’histoire et de religion est fondu eu un seul tableau.

Une telle poétique exclut ce que les romantiques devaient appeler la « couleur locale », c’est-à-dire l’exactitude archéologique. Faute du mot, le xviie siècle connaissait la chose, mais, pour l’écarter du théâtre tel qu’il l’entendait, il avait de bonnes raisons. D’abord, l’enquête sur l’antiquité, instituée par la Renaissance, continuait encore. Elle devait être si longue que, s’il faut en croire nos archéologues, elle commence tout juste à donner des résultats acceptables.

Racine connaissait de l’archéologie tout ce qu’on en pouvait connaître en son temps. S’il en a peu mis dans ses pièces, c’est que, outre la médiocre importance de la mise en scène dans la tragédie, spectacle plus intellectuel que matériel, il se rendait compte que le théâtre est chose vivante, tandis que l’archéologie est chose morte. Pour l’histoire comme pour le reste, il prenait son point de départ dans les connaissances moyennes de ses contemporains. Lebrun et Coysevox faisaient de même en peinture et en sculpture. Continuant les habitudes du moyen âge et de la Renaissance, ils habillaient et logeaient les personnages de la religion et de l’histoire comme les spectacteurs auxquels ils les présentaient.

Le romantisme, en donnant une importance exagérée à la couleur locale, remplaçait une convention par une autre. Sans faire la part trop belle à la tragédie du xviie siècle et lui comparer, par exemple, le Caligula d’Alexandre Dumas père, lorsque Victor Hugo, le plus attentif aux questions de ce genre, prétend évoquer au vrai le xvii espagnol ou le xvie siècle italien, époques relativement voisines de nous, on sait quelles erreurs matérielles et morales il commet. On ne joue déjà plus Ruy-Blas et Lucrèce Borgia avec les costumes de la création. On ne joue pas davantage Racine avec les costumes portés par Floridor et Mlle Champmeslé, mais la réforme de Mlle Clairon et de Talma, en mettant une exactitude relative dans le costume, a prouvé surtout la vérité permanente de la tragédie racinienne.

Au lieu donc de connaissances archéologiques, Racine nous offre le sentiment de l’histoire, ce qui est plus difficile et de plus grand prix. Par Britannicus et Mithridate, il permet au spectateur de lire dans l’âme d’un empereur romain et d’un roi barbare. Aussi les grands hommes, qui ont le droit d’être exigeants lorsqu’un poète prétend leur apprendre ce que pensaient leurs devanciers, déclarent-ils la vérité de Racine. On a vu l’opinion de Charles XII et du prince Eugène sur Mithridate. Si Napoléon, à Sainte-Hélène, « faisait l’éloge de Corneille avec chaleur », s’il disait « que c’était aux sentiments qu’il inspire que la France était redevable de quelques-unes de ses grandes actions », s’il « l’aurait fait prince », Racine était « son favori ».

En revanche, il voyait juste en refusant à Racine le sens de la politique. Celle-ci était le domaine de Corneille, qui, du reste, excellait aussi dans l’histoire. C’est que, du temps de Corneille, la politique descendait dans la rue, tandis que, au temps de Racine, elle se renfermait dans le cabinet du roi. L’observation ne pouvait plus guère porter que sur la vie de cour.

Se bornant donc à peindre les hommes tels qu’il les voit. Racine emprunte à la cour de Louis XIV les couleurs dont il a besoin pour représenter les empereurs, Rome, Ryzance, la Grèce. Par elle, il évoque dans l’âme du spectateur la vision qui doit les entourer :

Ces flambeaux, ce bûcher, cette nuit enflammée,
Ces aigles, ces faisceaux, ce peuple, cette armée,
Cette foule de rois, ces consuls, ce sénat…..

Princes ou courtisans, les personnages de Racine sont des hommes aussi voisins de nous par leurs sentiments qu’ils en sont éloignés par leur condition. Ils empruntent à celle-ci leur politesse et leur élégance, comme leurs riches vêtements. Mais, de même que, sous la plus brillante parure, le corps humain conserve sa physiologie, de même, sous leurs façons de dire, se retrouvent les sentiments éternels de l’âme humaine. Je montrais plus haut que les sujets de Racine se rencontrent dans la vie de tous les jours. On pourrait de même traduire en langage ordinaire le style noble et nuancé qui les revêt.

Comme tous ses prédécesseurs. Racine a fait de l’amour le ressort de sa tragédie, le sentiment autour duquel se groupent tous les autres et qui, plus ou moins, se les subordonne tous. Mais, plus qu’aucun d’eux, il a marqué cette suprématie. Corneille ne s’y était pas trompé, et l’on a vu plus haut sa déclaration à propos d’Alexandre. Chez lui, l’amour est subordonné, même dans le Cid, l’amour ne triomphe qu’après avoir cédé le pas au devoir. Avec Racine, au contraire, l’amour est bien la « dominante ». De là un profond changement, dont Napoléon Ier indiquait la cause, non sans injustice pour le poète :

Bien que Racine, disait-il, ait accompli des chefs-d’œuvre en eux-mêmes, il y a répandu néanmoins une perpétuelle fadeur, un éternel amour, et son ton doucereux, son fastidieux entourage ; mais ce n’était pas précisément sa faute, c’était le vice et les mœurs du temps. L’amour alors, et plus tard encore, était toute l’affaire de la vie de chacun. C’est toujours le lot des sociétés oisives.

En effet, depuis que Louis XIV avait imposé à la noblesse une existence brillante et vide, de plus en plus la grande affaire était d’aimer. Ce besoin remontait au temps où, après les longues guerres du xvie siècle, la vie de salon avait donné une grande place aux femmes et revêtu l’amour de galanterie, c’est-à-dire de respect et de délicatesse. De là toute une littérature à la suite de l’Astrée et de l’Hôtel de Rambouillet. La guerre, en recommençant au dedans et au dehors, avait détourné les âmes et les cœurs vers l’ambition, le devoir ou le point d’honneur. L’amour avait dû se subordonner à d’autres sentiments et parler le mâle langage qui convient à des hommes d’épée. C’est ainsi que le peignait Corneille. Puis, la vie de salon et de cour avait repris avec un développement qui, de nouveau, tournait l’amour à la politesse et à la galanterie. Avec sa sensibilité et son élégance, sa tendresse et sa douceur, Racine abondait sans eflort dans le nouveau sens.

Aussi peut-on l’appeler « le tendre Racine ». Nul plus que lui n’a fait parler aux amants un langage délicat comme une caresse et insinuant comme une musique. Mélancolique ou triomphant, il l’a revêtu d’un charme d’expression que rien n’égale. Hommes ou femmes, ses amants rivalisent d’adoration ou de dévouement. Le chevaleresque Xipharès parle à Monime de la naissance de son amour comme d’une initiation, et son aveu respire une fraîcheur d’aurore. La noble Junie aime dans Britannicus jusqu’à son infortune et veut que son amour lui soit comme une revanche de la destinée :

Britannicus est seul. Quelque ennui qui le presse,
Il ne voit dans son sort que moi qui s’intéresse,
Et n’a pour tout plaisir, Seigneur, que quelques pleurs
Qui lui font quelquefois oublier ses malheurs.

Jamais l’infinie tristesse des séparations définitives ne s’est exprimée de manière plus déchirante et plus délicieuse que dans la plainte de Bérénice :

Pour jamais ! Ah ! Seigneur, songez-vous en vous-même
Combien ce mot cruel esl affreux quand on aime ?
Dans un mois, dans un an, comment souffrirons-nous,
Seigneur, que tant de mers me séparent de vous ?
Que le jour recommence el que le jour finisse,
Sans que jamais Titus puisse voir Bérénice,
Sans que de tout le jour je puisse voir Titus.

Dans toutes les littératures, l’amour le plus sincère et la galanterie la plus ingénieuse ne vont pas sans convention et sans fadeur. L’amour et la galanterie du xviie siècle avaient donc leur jargon et leurs lieux communs. Les lieux communs, c’étaient la souveraineté de l’amour et l’obligation de la tendresse ; le jargon, c’était l’exagération des métaphores : tout amant brûlait, gelait, pleurait, mourait. Le type de ce genre déplorable est dans le théâtre de Quinault,

Où, jusqu’à je vous hais, tout se dit tendrement.


Racine débutait au moment où Quinault abandonnait la tragédie pour l’opéra. Il empruntait à son prédécesseur une part de sa défroque galante, pour se mettre à la mode, dans un genre où la mode est souveraine. Lui aussi abuse des soupirs, des pleurs, des protestations, des serments, des phrases toutes faites. Ses amants parlent trop souvent de mourir, et, quoique l’on fît alors le sacrifice de la vie, la sienne et celle des autres, avec moins de façon qu’aujourd’hui, il y a vraiment quelque excès dans les surenchères de suicide auxquelles ils se livrent. Mais, comme on aurait tort avec Racine de juger le fond des sentiments sur cette phraséologie de surface ! Loin de regarder l’amour comme un motif d’idylle ou un passe-temps mondain, il y voit le plus invincible des sentiments, une puissance fatale qui se joue de la volonté, de l’honneur et de la vie. Cet amour est celui que Sophocle invoque avec terreur, dans le chœur d’Antigone : Έρως, ανίκατε μάχαν….

Amour, toi qu’on ne peut vaincre, Amour, toi qui tombes sur les puissants nul ne saurait t’échapper, qu’il soit né parmi les immortels ou parmi les hommes, et celui qui te possède devient furieux… Aphrodite, l’invincible déesse, se rit de tout.

Nul n’a peint de couleurs plus hardies, plus réalistes, comme nous dirions aujourd’hui, cet amour fécond en catastrophes. Racine surpasse Sapho et Théocrite peignant ’la fureur du désir ; il égale Lucrèce chantant Vénus comme la force suprême de la nature, Catulle, Tibulle et Properce exhalant leur plainte personnelle ou les douleurs d’Ariane et de Sulpicia, Virgile créant la douloureuse Didon. L’amour physique, tel que l’éprouve Phèdre, est effrayant. Racine a vu que la férocité naît de l’amour dès qu’il va jusqu’au bout de son égoïsme. Il n’y a pas, sur la limite incertaine qui sépare la haine et l’amour, de révélation plus éloquente que le rôle d’Hermione, dont chaque vers projette un éclair jusqu’au fond de l’âme en proie à la passion.

Racine sait si bien que la loi de souffrance est inséparable de l’amour qu’il ne le montre guère heureux qu’à ses débuts. Deux fois seulement, dans Mithridate et Iphigénie, il réunit les amants à la fin de la pièce. C’est que, dans Mithridate, l’amour était suffisamment châtié par la mort du héros. Dans Iphigénie, le dénouement, modifié par pitié pour l’innocence de la jeune fille, imposait au poète de la donner à Achille. Quant à ses autres pièces, elles montrent la mort, la folie, la séparation et le suicide comme la conséquence de l’amour.

Aussi Racine excelle-t-il dans la peinture de l’amour malheureux. Le romantisme, avec ses Antonys et ses Didiers, n’a pas un héros aussi profondément et, surtout, aussi sincèrement malheureux qu’Oreste ; il n’a pas une héroïne qui soutienne la comparaison avec Phèdre et Roxane. La pire douleur que puisse causer l’amour est la jalousie. Racine a donné la première place à la jalousie dans quatre des sept pièces où il a peint l’amour. Les cris de rage poussés par Roxane et Phèdre n’ont pas d’égaux pour l’intensité et la vérité. Roxane, c’est la jalousie à qui l’image poignante de la trahison donne la soif du sang :

Dans ma juste fureur observant le perfide,
Je saurai le surprendre avec son Atalide
Et, d’un même poignard les unissant tous deux,
Les percer l’un et l’autre, et moi-même après eux.

Phèdre, c’est la jalousie qui, par une certitude soudaine, reconstitue d’un coup d’œil ce qu’elle craint et compare le bonheur d’autrui à l’excès de son malheur :

Ils s’aiment ! par quel charme ont-ils trompé mes yeux ?

Comment se sont-ils vus ? Depuis quand ? Dans quels lieux ?
 
Les a-t-on vus souvent se parler, se chercher ?
Dans le fond des forêts alloient-ils se cacher ?
 
Tous les jours se levoient clairs et sereins pour eux.

Comme tout ce qui est original, cette vérité et cette force avaient pour résultat de surprendre et de choquer leurs premiers spectateurs. M. Brunetière a montré cet effet dans une page vigoureuse qui répond à celle où Taine voit surtout dans Racine le peintre de la coquetterie et de la pudeur féminines : « Racine, dit-il, a enfoncé si avant dans la peinture de ce que les passions de l’amour ont de plus tragique et de plus sanglant qu’il en a non seulement effarouché, mais littéralement révolté la délicatesse aristocratique de son siècle. » Les deux pages subsistent, car il y a dans Racine l’amour réservé et l’amour effréné, Junie et Monime, Roxane et Phèdre. Mais, de ces deux sortes d’amour, c’est la passion douloureuse et meurtrière que le poète a représentée avec prédilection.

En faisant de l’amour le ressort constant de sa tragédie, Racine s’imposait la nécessité d’en varier singulièrement la peinture, sous peine de se condamnera la monotonie. Il trouve la variété dans les différences de sexe, d’âge, de condition, de caractère, de situation, dans le degré et le moment. Au point de vue de la conception et de la marche de ses pièces, il évite la monotonie en mêlant l’amour à d’autres passions qui le traversent et le combattent. L’amour de Pyrrhus se heurte à la fidélité conjugale, celui de Bérénice à la raison d’État. Il arrive que d’autres sentiments, sans être en lutte directe avec lui, le relèguent au second plan : ainsi l’ambition dans Britannicus et dans Iphigénie. Mais, s’il est secondaire, il n’est pas sacrifié ; il a toujours son importance propre.

Surtout, il ne diminue jamais la grandeur des caractères et des situations. Au contraire, il rend ceux-là plus humains et celles-ci plus poignantes. Lorsque Mithridate rassemble les débris de sa puissance pour une lutte suprême, l’amour et la jalousie ne le rendent pas ridicules. Au contraire, ses tourments d’amoureux et ses angoisses de roi s’exaspèrent les uns par les autres. Mithridate était une des pièces sur lesquelles, dans le jugement que l’on a vu plus haut, Napoléon Ier s’appuyait pour blâmer « l’éternel amour» répandu sur les pièces de Racine. Il n’aurait eu, cependant, qu’à se souvenir pour se voir lui-même, et plusieurs fois, dans des situations analogues à celles de Mithridate. En Italie, pendant sa première campagne, jeune mari de Joséphine, il l’accablait, entre deux batailles, de lettres brûlantes. La nouvelle de sa trahison fut un des motifs qui lui firent quitter l’Égypte. À l’île d’Elbe, parmi les griefs qui le déterminèrent à tenter une dernière fois la fortune, étaient ceux de l’époux et du père. Il disait, la voix tremblante d’émotion : « Ma femme ne m’écrit plus. Mon fils m’est enlevé comme jadis les enfants des vaincus pour orner le triomphe des vainqueurs. On ne peut citer dans les temps modernes l’exemple d’une pareille barbarie. » La grandeur de Napoléon n’aurait rien perdu à ce qu’un Racine, s’emparant de ces paroles, les revêtit de sa poésie.