Résurrection (trad. Bienstock)/Partie I/Chapitre 49

Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 36p. 337-342).


XLIX

« Oui, voilà ce qui en est. Ce qui en est », songeait Nekhludov, en sortant de la prison, comprenant seulement maintenant, l’étendue de sa faute. S’il n’avait pas tenté de la réparer, de la racheter, jamais il n’en eût senti toute la profondeur, et elle non plus n’eût pas senti l’immensité du mal qu’il lui avait fait. À présent seulement, tout cela apparaissait dans son horreur. Maintenant seulement il s’apercevait des ravages causés par lui dans l’âme de cette femme ; et celle-ci avait vu et compris ce qu’on avait fait d’elle. Jusque-là il s’était amusé à s’attendrir sur soi-même et son expiation lui avait semblé un jeu, mais à présent il en ressentait de l’épouvante. L’abandonner, maintenant, il le sentait, il ne le pouvait pas, et cependant il lui était impossible de s’imaginer ce qui pourrait résulter de ses relations avec elle.

À la sortie de la prison, de Nekhludov s’approcha un surveillant, tout couvert de croix et de médailles, un homme à la mine sournoise et déplaisante, qui mystérieusement, lui glissa un papier dans la main.

— Voici pour Votre Excellence, c’est une lettre d’une certaine personne… — dit-il en tendant une enveloppe à Nekhludov.

— Quelle personne ?

— Prenez la peine de lire, vous verrez. Une détenue politique. Je suis leur gardien. Alors, voilà, elle m’a prié. C’est défendu, mais par humanité… — ajouta le surveillant d’un ton faux.

Nekhludov, bien que surpris de voir un des gardiens des détenus politiques se charger d’une pareille commission, dans la prison même, presque en vue de tous, ne se doutant pas alors que ce surveillant était un espion, néanmoins prit le papier et le lut une fois dehors. Au crayon, à la hâte, et sans ratures, on avait écrit les lignes suivantes : « Ayant appris que vous venez à la prison et que vous vous intéressez à une détenue de la section criminelle, je désirerais vivement m’entretenir avec vous. Demandez l’autorisation de me voir. On vous l’accordera, et je vous dirai des choses importantes et pour votre protégée et pour notre groupe. Votre reconnaissante : Véra Bogodoukhovskaia. »

Véra Bogodoukhovskaia était institutrice dans un village perdu du gouvernement de Novgorod à une époque où Nekhludov y était venu avec des amis pour chasser l’ours. Elle avait demandé à Nekhludov de lui donner de l’argent afin de pouvoir aller étudier à l’Université. Nekhludov lui avait donné cet argent, et depuis il l’avait complètement oubliée. Et voilà que maintenant détenue politique, elle était en prison, et ayant sans doute appris son histoire, lui proposait ses services.

Comme tout était simple et facile alors. Et comme tout maintenant était compliqué et pénible. Nekhludov se rappela avec joie le jour où il avait rencontré Véra Bogodoukhovskaia. C’était la veille du carnaval, dans un village perdu, à soixante verstes du chemin de fer. La chasse avait été heureuse ; on avait tué deux ours, dîné, et au moment de repartir, le patron de l’izba dans laquelle ils s’étaient arrêtés, était venu dire que la fille du diacre demandait à parler au prince Nekhludov.

— Jolie ? — avait demandé quelqu’un.

— Pas de bêtises, — avait répondu Nekhludov. Puis, avec une mine sérieuse, il s’était levé de table, s’était essuyé la bouche et était sorti, ne s’imaginant pas ce que pouvait bien lui vouloir une fille de diacre.

Vêtue d’une légère pelisse et coiffée d’un chapeau de feutre, une jeune fille musculeuse, au visage maigre et laid, où seuls les yeux, aux sourcils élevés, avaient quelque beauté, se tenait dans la chambre.

— Véra Éfrémovna, voici le prince, parlez-lui, je vous laisse, — avait dit la femme du paysan.

— Que puis-je pour vous ? avait demandé Nekhludov.

— Je… je… Voyez-vous, vous êtes riche, vous jetez votre argent à tort et à travers pour la chasse, je sais cela — avait repris la jeune fille avec beaucoup d’embarras, — et moi je ne désire qu’une chose, me rendre utile aux autres, et je ne puis rien parce que je ne sais rien.

Ses yeux étaient bons et francs ; son visage exprimait à la fois tant de résolution et de timidité que Nekhludov, comme il lui arrivait souvent, s’était tout de suite mis à sa portée, l’avait comprise et il en avait eu pitié.

— Que puis-je faire pour vous ?

— Je suis institutrice, je voudrais aller à l’Université et on ne m’y laisse pas. Plutôt ce n’est pas qu’on s’y oppose, mais il me faut des moyens. Donnez-moi quelque argent, je vous le rendrai quand j’aurai fini mes études. Je me dis : les gens riches tuent des ours, font boire les paysans, et tout cela est mal ; pourquoi ne feraient-ils pas aussi un peu de bien ? Je n’ai besoin que de quatre-vingts roubles. Et si vous ne voulez pas, ça m’est égal, — conclut-elle avec humeur.

— Au contraire, je vous suis reconnaissant de l’occasion… Je vais vous les apporter tout de suite, — avait dit Nekhludov.

Il était entré dans le vestibule et avait aperçu un de ses amis qui écoutait la conversation. Sans répondre aux plaisanteries de ses camarades, il était allé prendre l’argent dans sa sacoche et l’avait porté à la jeune fille.

— Je vous en prie, ne me remerciez pas. C’est plutôt à moi de vous remercier.

Maintenant, Nekhludov se rappelait tout cela avec plaisir : comment il avait failli se quereller avec un officier, qui s’était mis à plaisanter au sujet de cet incident ; comment l’avait approuvé un autre de ses camarades avec lequel, à cause de cela, il s’était lié d’amitié ; comment toute la chasse était heureuse et gaie ; et comment lui-même s’était senti joyeux, pendant qu’il retournait, la nuit, à la station du chemin de fer. Par paires, les traîneaux glissaient silencieusement le long du chemin de la forêt de sapins, bas ou élancés, lourds de neige. Quand un des chasseurs allumait une cigarette parfumée, une lueur rouge éclatait dans l’obscurité. Ossip, le rabatteur, courait d’un traîneau à l’autre, s’enfonçant dans la neige jusqu’aux genoux ; il parlait aux chasseurs des élans qui, à cette saison, erraient sur la neige profonde et se nourrissaient de l’écorce des trembles ; il leur parlait aussi des ours reposant au chaud, à cette heure, dans les creux de leurs tanières. Nekhludov se rappelait tout cela, mais bien plus encore l’impression si agréable que lui donnait alors la conscience de sa santé, de sa force et de son insouciance. La respiration soulevant la pelisse, l’air froid et sec, la neige tombant des branches secouées par l’arc du traîneau, le corps chaud, le visage frais, l’âme libre de soucis, de remords, de craintes et de désirs. Comme c’était bon ! Et maintenant ? Mon Dieu, comme tout maintenant est douloureux et pénible.

Évidemment, Véra Efrémovna était devenue une révolutionnaire et s’était fait mettre en prison. Il fallait la voir, surtout parce qu’elle avait promis un conseil pour adoucir la situation de Maslova.