Racine (Larroumet)/Partie 1/Chap IV

Librairie Hachette (Les Grands Écrivains français) (p. 115-132).

CHAPITRE IV

RETOUR À LA POÉSIE DRAMATIQUE
DERNIÈRES ANNÉES

Louis Racine a raconté sans y entendre malice comment, nommés historiographes par la protection de Mme de Montespan et admis à lire leur histoire au roi en sa présence, tandis que Mme de Maintenon, simple gouvernante des enfants légitimés, assistait modestement à la lecture. Racine et Boileau virent baisser peu à peu le crédit de Mme de Montespan et grandir celui de Mme de Maintenon. Ils ne s’attardèrent pas, envers la favorite disgraciée, dans une reconnaissance qui leur eût semblé offensante pour le roi ; ils se tournèrent vers le soleil levant.

Dès le début, Mme de Maintenon marqua pour Racine une préférence qui s’explique par un caractère moins brusque et plus insinuant que celui de Boileau : elle « ne pouvoit le voir trop souvent et se plaisoit à l’entendre parler de différentes matières, parce qu’il étoit propre à parler de tout ». Elle leur donnait à tous deux une marque de grande estime en les faisant travailler à son œuvre favorite, la maison de Saint-Cyr : elle les chargeait d’en examiner les constitutions au point de vue du style et demandait à Racine la devise qui devait être gravée sur la croix des supérieures.

La première de celles-ci, Mme de Brinon, un bel esprit, faisait jouer aux élèves de petites pièces de sa composition, pour leur apprendre la diction et le maintien. Ces pièces étaient détestables, et Mme de Maintenon les avait remplacées par Cinna, Andromaque et Iphigénie. Nouveau danger, tout différent du premier. Mme de Maintenon écrivait à Racine : « Nos petites filles viennent de jouer Andromaque et l’ont si bien jouée qu’elles ne la joueront plus, ni aucune de vos pièces. » Elle lui demandait alors de composer exprès pour elles, selon les expressions même du poète, « sur quelque sujet de piété et de morale, une espèce de poésie où le chant fût mêlé avec le récit, le tout lié par une action qui rendît la chose plus vive et moins capable d’ennuyer ». Racine hésitait, et Boileau lui conseillait fortement de refuser. Mais, si la dévotion avait refoulé l’amour de la poésie au plus profond de son âme, elle ne l’avait pas étouffé. Depuis Phèdre, il pouvait bien marquer son aversion pour le théâtre et ses remords de l’avoir pratiqué : il n’avait en vue que le théâtre de son temps, dangereux par les sentiments qui l’inspiraient et les instruments dont il se servait, mais non le théâtre en soi. Le théâtre sans amour et sans acteurs de profession, tel que les Grecs l’avaient pratiqué, bien plus le théâtre inspiré par la foi, pouvait, comme Racine l’avait dit à propos de Phèdre, non seulement revenir « à la véritable intention de la tragédie », c’est-à-dire servir « autant à instruire les spectateurs qu’à les divertir », mais encore profiter de toute la supériorité morale du christianisme sur le paganisme.

Racine regrettait donc ses tragédies à cause de leurs sujets, mais il ne condamnait pas le théâtre lui-même et la littérature. Louis Racine dit expressément : « Après Phèdre, il avoit encore formé quelques projets de tragédie. » Il avait le dessein, dit encore son fils, « de ramener la tragédie des anciens, et de faire voir qu’elle pouvoit être parmi nous, comme chez les Grecs, exempte d’amour ». Il avait donc songé au sujet d’Alceste, qui n’admet que l’amour conjugal, et à celui d’Œdipe, traité, dit Fénelon, « suivant le goût de Sophocle, sans y mêler aucune intrigue postiche d’amour, et suivant la simplicité grecque ». Même l’Alceste était à peu près terminée et aurait été détruite au moment de la crise morale qui suivit Phèdre. Mais, pour jouer des tragédies, même sans amour, il faut des comédiens, et, dès lors, Racine avait sur eux la pensée que Bossuet exprime dans les Maximes sur la comédie.

Si détaché qu’il fût de sa gloire passée et indifférent pour une gloire nouvelle, il continuait à aimer les lettres, à les étudier, à les servir autant qu’il le pouvait, à les honorer publiquement. Lorsque, à l’Académie française , l’occasion se présentait de les défendre, il la saisissait avec empressement. Il gardait la haine des méchants auteurs et l’amour des bons. Il prenait parti avec empressement, aux côtés de Boileau, dans la querelle des anciens et des modernes ; il s’employait avec lui à faire entrer La Bruyère à l’Académie.

Traiter sous forme dramatique un « sujet de piété et de morale », en confier l’interprétation à des jeunes filles, pour les instruire et les édifier, c’était revenir à la poésie sans abandonner la foi. C’était encore le moyen de réaliser une forme d’art qu’il définit ainsi : « Je m’aperçus qu’en travaillant sur le plan qu’on m’avoit donné, j’exécutois en quelque sorte un dessein qui m’avoit souvent passé dans l’esprit, qui étoit de lier, comme dans les anciennes tragédies grecques, le chœur et le chant avec l’action, et d’employer à chanter les louanges du vrai Dieu cette partie du chœur que les païens employoient à chanter les louanges de leurs fausses divinités. » Il y avait là suffisamment de motifs pour que Racine se mit à l’œuvre avec ardeur. Commencée, semble-t-il, au milieu d’août 1688, la tragédie d’Esther était terminée avant la fin de la même année.

Le choix de cette histoire biblique est d’un chrétien et d’un courtisan. Elle devait plaire également à Louis XIV et à Mme de Maintenon. Elle était « pleine de grandes leçons d’amour de Dieu et de détachement du monde au milieu du monde même ». Elle offrait à Louis XIV sa propre image dans la figure d’Assuérus, puissant et juste, majestueux et aimable, terrible et bon ; à Mme de Maintenon l’apologie sacrée de sa prodigieuse fortune, la peinture idéale de son caractère et de son rôle auprès du grand roi et surtout de la protection qu’elle étendait sur la maison de Saint-Cyr. Par delà ces motifs visibles pour tous, il en était de secrets et d’intimes : en exhalant la plainte des filles de Sion, le poète exprimait celle qui pleurait silencieusement au fond de son cœur sur les malheurs de Port-Royal.

Le seul inconvénient du sujet, c’est que, en permettant à Racine d’exprimer ses sentiments pour le roi et son épouse secrète, elle l’obligeait à marquer quelque ingratitude pour la favorite disgraciée, Mme de Montespan, et peut-être pour Louvois, dont le crédit baissait près de son maître et qui pouvait se reconnaître dans quelques traits au caractère d’Aman. Mais cet obstacle n’était pas pour arrêter un courtisan ; Racine l’était, et il payait son tribut aux défauts inévitables de l’espèce. Il dut écrire sans remords les vers, dont l’application s’imposait, sur « la fameuse disgrâce de l’altière Vasthi ».

Après des répétitions que le roi avait par deux fois honorées de sa présence et que Racine, assisté de Boileau, avait dirigées de manière à faire de ses interprètes d’« excellentes actrices », la pièce, mise en scène avec un grand luxe, fut représentée le 26 janvier 1689, accompagnée d’une partition écrite par Jean-Baptiste Moreau, organiste de Saint-Cyr, devant un cercle de courtisans choisis et le personnel de la maison, dames et élèves. Le succès fut des plus grands, et Racine, qui, à la suite de ses tragédies profanes, n’avait jamais parlé de ses interprètes, écrivait cette fois : « Ces jeunes demoiselles ont déclamé et chanté cet ouvrage avec tant de grâce, tant de modestie et tant de piété, qu’il n’a pas été possible qu’il demeurât renfermé dans le secret de leur maison. » Mme de Caylus, surtout, pour qui Racine avait écrit le rôle de la « Piété », quoiqu’elle fût mariée et n’appartînt pas à la maison, « fit le prologue mieux que n’auroit pu faire la Champraeslé », au rapport de Dangeau, sur lequel Saint-Simon enchérit encore.

Il fallut, pour satisfaire l’empressement de la cour, donner encore cinq représentations. Le roi les suivit toutes. Les Dames de Saint-Cyr ont écrit à ce sujet :

Mme de Maintenon faisoit faire une liste de tous ceux qui dévoient entrer, qu’on donnoit à la portière, afin qu’elle n’en laissât pas passer d’autres ; et quand le Roi étoit arrivé, il se mettoit à la porte en dedans ; et, tenant sa canne haute pour servir de barrière, il demeuroit ainsi jusqu’à ce que toutes les personnes conviées fussent entrées ; alors il faisoit fermer la porte.

On peut lire, dans les Souvenirs de Mme de Caylus et les Mémoires de Mme de La Fayette, le piquant récit de ces représentations, pour lesquelles les ministres « quittoient leurs affaires les plus pressées », et aussi la lettre où Mme de Sévigné rend pour la première fois pleine justice à Racine, dans le double ravissement que lui causent la pièce et sa propre « fortune », car le roi lui a parlé, et elle a répondu avec bonheur :

Je ne puis vous dire l’excès de l’agrément de cette pièce : c’est une chose qui n’est pas aisée à représenter et qui ne sera jamais imitée ; c’est un rapport de la musique, des vers, des chants, des personnes, si parfait et si complet qu’on n’y souhaite rien ; les filles qui font des rois et des personnages sont faites exprès ; on est attentif, et on n’a point d’autre peine que celle de voir finir une si aimable

pièce ; tout y est simple, tout y est innocent, tout y est sublime et touchant ; cette fidélité de l’histoire sainte donne du respect ; tous les chants convenables aux paroles, qui sont tirées des Psaumes ou de la Sagesse, et mis dans le sujet, sont d’une beauté qui ne se soutient pas sans larmes.  La mesure de l’approbation qu’on donne à cette pièce, c’est celle du goût et de l’attention.

La perfection même d’un tel spectacle, l’émotion qui s’en dégageait et la qualité des spectateurs en faisaient un danger pour ses interprètes. Il fut impossible de conserver son rôle à Mme de Caylus : « Elle faisoit trop bien, elle étoit trop touchante. » Mais « les petites âmes innocentes » des élèves étaient déjà troublées. On avait soutenu les chœurs en y mêlant des chanteuses d’opéra, et c’était une dangereuse inconvenance. Très rapidement les élèves étaient devenues des actrices, préoccupées de leur succès et de la salle, quoique, avant d’entrer en scène, elles eussent l’habitude de s’agenouiller et de réciter le Veni creator. De même, Racine redevenait auteur. « Dans une représentation, dit Louis Racine, la jeune actrice qui faisoit le rôle d’Élise manqua de mémoire : « Ah ! Mademoiselle, s’écria-t-il, quel tort vous faites à ma pièce ! » La demoiselle, consternée de la réprimande, se mit à pleurer. Aussitôt il courut à elle, prit son mouchoir, essuya ses pleurs, et en répandit lui-même. » Ceci n’est que charmant, mais des passions furent causées par le spectacle. Un mariage suivit l’une d’elles, mais une autre provoqua une légèreté dont la victime fut enfermée dans un couvent pour le reste de sa vie. Une maladie de bel esprit se répandit dans la maison et faillit la gâter.

La piété s’alarmait de ces dangers. Si plusieurs évèques, parmi lesquels Bossuet, avaient cru pouvoir assister aux représentations, le curé de Versailles, Hébert, avait obstinément refusé d’y paraître, et les Dames de Saint-Cyr « n’y furent présentes que les yeux baissés et occupées à dire leur chapelet ». Mme de Maintenon, après avoir refusé de croire au danger, dut le reconnaître. Dès 1690, il n’y eut plus de représentations d’Esther publiques et en costumes. On se contentait de les reprendre quelquefois, avec l’habit de la maison, devant quelques dames.

Le privilège d’Esther donné aux Dames de Saint-Cyr défendait aux comédiens déjouer la pièce. Cette défense ne fut levée qu’au bout de trente-deux ans, le 8 mai 1721. « Le poème, disent les frères Parfaict, supérieurement rendu par les acteurs, ne fît pas tout l’effet qu’on s’en étoit promis. » Les comédiens en avaient retranché la musique et la plus grande partie des chœurs. C’était en affaiblir grandement l’impression, mais, intacte ou mutilée, Esther n’a guère trouvé plus de faveur auprès du public, lors des reprises, assez rares, qui en ont été faites. Il en est de cette élégie comme de Bérénice : elle s’écarte trop du ton habituel à la tragédie française pour causer au public le genre de plaisir auquel il s’attend. Mais c’était plutôt la faute du public que celle du sujet ou du poète. S’il est difficile d’accepter le jugement de Sainte-Beuve, à qui Esther « semble le fruit le plus naturel qu’ait porté le génie de Racine », il est certain que cette œuvre charmante et forte enrichissait la tragédie française d’une forme aussi neuve que belle. Si le lyrisme et l’inspiration religieuse sont déjà dans le Polyeucte de Corneille, Esther leur faisait une place dominante. Surtout, en bannissant l’amour du sujet, elle donnait un exemple singulièrement courageux et qui aurait pu être fécond.

Les mêmes circonstances permettaient à Racine d’appliquer une fois de plus cette poétique originale et hardie dans Athalie, son chef-d’œuvre. Les représentations à d’Esther n’avaient pas encore excité l’inquiétude des rigoristes, lorsque le poète, « mis en goût, selon les expressions de Mme de Caylus, voulut composer une autre pièce, et le sujet d’Athalie, c’est-à-dire la mort de cette reine et la reconnoissance de Joas, lui parut le plus beau de tous ceux qu’il pouvoit tirer de l’Écriture Sainte ». Entreprise d’enthousiasme dans les premiers mois de 1689, la pièce était terminée, semble-t-il, au mois de novembre 1690.

Malheureusement, entre le moment de joie créatrice où Athalie avait été commencée et celui où elle se trouvait prête pour la représentation, les sentiments de Mme de Maintenon avaient changé, et celle des tragédies de Racine à qui l’éclat de la mise en scène était le plus nécessaire allait se trouver privée de ce secours. Non seulement la protectrice de Saint-Cyr était effrayée par l’effet d’Esther sur les élèves et les observations de ses pieux conseillers, mais les ennemis de Racine, surpris une première fois, avaient eu le temps d’agir : « non contents de travailler les gens de bien, ils écrivirent plusieurs lettres anonymes ». Mme de Maintenon « fit seulement venir à Versailles, une ou deux fois, les actrices pour jouer dans sa chambre, devant le Roi, avec leurs habits ordinaires ».

Au rapport de Mme de Caylus, « cette pièce est si belle que l’action n’en fut pas refroidie ». En tout cas, l’admiration que méritait l’incomparable chef-d’œuvre n’eut aucun écho hors de Saint-Gyr et de la chambre du roi. Lorsque, au mois de mars suivant, la pièce fut imprimée, elle ne provoqua que d’ineptes épigrammes. Même les plus intimes amis de Racine n’en sentirent pas tout le prix. Le grand Arnauld l’approuvait fort, mais il lui préférait Esther, comme plus édifiante. Seul Boileau jugea bien. Racine, dit son fils, « étonné de voir que sa pièce, loin de faire dans le public l’éclat qu’il s’en étoit promis, restoit presque dans l’obscurité, s’imagina qu’il avoit manqué son sujet ; et il l’avouoit sincèrement à Boileau, qui lui soutenoit au contraire qu’Athalie étoit son chef-d’œuvre : « Je m’y connois, lui disait-il, et le public y reviendra ».

Il y revint, en effet, et aussi la cour, mais le poète était mort. En 1702, Athalie était jouée à Versailles, cette fois « avec tous les ornements et les chœurs mis en musique depuis longtemps par M. Moreau, qui avoit fait ceux d’Esther », mais non plus avec les élèves de Saint-Cyr. La pièce avait été distribuée aux plus grands seigneurs, entourant la duchesse de Bourgogne, qui faisait Josabeth. En 1716, le 3 mars, les comédiens la jouaient à Paris avec l’autorisation du Régent, qui, en 1702, avait tenu le rôle d’Abner. Malgré la suppression des chœurs, il semble qu’elle eut un succès digne d’elle ; du moins, les acteurs furent seuls l’objet de jugements contradictoires. À mesure que le siècle marchait, l’admiration grandissait, et elle était assez forte pour triompher de l’esprit philosophique. Voltaire en voulait beaucoup à Joad. Cependant, tout en s’élevant contre le « fanatisme » du grand prêtre, il appelait Athalie « l’ouvrage le plus approchant de la perfection qui soit jamais sorti de la main des hommes ». Il y voyait « le chef-d’œuvre de l’esprit humain ».

Contentons-nous de dire avec Sainte-Beuve : « Athalie, comme art, égale tout. » L’expérience dramatique de Racine, la maturité de son génie, le flot de poésie amassé dans son âme par onze années de recueillement, son admiration pour la Bible et pour l’antiquité grecque, — car le souvenir de l’Ion d’Euripide entrait pour une part dans le caractère de Joas, — son cœur et son esprit, son art et sa foi avaient contribué à cette merveilleuse inspiration.

Il faut voir comme un épilogue d’Esther et d’Athalie dans les quatre Cantiques spirituels, imités de l’Écriture, que Racine composait quelques années après, en 1694. La veine lyrique épanchée dans les chœurs des deux pièces lui avait laissé comme un trop-plein qu’il a déversé dans ses cantiques. On les ajustement appelés le « chant du cygne », car ils sont ses derniers vers. Ils égalent les chœurs par la pure beauté de la forme ; ils les surpassent par la force vibrante de la pensée. Racine n’a rien écrit avec plus de sincérité, car il y montrait son âme même, sans le voile de la fiction, et ils respirent une ardeur de foi virile que ne pouvaient offrir les plaintes touchantes des vierges de Sion. Après les chefs-d’œuvre lyriques du romantisme, on peut rabattre quelque chose de l’admiration exprimée sur les chœurs d’Esther par le xviiie siècle, médiocre juge en fait de poésie. Les Cantiques spirituels, au contraire, soutiennent la comparaison avec les plus belles pièces religieuses de Lamartine. Ils sont aussi inspirés, aussi harmonieux et plus serrés de composition.

Les représentations d’Esther et d’Athalie marquent la plus haute faveur de Racine. À partir de ce moment, il semble qu’elle ait décliné et que, si le poète n’a pas connu la disgrâce positive et, à plus forte raison, s’il n’est point mort du chagrin que lui aurait causé le mécontentement du roi, il a été obligé de se défendre et a conçu une vive douleur d’avoir déplu.

Ce déclin semble avoir eu deux causes, également honorables.

Louis XIV détestait les jansénistes autant que les protestants. S’il ne les a pas persécutés avec la même atrocité, c’est que, moins nombreux et ne résistant à l’Eglise que sur des points secondaires du dogme, ils offraient moins de prise aux rigueurs. Or, depuis sa réconciliation avec ses anciens amis. Racine entretenait avec eux les relations les plus étroites et les moins cachées. Il visitait fréquemment Nicole et l’assistait dans sa dernière maladie. Le grand Arnauld, réfugié à l’étranger, lui écrivait : « Je me flatte qu’il n’y a guère personne que vous aimiez plus que moi. » Racine négociait son retour et le consultait sur ses ouvrages. Lorsque le cœur de l’exilé fut porté à Port-Royal, Racine, seul parmi les amis du dehors, assistait à la cérémonie. Il célébrait la mémoire du grand docteur par une épitaphe et une inscription pour son portrait. Il allait faire des retraites à Port-Royal, y conduisait tous les ans sa famille à la procession du Saint Sacrement et y faisait admettre deux de ses filles comme pensionnaires, avec l’espoir de les voir rester dans la maison. Il saisissait avec empressement toutes les occasions de servir la communauté, rédigeait pour elle des mémoires justificatifs et se faisait son avocat auprès de l’archevêque de Paris. Il écrivait un Abrégé de l’histoire de Port-Royal, sobre et ferme, que Boileau « regardoit comme le plus parfait morceau d’histoire que nous eussions dans notre langue ».

Louis Racine estime que le roi « ne parut jamais désapprouver cette conduite ». Il est certain, au contraire, qu’elle lui déplaisait. Il finit par le laisser voir, et de manière à effrayer grandement Racine, car, le 4 mars 1698, le poète écrivait à Mme de Maintenon, en s’expliquant sur diverses affaires dont il va être parlé : « J’apprends que j’en ai une autre bien plus terrible sur les bras et qu’on m’a fait passer pour janséniste dans l’esprit du Roi… Je sais que, dans l’idée du Roi, un janséniste est tout ensemble un homme de cabale et un homme rebelle à l’Église. » Il se défendait contre ce grief avec une conviction, une maladresse et un courage également touchants. Loin de renier ses amis, il s’efforçait de prouver sa propre innocence en établissant la leur. Or, on sait les sentiments de Louis XIV à leur égard.

D’autre part, Louis Racine raconte que Mme de Maintenon, s’étant fait remettre par le poète un mémoire sur les moyens propres à soulager la misère du peuple, en lui promettant le secret, n’osa pas refuser le nom de l’auteur au roi, qui « parut désapprouver qu’un homme de lettres se mêlât de choses qui ne le regardoient pas » et ajouta même, non sans quelque air de mécontentement : « Parce qu’il sait faire parfaitement les vers, croit-il tout savoir ? et parce qu’il est grand poète, veut-il être ministre ? » Une cause analogue, aussi généreuse, devait provoquer en 1707 la disgrâce de Vauban.

Enfin, dans la lettre déjà citée. Racine exprimait la crainte qu’un mémoire qu’il avait fait remettre à Louis XIV, pour obtenir le dégrèvement d’une taxe sur sa charge de secrétaire du roi, n’eût déplu. Mais ce n’était point là, comme on l’a vu, son principal souci. Il craignait surtout d’être en défaveur pour cause de jansénisme et de cabale ; il le craignait jusqu’au désespoir : « Pour la cabale, disait-il, qui est-ce qui n’en peut point être accusé, si on en accuse un homme aussi dévoué au Roi que je suis, un homme qui passe sa vie à penser au Roi, et à inspirer aux autres les sentiments d’amour et d’admiration qu’il a pour le Roi ? » Il terminait sa lettre par cette plainte : « Je vous assure. Madame, que l’état où je me trouve est très digne de la compassion que je vous ai toujours vue pour les malheureux. »

Si l’on ne trouve pas dans cette lettre le langage d’un courtisan disgracié, où le trouvera-t-on ? Pourtant, la disgrâce de Racine à été mise en doute ; on n’y a vu qu’une « sorte de roman ou de mélodrame populaire ». Sur les trois motifs allégués par Louis Racine, un seul a été retenu, le moins favorable pour Racine, le mémoire sur la taxe qui, selon ses expressions, « dérangeait ses petites affaires ». Somme toute, les objections produites n’infirment sur aucun point le récit très circonstancié de Louis Racine. Une anecdote le complète, Mme de Maintenon, apercevant un jour le poète dans le parc de Versailles, « s’écarta dans une allée pour qu’il l’y pût joindre » et lui dit : « Laissez passer ce nuage, je ramènerai le beau temps. » Mais, dans ce moment, on entendit le bruit d’une calèche : « C’est le roi qui se promène, s’écria Mme de Maintenon, cachez-vous ! » Et Racine « se sauva dans un bosquet ». Tout ce que l’on peut admettre, c’est que la disgrâce ne fut pas déclarée et que, comme il arrivait souvent à Versailles, le courtisan qui avait eu le malheur de déplaire conservait les marques extérieures d’une faveur ruinée dans l’esprit du roi. Ainsi, Racine continuait à être des Marly, mais, pour le faire pardonner entièrement, il fallut sa mort.

À cette mort, le chagrin éprouvé par Racine ne dut pas être étranger. Peu après sa lettre à Mme de Maintenon, au mois d’avril 1698, il était atteint d’un érysipèle. Au mois de septembre suivant, il commençait à souffrir d’un abcès au foie. Dès lors, il ne fit plus que languir. Bientôt il se sentit perdu. « Il avoit eu toute sa vie d’extrêmes frayeurs » de la mort ; lorsqu’il la vit prochaine, « il s’y prépara avec la plus grande fermeté ». Elle arriva le 21 avril 1699, entre trois et quatre heures du matin. Il la reçut, muni des sacrements que lui avait apportés un prêtre de Saint-André-des-Arcs. Il faut lire, dans les Mémoires de Louis Racine et les lettres de Willard, le détail de ces derniers jours et de cette fin, belle et touchante entre toutes.

En apprenant la maladie de Racine, Louis XIV avait marqué du chagrin. Dangeau notait dans son journal : « Le Roi même paroît affligé de l’état où il est, et s’en informe avec beaucoup de bonté. » Cet intérêt royal aurait suffi, à lui seul, pour exciter celui des courtisans ; aussi Willard pouvait -il écrire : « Les grands qui étoient tous les jours chez lui durant sa maladie, montroient bien par leurs soins combien ils le chérissoient et combien ils craignoient sa mort. » Quelques jours après, à Versailles, Louis XIV disait à Boileau , dès qu’il l’apercevait : « Despréaux, nous avons beaucoup perdu, vous et moi, à la mort de Racine. « Boileau lui-même mandait à Brossette : « Sa Majesté m’a parlé de M. Racine d’une manière à donner envie aux courtisans de mourir, s’ils croyoient qu’Elle parlât d’eux de la sorte après leur mort. »

À ce moment, Louis XIV oubliait le jansénisme de Racine. Il l’oubliait assez pour accorder une pension de deux mille livres à sa veuve et à ses enfants, et surtout pour permettre que ses dernières volontés fussent remplies. Racine avait écrit dans son testament : « Je désire qu’après ma mort mon corps soit porté à Port-Royal des Champs, et qu’il y soit inhumé dans le cimetière, aux pieds de la fosse de M. Hamon. » Il devait reposer en cet endroit jusqu’au 1 décembre 1711, sous une pierre où Boileau avait fait graver une épitaphe latine qui, en quelques lignes, est une exacte biographie et un jugement complet. À cette date, chassés du cimetière par la profanation qui le détruisait, ses restes furent recueillis à l’église Saint-Étienne-du-Mont, où sa femme devait aussi être inhumée. En 1818, sa pierre tumulaire, longtemps abandonnée parmi les ruines de Port-Royal, y fut transportée. Un courtisan fort plat et fort médisant, le comte de Roucy, avait dit, sur les dernières dispositions de Racine : « Il ne se seroit pas fait enterrer à Port-Royal de son vivant. » Cela n’était que spirituel. De son vivant, Racine avait fait plus et mieux.

Si l’on essaye de dégager le trait principal du caractère de Racine, celui qui commande et explique les autres, on trouve la sensibilité ; sensibilité du cœur et de l’esprit, qui lui donne la foi religieuse et la passion de la poésie, le besoin du bien et du beau, lui inspire l’affection pour ses maîtres et l’éloigne d’eux lorsqu’ils veulent contraindre ses penchants, l’égare dans l’amour profondément éprouvé, le ramène au bien par le remords, le repose dans les affections de famille, le rend impatient et prompt à la riposte avec ses ennemis, docile et reconnaissant avec ses amis, le conduit de la malignité à la bonté. C’est la sensibilité qui, en poésie, le fait passer du goût précieux au goût antique et, finalement, l’élève au niveau de la grandeur biblique. Cette sensibilité est tantôt tendresse et tantôt ironie, tantôt grâce élégante, tantôt grandeur tragique, tantôt pudeur et tantôt passion. Boileau a pu dire que Racine était venu à la vertu par la religion, après que « son tempérament » l’eut égaré. Cela est vrai, en ajoutant que sa manière d’entendre la religion venait aussi de son tempérament, c’est-à-dire de sa sensibilité. Ses défauts avaient la même source que ses qualités ; les mêmes penchants, soumis au bien, produisaient chez lui la bonté, la paix du cœur, la résignation et l’austérité.

Racine a eu des torts dans son caractère et dans sa conduite, dans sa vie et dans ses œuvres. Il a été ingrat pour ses maîtres, impatient avec Molière, irrespectueux avec Corneille, dur pour le souvenir de la Champmeslé, flatteur pour le roi. Mais il a réparé ou compensé ces fautes, et toujours elles eurent leur explication ou leur excuse dans une erreur de sensibilité. Il a donné dans le faux goût ; il a voilé une force qui eût gagné parfois à moins d’enveloppement ; il a eu quelque timidité de forme et un excès de poli. Mais la même délicatesse qui l’avait égaré le ramenait vite, et elle lui évitait les excès où pouvait le conduire la hardiesse de ses sujets.

Peu de caractères et de génies sont de qualité aussi fine et aussi forte, aussi noble et aussi pure. Ce grand homme était un homme, et ce grand poète un homme de lettres. Mais il n’y a guère d’écrivains qui, avec les défauts inséparables de notre nature et de sa profession, offrent autant à admirer et aussi peu à blâmer.