Résurrection (trad. Bienstock)/Partie I/Chapitre 48

Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 36p. 330-336).


XLVIII

Le surveillant qui avait amené Maslova s’assit à l’écart sur le rebord de la fenêtre. Pour Nekhludov, la minute décisive était venue. Il n’avait cessé de se reprocher de ne lui avoir pas dit lors de son entrevue avec elle la chose principale : son intention de l’épouser. Cette fois il était fermement décidé à le lui dire. Elle était assise d’un côté de la table, Nekhludov s’assit de l’autre, en face d’elle. La pièce où ils se trouvaient était claire et Nekhludov put de près et pour la première fois examiner son visage : les rides autour des yeux et de la bouche et le gonflement des paupières. Et sa pitié pour elle s’en augmenta.

S’accoudant devant la table, de façon à ne pas être entendu du surveillant, un homme au type juif et aux favoris grisonnants qui était assis près de la fenêtre, il se pencha vers Maslova et lui dit :

— Si le pourvoi en cassation ne réussit pas, nous adresserons un recours en grâce à l’Empereur. Nous ferons tout ce qui sera possible.

— Si on avait fait cela plus tôt ; si j’avais eu un bon avocat… — l’interrompit-elle. — Mon défenseur était un vrai sot et ne s’occupait que de me faire des compliments, — ajouta-t-elle en se mettant à rire. Si l’on avait su que vous me connaissiez, c’eût été autre chose, tandis que sans cela tous se disent : qu’est-ce ? une voleuse !

« Comme elle est bizarre aujourd’hui ? » — songea Nekhludov ; cependant il allait dire ce qu’il voulait lorsqu’elle reprit :

— Et moi j’ai quelque chose à vous dire. Il y a dans la prison une petite vieille qui fait l’admiration de tout le monde ; une petite vieille excellente, qui est emprisonnée, bien qu’innocente. On l’a condamnée avec son fils ; et tout le monde sait qu’ils sont innocents, bien qu’on les ait accusés d’avoir mis le feu. Alors, — continua Maslova en tournant la tête et le regardant, — ayant su que je vous connaissais, elle m’a dit : « Dis-lui de faire venir mon fils qui lui expliquera tout. Leur nom de famille Menchov. Vous le ferez, n’est-ce pas ? Si vous saviez, une petite vieille si excellente. On voit tout de suite qu’elle n’est pas coupable. N’est-ce pas, mon cher, que vous vous en occuperez — dit-elle, tantôt, le regardant, tantôt baissant les yeux, avec un sourire.

— C’est bien ; je m’en occuperai, je m’informerai ; — dit Nekhludov, de plus en plus étonné de cette loquacité. — Mais c’est d’une affaire personnelle que je veux vous entretenir. Vous rappelez-vous ce que je vous ai dit l’autre jour ? demanda-t-il.

— Vous m’avez dit tant de choses. Que m’avez-vous dit ? — demanda-t-elle sans cesser de lui sourire et de tourner la tête tantôt d’un côté tantôt d’un autre.

— Je vous ai dit que j’étais venu vous prier de me pardonner, — dit-il.

— Eh quoi ! vous pardonner, c’est inutile… vous feriez mieux…

— J’ai encore à vous dire, — poursuivit Nekhludov, — que je veux réparer ma faute, non par des paroles mais par des actes. Je suis résolu à vous épouser…

Le visage de Maslova, soudain, exprima de l’effroi. Ses yeux cessèrent de loucher et le regardèrent sans le voir.

— Et pourquoi faire ? demanda-t-elle d’un ton mauvais, en fronçant les sourcils.

— J’ai le sentiment que, devant Dieu, je dois agir ainsi.

— Quel Dieu avez-vous imaginé ? De quoi parlez-vous ? Dieu ? Quel Dieu ? Vous auriez mieux fait de penser à Dieu, autrefois… — dit-elle en s’arrêtant, la bouche ouverte.

Nekhludov sentit alors la forte odeur d’eau-de-vie qui s’exhalait de sa bouche, et il comprit la cause de son excitation.

— Calmez-vous, dit-il.

— Je n’ai pas besoin de me calmer, tu crois que je suis ivre ? Eh bien oui, je suis ivre, mais je sais ce que je dis ! — répliqua-t-elle tout d’un trait, et le sang lui monta au visage. — Moi je suis une galérienne, une garce, et toi un seigneur, un prince ; tu n’as pas à te commettre avec moi. Va-t’en rejoindre tes princesses : quant à moi, mon prix est dix roubles.

— Si cruelles que soient tes paroles, elles ne sont rien auprès de ce que je ressens moi-même, — murmura Nekhludov tout tremblant. — Tu ne peux te figurer combien j’ai conscience de ma faute envers toi…

— Conscience de ta faute… — reprit-elle méchamment. — Tu n’en avais guère conscience, quand tu m’as glissé les cent roubles… C’était le prix que tu m’estimais…

— Je sais, je sais, mais que faire à présent ? — dit Nekhludov. — Je me suis juré de ne pas t’abandonner. Je l’ai dit et je le ferai.

— Et moi je te dis que tu ne le feras pas, — s’écria-t-elle avec un rire bruyant.

— Katucha ! prononça-t-il, en lui prenant la main.

— Va-t’en. Je suis une galérienne, toi un prince, tu n’as rien à faire ici, — s’écria-t-elle toute défigurée par la colère, en retirant sa main. Tu veux te sauver par moi, — continua-t-elle se hâtant de dire tout ce qu’elle avait sur le cœur. — Pour toi j’ai été un objet de plaisir, et c’est grâce à moi, maintenant, que tu veux gagner ton salut dans l’autre monde ! Tout de toi m’inspire le dégoût : ton lorgnon, toute ta sale figure luisante. Va-t’en, va-t’en ! — cria-t-elle, et d’un mouvement énergique, elle se redressa.

Le surveillant s’approcha d’eux.

— Pourquoi fais-tu du scandale. Cela ne se fait pas…

— Laissez, je vous prie, — dit Nekhludov.

— Il ne faut pas qu’elle s’oublie, — fit le surveillant.

— Je vous en prie, attendez encore — pria Nekhludov.

Le gardien retourna vers la fenêtre.

Maslova se rassit, baissa les yeux, et se mit à serrer fortement les doigts repliés de ses mains petites.

Nekhludov debout près d’elle ne savait que faire.

— Tu ne me crois pas, dit-il.

— Que vous voulez m’épouser, cela jamais. J’aimerais mieux me pendre ! Voilà.

— Et tout de même je m’occuperai de toi.

— Ça, c’est votre affaire. Seulement je n’ai nul besoin de vous. Je vous le dis comme je le pense, fit-elle. — Pourquoi ne suis-je pas morte dans ce temps-là ! — ajouta-t-elle ; et elle éclata en sanglots plaintifs.

Nekhludov ne pouvait parler, les larmes le gagnaient aussi.

Elle releva les yeux, jeta vers lui un regard d’étonnement et se mit à essuyer avec son fichu les larmes qui coulaient sur ses joues.

Le surveillant s’approcha de nouveau, et fit observer que le moment était venu de se séparer.

Maslova se leva.

— Vous êtes agitée, aujourd’hui. Je reviendrai demain, si c’est possible. En attendant vous réfléchirez, — dit Nekhludov.

Elle ne répondit rien, et, sans le regarder, sortit derrière le surveillant.

— Eh bien, ma fille, la chance tourne, — dit Korableva à Maslova, quand celle-ci rentra dans la salle. — Évidemment il est bien toqué de toi. Ne perds pas de temps pendant ses visites. Il saura bien te tirer d’ici. Aux riches tout est possible.

— Ça c’est vrai, — intervint la garde-barrière, de sa voix chantante. — Le pauvre ne trouve même pas une nuit pour se marier, mais tout ce que l’homme riche désire arrive comme il veut. Il y en avait un chez nous, ma belle, alors voici ce qu’il a fait…

— Lui as-tu parlé de mon affaire ? — demanda la vieille.

Sans répondre à personne, Maslova s’étendit sur sa planche, et, les yeux loucheurs fixés sur le coin, resta étendue jusqu’au soir. Un douloureux travail s’opérait en elle. Ce que lui avait dit Nekhludov l’avait ramenée dans ce monde où elle avait souffert, d’où elle s’était enfuie, et qu’elle s’était mise à haïr sans le comprendre. Maintenant, cet oubli dans lequel elle avait vécu s’était dissipé, mais le clair souvenir du passé lui était trop pénible.

Le soir elle acheta de nouveau de l’eau-de-vie et s’enivra avec ses compagnes.